Ossatures et échafaudages

Theodora Vardouli sur le fonds Lionel March

« The ideas of March » article de journal tiré de Building Design, janvier 1972. ARCH287268. Fonds Lionel March, CCA. Don de la succession Lionel March

Lionel March était un habitué de la presse. Ses sorties bien senties à propos de l’éducation et de la recherche architecturales, l’urbanisme et l’utilisation du territoire, ainsi que leurs politiques, le tout combiné à son animation de groupes et institutions d’étude de premier ordre dans la sphère universitaire britannique, ont su attirer l’attention des médias, tant spécialisés que populaires. Dans le fonds Lionel March conservé au CCA, on trouve de la documentation témoignant de cette construction de sa personnalité médiatique. On y découvre des ébauches dactylographiées d’une émission de la BBC en trois parties sur Frank Lloyd Wright – sur qui March a travaillé en tant que boursier Harkness de 1962 à 1964 – et la démocratie, diffusée en janvier 19701. On y tombe sur un article pleine page titré « The Ideas of March » publié dans la revue d’actualité architecturale Building Design, avant-goût de son exposé visionnaire « Modern Movement to Vitruvius » au RIBA en 19722. Dans ce dernier, March, alors directeur du Centre for Land Use and Built Form Studies à l’Université de Cambridge, affirmait que les modèles mathématiques sont les annonciateurs d’une approche scientifique naissante, mais depuis longtemps attendue, de l’architecture. Dans une série de dossiers, dont deux que March a étiqueté « RCA Rake’s Progress », on feuillette une collection d’articles traitant de son tumultueux passage comme recteur au Royal College of Art (RCA), de son entrée en fonction à l’automne 1981 jusqu’à sa démission en 19833.


  1. Frank Lloyd Wright: an Architect in Search of Democracy – transcription radio, boîte 1970 208-2022-008 T, dossier 208-008-020, fonds Lionel March, CCA. Don de la succession Lionel March. 

  2. Publications par March 4, 1970-1976, boîte 208-2022-023 T, dossier 208-023-012, fonds Lionel March, CCA. Don de la succession Lionel March; March, Lionel, 1972. « Modern Movement to Vitruvius: Themes of Education and Research.  », Royal Institute of British Architects Journal, vol. 81 (3), p. 101-109. 

  3. Royal College of Art, Londres, correspondance 2, 1981–1983, boîte 208-2022-016 T, dossier 208-016-004, fonds Lionel March, CCA. Don de la succession Lionel March; Royal College of Art, Londres, correspondance 3, 1981-1983, boîte 208-2022-016 T, dossier 208-016-005, fonds Lionel March, CCA. Don de la succession Lionel March. 

« RCA the new man backs the new knowledge », profil de Lionel March dans le magazine Designer, juin 1981. ARCH289571. Fonds Lionel March, CCA. Don de la succession Lionel March

À l’instar des tableaux de Hogarth et des opéras de Stravinsky qui ont inspiré certains titres narquois des dossiers du RCA, leur contenu – coupures de journaux, correspondances avec les échelons supérieurs de l’administration, notes personnelles – décrit des scènes de grandeur et de misère avec un grand luxe de détails1. En 1981, alors que le RCA est en crise après un rapport accablant du ministère de l’Éducation et de la Science sur son incapacité à former des concepteurs industriels de niveau professionnel, le besoin de réformes paraît urgent. Dans l’un des dossiers du RCA, un portrait de magazine annoté à la main « Vogue Jan » vante « le grand dynamisme […] l’énergie et l’enthousiasme » de March et parle de lui comme « l’homme capable d’insuffler la vision  ». March, comme l’avance un journaliste, est l’« homme nouveau » pour « promouvoir le nouveau savoir  ». Deux ans seulement après et quelques coupures plus tard, un texte du Sunday Times évoque des « cassures au sein du collège de design britannique » résultant de « conflits de personnalités  ». Les querelles, l’insistance de March à mettre l’accent sur la conception et la fabrication assistées par ordinateur dans un milieu institutionnel traditionnellement orienté vers les métiers d’art, en plus de sa relation équivoque avec l’industrie, peut-on lire dans d’autres articles, conduisent à sa démission.


