La valorisation du patrimoine architectural sénégalais, entre pédagogie et pratique
Nzinga B. Mboup discute avec Jean-Augustin Carvalho, Fodé Diop, Andrée Diop-Depret et Xavier Ricou
Le deuxième événement public du programme CCA c/o Dakar du 17 août 2024 a regroupé quatre architectes sénégalais dont les travaux aussi bien en tant qu’étudiants que dans leurs pratiques professionnelles ont centré la question de la définition et de la valorisation du patrimoine bâti et architectural au Sénégal. Hormis Xavier Ricou, qui a défendu son projet de thèse à Paris qui portait sur l’ile de Gorée, les trois autres architectes ont été formés à l’École d’Architecture et d’Urbanisme de Dakar (E.A.U.) : Andrée Diop-Depret, la première femme architecte diplômée de l’E.A.U. qui avec son cabinet GA2D a mené plusieurs projets de réhabilitation et de rénovation de monuments historiques au Sénégal; Jean-Augustin Carvalho, qui avec son projet de fin d’études à étudié la réhabilitation du marché Sandaga; et Fodé Diop, dont le projet de diplôme portait sur la restructuration de l’île de Saint-Louis. Leurs présentations et leurs échanges avec le public ont formé un espace de transmission d’expériences qui témoigne des différentes stratégies que l’on peut adopter pour connaître et valoriser notre patrimoine, tirer des leçons du passé et élucider les défis qui nous attendent dans un contexte de destruction de notre patrimoine bâti.
La notion de l’importance de préserver l’histoire d’un peuple est souvent revenue dans la discussion, dénotant l’unanimité sur le besoin de connaitre l’histoire inscrite dans les bâtiments qui ont précédé notre époque, aussi diverses dans leurs écritures architecturales et portant en eux nos cultures endogènes ainsi que les multiples influences exogènes que nous avons connues.
Pour les architectes réunis, la sensibilité au patrimoine a été souvent connectée à leurs histoires familiales (comme pour Xavier Ricou avec Gorée) ou leur vécu (Fodé Diop a fait son lycée à Saint-Louis). Les études à l’E.A.U. ont également sensibilisé des générations d’étudiants qui ont parcouru le Sénégal pour cartographier les architectures traditionnelles de diverses régions sous la direction du professeur Patrick Dujarric.
Répertorier le patrimoine
« Non seulement une culture et une civilisation nègres existent, mais encore, elles affirment leur antériorité par rapport à la culture et à la civilisation de l’Occident, puisqu’elles ont, par plus d’un côté, influencé, voire conditionné, la culture et la civilisation de l’Occident, du moins dans ce que celles-ci ont d’originel. Aussi n’est-il que très légitime qu’au Sénégal l’on pense à sauvegarder juridiquement, par la classification, la conservation et la protection, les monuments à caractère préhistorique, protohistorique et historique, témoins dynamiques des temps anciens. »
«Il s’agit de mieux connaître notre passé, d’apporter chaque fois la preuve du développement culturel, artistique et scientifique dont notre pays a été le théâtre. Il faut recenser tous les éléments témoins de notre histoire, les conserver dans les conditions les meilleures. »
Extraits du projet de loi sur les monuments historiques du 13 Avril 19711
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Voir https://www.dri.gouv.sn/sites/default/files/LOI/1971/Commission-loi-decentralisation-et-travail/LOI-N-71-12-DU-06-AVRIL-1971.pdf ↩
Lorsque la loi a été promulguée, seuls l’ile de Gorée et le Cap Manuel faisaint l’objet de protection juridique. Aujourd’hui la liste des monuments historiques du Sénégal s’est élargie à des centaines de sites sur l’ensemble du territoire sénégalais1.
Afin de connaitre le patrimoine et le mettre sous protection il faut d’abord le répertorier, l’étudier et comprendre ses spécificités. C’est ce qu’on fait Xavier Ricou et Fodé Diop pour les îles de Gorée et de Saint-Louis respectivement avec leurs projets de mémoire. Les éléments d’analyse comprenaient la description de leurs contextes géographiques, l’analyse de la morphologie urbaine, la morphologie des bâtiments et surtout de l’habitat et les éléments techniques (matériaux, types de toitures, balcons) qui définissent l’architecture de ces iles. L’état de dégradation des bâtiments a aussi été un critère central a cette cartographie, proposant des solutions techniques pour des travaux correctifs comme le traitement des remontées capillaires.
Si ces projets de fin d’études étaient théoriques, ils ont porté leurs fruits dans leurs carrières respectives axées sur la protection des îles. Fodé Diop a choisi ce sujet afin d’en faire un projet de fin d‘études qu’il voulait « utile », et ce travail de cartographie du patrimoine bâti de l’île a été actualisé pour servir de base pour le classement de l’Île de Saint-Louis au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2000. Xavier Ricou s’était chargé par la suite de mettre en place son plan de sauvegarde.
