Des formes que l’on articule

Extraits de l’article d’Arthur Erickson « The Weight of Heaven »

Arthur Erickson, Notes de voyage. Photograph by Matthieu Brouillard © CCA

En plus de prendre de nombreuses photographies, de dessiner et d’écrire des lettres, Arthur Erickson a compilé de nombreuses notes sur les sites qu’il a vus et les mots qu’il a appris au cours de son voyage au Japon. Dans les extraits suivants de « The Weight of Heaven », un article publié dans Canadian Architect en novembre 1964, Erickson revient à ses notes de voyage pour formuler une critique de ce qu’il perçoit comme une négligence généralisée de l’architecture à trouver un langage formel commun pour exprimer la modernité, et à adopter une approche plus significative de la conception de bâtiments enracinés dans le site et construits pour la vie.

Arthur Erickson, Notes écrites à la main, vers 1961. AP022.S5, ARCH289023 CCA. Don d’Arthur Erickson © CCA

Arthur Erickson, Notes écrites à la main, vers 1961. AP022.S5, ARCH289023 CCA. Don d’Arthur Erickson © CCA

Il est urgent aujourd’hui de trouver des moyens de s’affranchir des obstacles entre les langages existants, ceux-ci ayant structuré notre pensée et conditionné nos perceptions de telle sorte que nous sommes uniquement capables de comprendre et manier les concepts à l’origine d’une verbalisation donnée ou qui en est le produit. Les mots ont été érigés en conservateurs de la culture, parce qu’ils sont lents à changer, même si leur signification évolue sans cesse. Une porte était autrefois une barrière massive à charnière dans une entrée. À l’heure actuelle, elle évoque plutôt une cloison coulissante, pliante et articulée, pas très différente d’un mur, lequel peut également coulisser, se plier et s’articuler. Socialisme et démocratie sont utilisés comme symboles puissants, mais peinent maintenant à définir les systèmes sociaux en place. Les mots, sauf dans les vers du poète, masquent la vérité. Ils nous protègent aussi des autres cultures : nos esprits ne peuvent saisir un concept pour lequel nous n’avons pas de mot. Ils nous lient à notre culture et nous rendent aveugles à celle d’autrui. Shibui, wabi et sabi représentent des états de sentiment importants dans l’architecture japonaise, mais qu’il nous est difficile de maîtriser, puisqu’ils sont sans équivalent dans notre propre langue. Nootka n’a ni nom, ni adjectif : tout est dans une disposition d’action et doit être exprimé ainsi. Dans cette perspective, notre affirmation « une lumière a clignoté » est absurde, car la lumière et le clignotement sont ici une seule et même chose.

L’architecture est une forme de langage. Elle, aussi, nous attache à un système. À la manière du poète qui ajoute de la vie aux mots, l’architecte insuffle du sens aux formes, qui se muent ainsi en symboles, tout comme les mots, des éléments de signification, desquels, réunis, émerge une logique de la confusion antérieure. Le miracle de l’architecture est celui des formes que l’on articule. Le toit devient l’essence de l’abri; la colonne ne sert pas juste à supporter, mais devient le symbole éloquent du soutien. Donc, elles résonnent en nous, et leur acception particulière nous accompagne jusqu’à ce qu’un autre architecte apporte une inflexion différente aux formes.

Notes pour la conférence « Japanese Architecture, The Beauty of Bitterness » à la Vancouver Art Gallery (24 novembre 1961), 1961. AP022.S4, ARCH289040 CCA. Don d’Arthur Erickson © CCA

Arthur Erickson, Notes pour la conférence « Japanese Architecture, The Beauty of Bitterness » à la Vancouver Art Gallery (24 novembre 1961), 1961. AP022.S4, ARCH289040 CCA. Don d’Arthur Erickson © CCA

Il faut du courage pour voir la vérité en face. Et, trop souvent de nos jours, l’architecte s’en détourne au profit de distractions plus attrayantes. Il ne peut se résoudre à traiter de la question de fond, celle des aspects disgracieux, mais vitaux, de la ville américaine. S’il a su tirer bénéfice des nouvelles techniques, il n’a pas solutionné le problème de la mobilité de l’humain moderne. […] Les réalités de la cité d’aujourd’hui – lignes d’alimentation électrique, voies de circulation, systèmes de communication, fanfaronnades de la publicité, problématique du logement – sont trop volontiers racornies et diluées entre les mains de l’architecte. Le poteau électrique et la plaque de rue sont des emblèmes potentiels plus importants de la ville américaine que les clochers d’église, l’échangeur routier que la place piétonnière. Le sens, le contexte à donner au chaos de la ville contemporaine n’a pas émergé. Je ne crois pas qu’il apparaîtra avec la création de places à l’italienne, ou dans le lissage d’un environnement dont le seul intérêt réside dans son désordre. Le sculpteur qui nous présente des fragments d’automobiles broyés essaie au moins de produire quelque chose à partir d’un matériel du présent. […] Le contexte est là, le sens à donner aux formes n’est déjà plus qu’à trouver et à éclaircir. Les formes de la ville attendent d’être découvertes et transformées.

Rares sont celles anciennes, s’il en est, qui trouvent écho chez nous, de sorte que quand nous les utilisons, leur signification est tronquée. Il nous faut chercher ailleurs les bases du langage.

En architecture, je ne pense pas qu’il y ait source plus intense de sens que l’acte d’installer une construction dans son environnement. La forme architecturale n’est éloquente que placée en contexte. […] L’assise d’une définition particulière peut encore dépendre du climat ou du terrain, ces réalités naturelles qui refusent opiniâtrement de changer. La solution conceptuelle au climat ne consiste pas en une simple réponse aux besoins de confort, mais s’inscrit plutôt dans l’efficience visuelle de la forme dans le climat en question.

La responsabilité qui incombe à l’architecte, maintenant que nous avons traversé (et, je l’espère, refermé) la période technologique, renvoie aux outils primitifs dans n’importe quelle culture, quand la maîtrise de ceux-ci est essentielle : c’est celle du langage, à mon avis. Nous savons épeler, pas parler. Avant de pouvoir prétendre à l’éloquence, il nous faut un vocabulaire, des formes qui ont un sens dans le contexte de l’environnement, à la fois celui du cadre social, la ville, et du cadre régional, le climat et le terrain.

Nous voici parvenus à un moment charnière où force est de constater qu’à de rares et éparses exceptions, l’héritage de l’architecture moderne est aussi pauvre (si ce n’est pire) que celui de l’éclectisme ambiant que celle-ci a supplanté, dépourvue de surcroît des petites fantaisies qui excusaient sa devancière. Non seulement elle est superficielle, mais aussi sans élégance. Tous les styles offusquent lorsque pratiqués par un amateur malhabile, mais ce qu’il advient de ce patrimoine entre les mains d’un constructeur ou promoteur opportuniste est horrible à voir. Les styles antérieurs obéissaient au moins à des règles consignées dans des manuels. Il semble que nous n’ayons accordé foi qu’au vide. En tant qu’architectes, il nous faut y remédier, ou le peu d’amour-propre qui reste à l’être humain disparaîtra lorsque celui-ci ouvrira les yeux sur la terrible dévastation qu’il a créée avec son habitat, ses villes, son territoire.

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