  1. March connaissait intimement l’œuvre de Stravinsky : il avait créé des implantations de décors, des costumes et des éléments graphiques pour la première anglaise du Cambridge University Opera Group à l’Arts Theatre de Cambridge (1956) ainsi que pour sa présentation par la New Opera Company au Sadler’s Wells Theatre à Londres (1959). 

Profil de Lionel March dans le magazine Vogue, vers 1981. ARCH289552. Fonds Lionel March, CCA. Don de la succession Lionel March

Les dossiers relatifs au RCA sont si nombreux et en multiples exemplaires, qu’il peut arriver facilement de passer outre un document d’une page, notamment une lettre en apparence sans réponse sans lien direct avec l’intrigue captivante de ce drame institutionnel. Je ne crois pas que March ait jamais répondu à l’invitation de Mia Gullperel, journaliste responsable de rubrique pour le News Group Ltd., entreprise qui publie le tabloïd The Sun. Il n’y a nulle trace d’un courrier en ce sens ni d’une coupure de presse pour un article. « En cette année pour les personnes handicapées, commence la missive, nous souhaitons attirer l’attention du public sur le fait que nombre d’entre elles peuvent mener une vie épanouie et productive . » La date de l’invitation, le 20 novembre 1981, la situe à la fin de l’Année internationale pour les personnes handicapées proclamée par l’Assemblée générale des Nations Unies sous le thème « La pleine participation et l’égalité ». « À l’exemple de Beethoven et sa surdité et de Neil Armstrong et son acrophobie, poursuit la lettre, nous avons tous matière à nous réjouir lorsqu’une personne ayant une limitation telle que la vôtre parvient à de tels accomplissements dans le monde de l’art ». Condescendante s’il en est, la lettre est un exemple de stéréotype du « super-handicapé », terme employé de longue date par la communauté des gens vivant avec une déficience pour désigner, comme l’écrit Jessica Martucci, « la manière dont le handicap se retrouve souvent à alimenter des récits pleins de bons sentiments reçus comme inspirants par les personnes sans incapacité1 ». Nous sommes édifiés par l’« histoire touchante » de March, sa « capacité à surmonter tous les obstacles », son acte d’« authentique héroïsme » en devenant recteur du RCA malgré son handicap. March, apprenons-nous si nous parvenons à terminer la lecture, était daltonien.


  1. Martucci, Jessica, 2024, « The Supercrip in the Lab: Seeking Disabled Scientists in the History of Science », Osiris, vol. 39, p. 205-221. 

Invitation à Lionel March à participer à un article de presse sur les personnes handicapées, 20 novembre 1981. ARCH289649. Fonds Lionel March, CCA. Don de la succession Lionel March

Que faire de cette surprenante constatation, exprimée de manière si douteuse, si singulière dans les archives? En tant que spécialiste de March ayant interprété son travail sous l’angle des points de vue sur l’univers visuel, cette indication m’apparaît substantielle. Mais faut-il accorder du crédit à cette lettre, et à quel point cette affirmation importe-t-elle? À première vue, je m’imaginais que l’absence de témoignages d’archives sur la façon dont March percevait la couleur pourrait être contrebalancée par une profusion de corroborations personnelles. Je me suis donc tournée vers d’anciens proches collaborateurs de celui-ci, dont beaucoup occupent une place de choix dans ses archives. Leurs avis étaient partagés et, dans certains cas, assortis de mises en garde contre les manipulations délibérées effectuées par March sur son image publique dans la presse. Plusieurs m’ont confirmé sans équivoque le daltonisme de ce dernier; d’autres refusaient d’y croire. Mais tous m’ont parlé de ses peintures.