Si la cartographie de ces deux iles est marquée par des architectures iconoclastes, d’autres formes de patrimoine plus récentes ont intéressé Jean-Augustin Carvalho, qui s’est tourné vers le marché Sandaga dans son projet de fin d’études. Le bâtiment à l’architecture Soudano-sahélienne1 datant des années 1930 était encore dans les années 1980 un des lieux phares du commerce dakarois mais se retrouvait déjà englouti par plusieurs cantines dans ses rues environnantes. Le projet de Carvalho ne centre pas le bâtiment en soit mais sa fonction de marché à Dakar et l’expansion de ces fonctions sur l’îlot urbain. L’analyse des différents programmes, les denrées et objets vendus, leurs dispositions des étalages et la temporalité et volumes des flux mènera à un projet de restructuration urbaine des allées émanant de Sandaga pour constituer un nouveau Centre commercial. Ce travail de recherche avait reçu le soutien de la Mairie de Dakar à qui le travail a été remis pour servir de base à la réflexion autour de ce marché qui fait l’âme de Dakar.
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Son architecture, que le Président Senghor a dénommé « soudano-sahélienne » enracinait fort bien l’édifice dans son environnement urbain dakarois, dans cet espace soudanais (nom ancien du Mali avec lequel nous formions une fédération) et africain. ↩
La démolition tragique du marché en 2021 après un incendie en 2013 a alimenté un nouveau débat sur la préservation et la valorisation du patrimoine et fait l’objet de batailles juridiques mais aussi d’études techniques et architecturales. La proposition non retenue d’Andrée Diop-Depret et son cabinet GA2D avait pour ambition de restaurer les fonctions originelles du bâtiment ainsi que son enveloppe en renforçant les éléments structurels abimés par l’incendie. Une des fonctions longtemps oubliée du jeune public de Dakar et que Diop-Depret voulait restaurer est celle de la terrasse du marché qui servait de lieu de bals et de répétition aux danseurs du théâtre Daniel Soprano, qui aurait pu servir aux défilés de modes et autres manifestations culturelles de la ville.
Les contributions des quatre architectes présents lors de la discussion ont mis en exergue une compréhension transversale des éléments historiques, socio-culturels, matériels et urbains du patrimoine bâti basée sur un travail de recherche, de recensement et de cartographie qui permet non seulement de préserver le bâti mais aussi de le ramener dans notre époque.
Préserver le patrimoine architectural
Au-delà du projet non-réalisé du marché Sandaga, Andrée Diop-Depret a présenté plusieurs projets de restauration, de réhabilitation et de rénovation de bâtiments classés aux monuments historiques au fil des temps, menés avec son cabinet GA2D1. La stratégie d’implémentation de ces projets se nourrit de la connaissance de l’histoire, des matériaux et procédés constructifs faisant échos aux travaux de recherche et de cartographie de Xavier Ricou.
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Andrée Diop-Depret a fait la distinction entre ces trois termes. Une réhabilitation consiste à réaménager un bâtiment en gardant l’aspect extérieur et en y améliorant le confort intérieur. La réhabilitation suppose le respect du caractère architectural des bâtiments. Dans certains cas, la réhabilitation peut déboucher sur un changement de destination de l’ouvrage. La restauration consiste à remettre le bâtiment dans son état d’origine, il s’agit là aussi d’une logique de préservation historique, encore plus stricte que dans une réhabilitation. La rénovation a pour objectif de remettre à neuf. ↩
« Le patrimoine a continué à se dégrader. Les matériaux de construction vieillissent prématurément. Il y a une absence d’entretien qui fait que même des murs anciens finissent par s’effondrer. Il y a aussi une perte de savoir-faire qui fait que quand un mur ancien est réparé, on le répare à la façon du 20e siècle ou 21e siècle, et non pas comme on le faisait autrefois avec des couches de pierres superposées. » Xavier Ricou
«À Gorée, les linteaux étaient en bois et pour appuyer le linteau, pour lui donner un peu plus de force pour pouvoir tenir les balcons, on mettait des voûtes en pierre, en briquettes… Ces voûtes ont été retrouvées sur la galerie et restaurées. Les socles et les poteaux étaient faits également avec le même système de moellon de basalte lié avec de la chaux. » Andrée Diop-Depret
Les projets de restauration réalisés par Diop-Depret et Ricou de la Maison des Esclaves et la Maison Victoria Albis à Gorée ont commencé par des relevés architecturaux qui ont recensés les modifications architecturales subies au fil du temps. L’analyse a permis aussi d’étudier la composition des murs en moellons de pierres de basaltes assemblés avec un mortier de chaux et coquillage auxquels se sont rajoutés des murs en parpaing ciment au 20e siècle. Les meurtrières et fenêtres bouchées ont été identifiées pour le remettre dans leur état originel. Pour rester dans la matérialité du lieu, l’architecte a sourcé des pierres à Popenguine, pour en faire les marches de l’escalier central. La restauration a conservé l’aspect visuel du bâtiment.
