Le jardin de Zomia

Yutong Lin sur les imaginaires botaniques de la région des montagnes Himalaya-Hengduan

Yutong Lin, Cheval au repos à plus de 4 000 m d’altitude dans le canyon du fleuve Lancang-Mékong à Dêqên, 2024, numérisation d’un négatif de film 120 mm. © Yutong Lin

Sculptée par les forces tectoniques et culminant à des altitudes spectaculaires, la chaîne de montagnes Himalaya-Hengduan abrite une flore de haute altitude d’une grande diversité. Ces « îles célestes », où des plateaux fracturés s’élèvent au-dessus de plaines immergées, paraissent flotter dans une mer de paysages contrastés entre le Yunnan et le Tibet. Ces topographies variées donnent naissance à une écologie d’une complexité et d’une singularité remarquables, allant des forêts tropicales humides du sud de la chaîne Himalaya-Hengduan aux paysages alpins de haute altitude du plateau nord, qui comprend la bordure du plateau tibétain1.

L’un des mythes contemporains les plus tenaces sur l’Himalaya est celui du « Shangri-La » fictif décrit par James Hilton dans Lost Horizon (1933) [traduit en français sous le titre Les Horizons perdus] : un sanctuaire paisible et idyllique où règne l’harmonie et le temps semble suspendu2. La beauté naturelle intacte de la vallée, sa faune et sa flore exotiques, ainsi que ses peuples énigmatiques aux langues inconnues ont nourri l’imaginaire d’une géographie mystique. Pourtant, Hilton n’a jamais mis les pieds dans l’Himalaya ; sa vision orientaliste de Shangri-La s’inspire largement des écrits et des photographies de Joseph F. Rock, chasseur de plantes américain du début du XXe siècle, dont les descriptions détaillées de la région ont alimenté ces fabuleuses rêveries.


  1. La plus grande partie de cette région se trouve aujourd’hui dans ce qui est appelé la province du Yunnan, située dans le sud-ouest de la Chine, avec le plateau tibétain au nord. Les environnements culturels et géographiques y sont tout aussi complexes. Au sud, la province du Yunnan est limitrophe de ce qui est aujourd’hui le Myanmar, le Laos et le Vietnam. 

  2. James Hilton, Lost Horizon, Macmillan, 1933. 

Yutong Lin, L’emblématique meconopsis (pavot bleu) fleurissant au-dessus de 3 500 m à Dêqên, 2024, photographie numérique. © Yutong Lin

C’est par hasard que j’ai entendu parler pour la première fois de Rock et d’autres « chasseurs de plantes », au fil des récits de mon grand-père ou en feuilletant de vieux livres poussiéreux dans l’appartement de mes grands-parents. Ce n’est qu’il y a quelques années, lors d’un voyage en famille dans le village de Nvlvk’ö, dans le comté autonome de Yulong Nakhi, que j’ai commencé à m’intéresser aux traces laissées par Rock dans la région himalayenne, ainsi qu’à ses liens étroits avec les Naxi, la communauté ethnique à laquelle appartiennent ma famille et moi-même1. Dès le XIXe siècle, l’essor de la science horticole occidentale a donné naissance à la figure du « chasseur de plantes » : des botanistes parcourant le monde pour collecter graines et spécimens à destination des jardins impériaux, des instituts de recherche et des entreprises horticoles2. La « chasse aux plantes » évoque une quête active et souvent périlleuse, faite d’expéditions aventureuses à la recherche d’espèces rares et vulnérables dans des paysages reculés et sauvages.

À la suite de la première guerre de l’opium, l’essor des activités missionnaires et coloniales dans le sud de la Chine, en Asie du Sud et en Asie du Sud-Est a stimulé des études approfondies sur les paysages et les ressources de la région. Toutefois, durant la transition de la Chine d’un régime impérial à un régime républicain, au cours des trois premières décennies du XXe siècle, les seigneurs de guerre locaux se sont réparti les territoires, rendant les voyages vers les régions frontalières particulièrement périlleux, non seulement en raison des reliefs montagneux déjà inhospitaliers, mais aussi à cause des conflits armés incessants et des changements de contrôle territorial. Les chasseurs de plantes et les missionnaires pénétraient souvent dans la région montagneuse de l’Himalaya-Hengduan par les ports commerciaux du sud et du sud-est de la Chine, tels que Guangzhou, ou via le Vietnam en Asie du Sud-Est. Ces conditions difficiles ont conféré un caractère légendaire à leurs expéditions, jalonnées d’embûches : terrains et climats imprévisibles, maladies inconnues et bandes de brigands violents.

Parmi ces expéditionnaires figurait Rock, dont l’histoire incarne la tension entre les épistémologies coloniale et anticoloniale de l’Himalaya. Si ses expéditions botaniques lui ont permis de constituer une impressionnante collection de spécimens végétaux et de photographies, son intérêt pour les traditions locales le distingue de nombre d’autres adeptes de la chasse aux plantes qui considéraient l’Himalaya comme un simple site d’extraction botanique. Il s’est profondément immergé dans les langues et les rituels autochtones, compilant notamment un dictionnaire et traduisant des textes sacrés dongba – un système de pictogrammes cosmologiques utilisés dans des rituels improvisés qui consignaient les pratiques utilisées par les Naxi pour leur orientation spirituelle, ce qui lui a ouvert de nouvelles perspectives dans son exploration botanique.


  1. Contrairement aux régions principalement habitées par les populations han chinoises, certaines divisions administratives du Yunnan ont été désignées comme régions ethniques autonomes depuis les années 1950, dans lesquelles un ou plusieurs groupes minoritaires forment une population relativement dense. 

  2. Toby Musgrave, Chris Gardner, et Will Musgrave, The Plant Hunters: Two Hundred Years of Adventure and Discovery Around the World, Ward Lock, 1998. 