Lionel March, Croquis en série, vers 1980-1990. Encre noire, rouge, bleue et rose, mine de plomb et crayon bleu. ARCH289627. Fonds Lionel March, CCA. Don de la succession Lionel March © Lionel March Estate

Ces peintures, fruits d’une pratique artistique assidue s’étendant sur plusieurs décennies, ne sont pas conservées au CCA. Cependant, le fonds comprend une remarquable collection de notes manuscrites et d’esquisses sur papier millimétré avec lesquelles March préparait ses « pièces occasionnelles1 ». Généralement à l’acrylique sur toile et pour l’essentiel peints après son installation sur la côte Ouest des États-Unis en 1984, ces tableaux étaient réalisés pour souligner des événements particuliers (des anniversaires, le plus souvent) et offerts à ses proches – sa fille Candida, ses petits-fils Sam et Tyler, Alexandra, fille de George Stiny et Terry Knight, théoriciens des grammaires de forme et amis intimes, pour n’en citer que quelques-uns. Chaque pièce est une superposition minutieusement planifiée de typographie – le nom du ou de la destinataire y est orthographié – et de couleur. March y stylise les lettres pour qu’elles s’insèrent dans une grille, les permute et les recouvre jusqu’à la limite de l’identifiable, et attribue des couleurs aux espaces émergents selon des associations complexes entre systèmes de numération, constructions numérologiques (le carré magique de Saturne), cercles chromatiques (March était un lecteur de l’Optique de Newton), harmonies et symétries musicales (la gamme dorienne), significations symboliques (« 2, écrit-il, le premier chiffre pair est caractéristiquement féminin ») et références mythologiques (de Héra à Osiris). Un jeu époustouflant d’analogies et de cartographies.


  1. Esquisses et plans d’art en série, vers les années 1980–1990, boîte 208-2022-024 T, dossier 208-024-011, fonds Lionel March, CCA. Don de la succession Lionel March. 

Au-delà de l’aspect intime, humoristique et excessif de ces œuvres personnelles se manifeste une quête, ou plutôt un questionnement, autour des similitudes entre art, architecture et musique. Tout au long de sa carrière universitaire, March va se faire l’avocat de l’utilisation des modèles mathématiques pour mettre en lumière des concordances entre domaines différents. Comme directeur du Centre for Land Use and Built Form Studies et en concordance avec les visions d’unification des sciences et des arts grâce aux systèmes, il se fait le chantre de l’isomorphisme (analogie de forme) en tant que programme intellectuel pour la recherche architecturale. Associant cette position au rejet volontairement iconoclaste de l’« art du dessin » et à des mises en garde contre le pouvoir de séduction de l’apparence, March encourage à l’immersion sous la surface visuelle et l’étude rigoureuse, par les mathématiques modernes, du « substrat rocheux mathématique sous-jacent », « des modèles structurels de l’objectivité derrière la subjectivité de la surface1 ».

L’intérêt de March pour ce socle solide commun servant de fondations à l’art, l’architecture et la musique se manifeste abondamment dans l’œuvre de celui-ci, de sa célèbre exposition de 1962 Experiments in Serial Art à l’Institute of Contemporary Art de Londres, à son discours d’adieu (« The Music of Colour … and the Number Seven », couplé à l’exposition Intervals and Chords) au RCA juste avant qu’il le quitte, et à sa conférence « Music of Colo(u)r » à UCLA peu après son arrivée2. « Music of Colo(u)r », intitulé emprunté à l’essai inédit d’Edmund George Lind (1894) envisage un socle de similitude entre ces deux sphères qui reconnaisse la différence entre le comportement et la perception du son et de la lumière. S’inspirant de Kazuo Kondo – un mathématicien japonais dont la profonde spiritualité et l’ironie ne sont pas sans rappeler March lui-même –, ce dernier y promeut une indépendance de l’analogie des faits empiriques et du monde expérientiel3.


  1. March, Lionel, Peter Dickens et Marcial Echenique, 1971, « Models of Environment: Polemic for a Structural Revolution », Architectural Design, vol. 71 (5), p. 275.  

  2. Discours Music of Color, Royal College of Art, Londres, 1984–1985, boîte 208-2022-025, dossier 208-025-002, fonds Lionel March, CCA. Don de la succession Lionel March.  