« À la Maison des Esclaves, toutes les galeries étaient en revêtement de bois. C’était des poutrelles en ronier… Le ronier est interdit de coupe au Sénégal. Il a fallu avoir une autorisation spéciale pour permettre à l’entreprise d’aller couper le ronier pour pouvoir remplacer certains éléments. » Andrée Diop-Depret
Pour le projet de rénovation et d’extension de la Gare de Dakar, l‘approche a été de conserver la façade en briques de terre cuite ainsi que la structure métallique d’origine, tout en réorganisant les espaces intérieurs pour répondre aux besoins du nouveau train express régional (TER). La structure métallique a été renforcée par une structure parallèle en béton armé à l’intérieur et les combles de la charpenté ont été investis en tant qu’espace technique pour la nouvelle ventilation mécanique. Les sols ont été refaits avec la technique traditionnelle du granito ou terrazzo en utilisant du marbre venant de la région de Kédougou au Sénégal Oriental. Les céramiques de la façade principale ont été refaites avec la collaboration du céramiste Dakarois Mauro Petroni pour rester conformes aux originales. L’extension en métal et en briques prolonge la palette de matériaux de la gare d’origine en faisant de cette rénovation un exemple de modernisation d’une infrastructure du passé au service des ambitions actuelles et futures du pays. Ces projets de GA2D démontrent comment l’architecte, armé de la connaissance mémorielle, matérielle et technique, peut être un agent de la valorisation du patrimoine, de la préservation d’infrastructures et de la mémoire afin d’amener les anciens bâtiments au présent en les remplissant d’usages contemporains.
Le patrimoine bâti traditionnel peut aussi inspirer les architectes dans leurs conceptions contemporaines, comme dans le cas du marché Saint-Maur de Ziguinchor. Ce projet a permis à l’architecte Jean-Augustin Carvalho de poursuivre son intérêt pour la fonction centrale du marché en s’inspirant des architectures traditionnelles Diolas, notamment les cases en impluvium avec leur principe de centralité, marqué par un atrium qui fait entrer la lumière dans les espaces.
Quels outils et défis?
Les architectures anciennes sont riches en enseignement sur les stratégies passives de confort thermique, ainsi que sur l’utilisation des diverses ressources locales pour construire des bâtiments ancrés dans leur contexte. Les architectures traditionnelles du Sénégal telles que la case à impluvium de Casamance décèlent des principes d’éclairage naturel, de collecte des eaux de pluies avec des toitures en chaume naturellement ventilées et de savoir-faire constructif des murs en terre. La période coloniale a introduit des techniques constructives en pierre basaltique ou calcaire (pierre de Rufisque) et plus tardivement a mis en œuvre les bâtisses en terre cuite qui distinguent l’architecture de Saint-Louis. Même après l’indépendance, des architectures modernistes des années 1970 tels que le cabinet BEHC (Bureau d’Études Henri Chomette) et Birahim Niang avec l’A.D.A.U.A. (Association pour le Développement naturel d’une Architecture et d’un Urbanisme Africains) dans les années 1980 ont aussi adopté une approche d’architecture naturelle en utilisant de la terre cuite produite localement.
Derrière la question de valorisation du patrimoine repose celle des savoir-faire : de la connaissance des matériaux et des techniques constructives autre que le béton armé, les parpaings, le verre et l’aluminium, des matériaux qui dominent aujourd’hui le marché de la construction au Sénégal. La perte de connaissances appauvrit l’offre architecturale et le marché de la construction, qui dépend de plus en plus de matériaux importés (carreaux, acier et aluminium), et en conséquence les bâtiments existants deviennent de plus en plus difficiles à rénover ou restaurer.
« On avait fait des recommandations pour créer un centre de formation aux métiers du patrimoine à Saint-Louis, qui permette de réapprendre aux gens les métiers liés à la sauvegarde et à la réhabilitation…. De pousser les recommandations et les patronats sénégalais à investir dans une unité de fabrication de tuiles, de briques en terre cuite, etc. pour que les éléments du patrimoine puissent être produits sur place, avec un centre de formation à côté qui permet maintenant d’utiliser ces éléments (la menuiserie, les charpentiers et tout ça) pour qu’au moins le travail sur le terrain puisse être effectif. » Fodé Diop
L’importance de la transmission de connaissances sur le patrimoine bâti et des lieux de transmission de ces connaissances est un projet de société qui nous permet d’avoir un regard critique sur notre histoire et de nous armer avec les outils pour valoriser nos différentes cultures et développer notre économie. Cette base est nécessaire pour faire des choix éclairés sur la transformation ou préservation du patrimoine et pour servir les intérêts de nos sociétés actuelles. L’oubli est certes une stratégie qui permet d’effacer et de reconstruire au prix de la perte de richesse patrimoniale, de ressources naturelles et de savoir-faire ancestraux au profit des politiques et des intérêts industriels actuels qui cherchent à s’octroyer le monopole des marchés.