Tenir toute l’étendue de la distance
Keamogetse Mosienyane réfléchit aux cartes postales d’Arthur Erickson en tant qu’annotations photographiques.
Au cours de ses premiers voyages en Europe et en Asie, les échanges épistolaires d’Arthur Erickson avec sa famille, ses cercles amicaux et professionnels ont joué un rôle essentiel dans la formulation d’un dialogue sur ses réflexions architecturales tout en cultivant la camaraderie. Les cartes postales, en particulier, lui offraient un moyen de partager des curiosités visuelles ponctuelles et de brèves réflexions qui complétaient ses lettres plus détaillées. Une observation en passant, un message attentionné, une perspective singulière, ou l’image d’un site admiré : ces cartes permettaient à Erickson de transmettre ses moments de voyage à ses proches. L’envoi de cartes postales est une pratique mémorielle, un geste qui, pour Erickson, ouvre une fenêtre pour ses destinataires sur le monde qu’il explore. D’une certaine façon, elles sont des invitations pour ses proches à partager certains épisodes de ses voyages.
La carte postale ci-dessus montre une vue sur la plaine du Yamato depuis le temple Ji Kô In à Nara, au Japon. Les poutres de bois « embrassent toute l’étendue de la distance, du bord du pin sur le côté à la longue horizontale de la haie en passant par le sable et la véranda, interrompue uniquement par un magnifique petit pin taillé de manière à révéler chaque branche et chaque aiguille », décrit Erickson dans une lettre à Gordon Webber en 19611. Lors de ce voyage au Japon, il passe beaucoup de temps dans divers jardins et temples traditionnels. Ji Kô In lui offre un cadre propice pour s’imprégner de pratiques de conception lentes et réfléchies, telles que l’art de la taille japonaise. Il note d’ailleurs : « Dans la taille japonaise, on laisse à chaque chose l’espace de respirer »2. Cette idéologie a plus tard influencé sa réflexion sur l’articulation entre la lumière, la cadence et l’espace. Ses voyages lui ont permis d’élargir sa vision du monde, à travers différentes perspectives et selon diverses échelles.
Erickson estimait que l’architecture devait engager un dialogue avec son environnement : aucun bâtiment ne devrait exister de manière isolée ni être dissocié du site sur lequel il est construit. Les cartes postales conservées dans ses archives donnent un contexte aux environnements qu’il a observés, agissant comme une forme d’écriture et de représentation du lieu. Sur l’une d’elles, il a inscrit une brève annotation : « C’était ma villa montagnarde privée pendant quelques jours ». Ce court texte, sans adresse ni nom de destinataire, paraît davantage destiné à annoter la photographie à des fins d’identification et d’archivage pour sa collection personnelle. De nombreuses cartes postales retrouvées dans ses archives restent vierges, sans note ni adresse. Certaines représentent des paysages, d’autres des monuments ou des œuvres d’art historiques. Erickson était lui-même un collectionneur de cartes postales, qui semblent représenter autant de souvenirs visuels des lieux visités et des monuments contemplés, en complément de ses riches archives photographiques.
La carte postale occupe une place singulière parmi les formes de représentation photographique, en tant qu’objet à la fois souvenir et document visuel. Leurs images, fréquemment idéalisées et immaculées, associées à leur commercialisation de masse, éclipsent souvent leur rôle dans la recherche historique et archivistique de paysages et de sites significatifs. Pourtant, comme en témoignent les archives d’Erickson, les photographies illustrant les cartes postales offrent une perspective ancrée dans le contexte local et un riche témoignage de l’histoire de l’architecture, permettant de combler « toute l’étendue de la distance » parcourue lors de ses voyages en tant que jeune architecte.
Traduit de l’anglais par Gauthier Lesturgie.