  3. Résumé de la conférence « Music of Colour » dans ibid.; sur Kazuo Kondo, voir Croll, G. J. 2007, « The Natural Philosophy of Kazuo Kondo », arXiv, History and Overview

Lionel March, Geometric forms diagram for Music of Color Lecture by Lionel March at UCLA, 1984-1985. ARCH289640. Fonds Lionel March, CCA. Don de la succession Lionel March © Lionel March Estate

Lionel March, Transcription de la conférence Music of Color donnée par Lionel March à l’UCLA, 28 mai 1985. ARCH289639. Fonds Lionel March, CCA. Don de la succession Lionel March © Lionel March Estate

Le rejet des données empiriques au profit d’abstractions qui sont autonomes, élaborées de l’intérieur et exemptes de toute éventualité d’expérience incarnée est une attitude connue, caractéristique du modernisme mathématique, un phénomène culturel dont March est un témoin enthousiaste et un fervent adaptateur aux champs du design et de l’architecture1. Ailleurs, j’ai soutenu que le soin inlassable et attentionné que porte March à dessiner ces structures cachées démontre une ambivalence à l’égard de la vision : la recherche d’une autre façon de percevoir et représenter l’architecture, où le vernis de l’apparence demeure, mais est maîtrisé par l’inébranlable ossature mathématique2. Et si l’on prend en compte la trace archivistique presque ignorée du daltonisme de March, cette ambivalence prend sans doute une tournure plus personnelle. La surface visuelle passe de la parole à l’expérience vécue; sa manipulation par procuration mathématique se mue en quête pour l’accès, un acte d’émancipation. Peut-être que les abstractions de March n’étaient pas des ossatures, mais des échafaudages, depuis le début.

Ce jeu de métaphores (distinguer l’ossature de l’échafaudage) est glissant, mais il en vaut la peine. Considérer les abstractions de March comme des ossatures, c’est l’imaginer s’engageant dans un acte d’excarnation, un projet de dépouillement de l’architecture de sa chair (matérielle, visuelle) pour révéler ses os mathématiques nus. Considérer ses abstractions comme des échafaudages, en revanche, c’est envisager que March participe au travail de construction d’un nouveau type d’édifice disciplinaire où les mathématiques encodent une prise de conscience et une absorption des contraintes. Si nous suivons le vernaculaire visuel et discursif de certains contemporains de March, comme Christopher Alexander, Yona Friedman ou John Habraken, pour n’en citer que quelques-uns, nous pourrions également considérer l’échafaudage comme une sorte de support ou d’infrastructure qui porte un pouvoir de démocratisation. En absorbant les contraintes, l’échafaudage ouvre la voie aux possibilités. Que les mathématiques et le calcul soient une ossature ou un échafaudage, un ensemble d’abstractions désincarnées objectivantes ou une infrastructure permettant l’expression sans entrave de la subjectivité, est une tension irrésolue qui se trouve au cœur de la conception architecturale par ordinateur (dans ses expressions historiques et contemporaines). Le début de cette question politique peut être technique, lié au protocole par lequel l’abstrait, l’ossature, l’échafaudage, se rapporte à l’implacable concret. Le bâtiment peut-il plier l’échafaudage; la chair peut-elle refondre l’ossature? La vision, peut-elle modifier dans ses diverses expressions incarnées les structures informatiques inébranlables qui, comme March l’a prophétisé, « marionnettisent » les images que nous produisons et consommons aujourd’hui dans notre environnement médiatique, saturé par le numérique?


  1. Steingart, Alma, 2023, Axiomatics: Mathematical Thought and High Modernism, Chicago, Illinois, The University of Chicago Press. 

  2. Vardouli, Theodora, 2024, Graph Vision: Digital Architecture’s Skeletons. Cambridge, Massachusetts, MIT Press. 

Photographie de Lionel March et de l’Imagination Machine pour le colloque du National Bureau of Standards, 1984. Épreuve à la gélatine argentique. ARCH289708. Fonds Lionel March, CCA. Don de la succession Lionel March

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