Yutong Lin, Photographie de l’image de Joseph F. Rock de scènes dans les gorges du Yangtze au-delà de l’entrée (vers 1920), tirage gélatino-argentique. Smithsonian Institution Archives, Record Unit 7287, Joseph Francis Rock Collection

En complément des espèces végétales qu’il a collectées, les photographies prises par Rock lors de ses expéditions comptent parmi les premiers et les plus complets témoignages visuels des paysages et des cultures himalayens. Il est difficile de ne pas se laisser captiver par ses images fascinantes de plantes, de lieux et de personnes. J’ai immédiatement ressenti une admiration pour son travail, tout en percevant le regard taxonomique attentif de Rock : une approche photographique oscillant entre sa fascination pour les paysages himalayens et sa mission visant à dresser un relevé exhaustif, universel et objectif de la région.

En m’appuyant sur les photographies de Rock comme guide cartographique, j’ai entrepris en 2024 de retracer les chemins qu’il avait parcourus avec ses guides Naxi lors de ses expéditions botaniques dans l’Himalaya dans les années 1920. En suivant ses itinéraires, en consultant les archives botaniques et en mettant en parallèle nos photographies respectives des mêmes lieux, j’ai constitué un palimpseste de nos voyages, révélant la joie et l’excitation éphémères, la fatigue persistante et l’ambivalence éthique qui avaient marqué les expéditions de Rock. Toutefois, mon projet s’inscrit dans une perspective différente : non pas celle du « Shangri-La » mythifié qui imprègne l’imaginaire des disciples de la chasse aux plantes, mais celle de Zomia. Ce terme, issu de plusieurs langues tibéto-birmanes, désigne le « peuple des collines »1. L’anthropologue James C. Scott l’a repris à l’historien Willem van Schendel pour nommer cette vaste région montagneuse et insoumise du massif sud-asiatique et sud-est asiatique, rétive à l’assimilation ethno-nationaliste des plaines. C’est un espace où les vies – humaines et non humaines – habitent à la périphérie des imaginaires impériaux, où les sensibilités marginalisées – autrefois jugées incompréhensibles, incommensurables et donc exclues des fantasmes épistémiques de la géographie botanique – coalescent dans le jardin de Zomia.


  1. Willem van Schendel, cité dans James C. Scott, The Art of Not Being Governed: An Anarchist History of Upland Southeast Asia, Yale University Press, 2009, 14. 

Yutong Lin, carte dessinée à la main des sites de chasse aux plantes du début du XXe siècle dans la région montagneuse de l’Himalaya-Hengduan, 2024, photographie numérique. Reproduit avec l’autorisation de Fang Ruizheng © Yutong Lin

Avant de me plonger dans les aventures de Rock et d’autres adeptes de la chasse aux plantes, je supposais que ces protagonistes, grâce à leurs connaissances scientifiques occidentales et leurs ressources matérielles, occupaient toujours une position de force lors de leurs expéditions botaniques. Si cela a parfois été le cas dans leurs relations de travail avec les Naxi, leurs cadres empiriques se sont rapidement effrités dans la région indomptable de « Zomia ». En coordonnant leurs itinéraires de collecte, les botanistes en mission avaient tendance à simplifier à l’extrême la complexité et les variations du relief montagneux. N’ayant aucune expérience du terrain, ils devaient s’en remettre à l’expertise botanique et aux compétences d’orientation des guides de la région pour les orienter et les protéger, contre des animaux sauvages ou des bandits féroces, bien que ces exploits soient rarement mentionnés dans leurs récits.

Le refus de Zomia face à l’expansion, à l’assimilation et à la certitude offre un cadre spéculatif pour repenser l’histoire de la chasse aux plantes dans l’Himalaya, au-delà des récits d’aventure traditionnels qui tendent à présenter le paysage comme un territoire docile, propice à l’extraction des ressources. En revisitant leurs itinéraires de collecte, j’ai compris que ce sont les savoirs et l’intuition des peuples de Zomia qui ont continuellement façonné les voyages des chasseurs de plantes, bien plus que l’inverse. Rock a été particulièrement touché par la sensibilité propre à Zomia.

Yutong Lin, L’intérieur restauré de l’ancienne chambre de Joseph F. Rock à Nvlvk’ö, Lijiang, 2024, numérisation d’un négatif de film 120 mm. © Yutong Lin

Rock se rendit pour la première fois en Birmanie à la recherche du chaulmoogra, une plante alors considérée comme un remède potentiel contre la lèpre, à la demande du United States Department of Agriculture (USDA)1. En 1922, il poursuivit son voyage vers le nord, atteignant le Yunnan, en Chine, où il rencontra George Forrest, un autre chasseur de plantes, à Dali. À l’époque, Forrest collectionnait des rhododendrons avec l’aide des Naxi, rencontrées lors de précédentes expéditions à Lijiang. Forrest recommanda Lijiang comme point de départ idéal pour les recherches botaniques de Rock, qui finit par s’installer dans l’ancienne maison de la famille Li, dans le village de Nvlvk’ö, niché au pied du mont Yulong2. Dans les années 1920, Rock et son équipe naxi se rendirent à la montagne enneigée de Haba, au royaume de Muli, aux montagnes Amnye Machen et au mont Konka3. Pendant près de vingt-sept ans, Rock et son équipe collectèrent plus de 50 000 spécimens de plantes, conservèrent environ 1 000 peaux d’oiseaux et plus de 200 papillons colorés, et prirent 1 055 photographies4.

Alors que Forrest ne chercha jamais à apprendre le mandarin, et encore moins la langue naxi, Rock, s’intéressa de près aux savoirs et aux coutumes autochtones. Son engagement dans les rituels dongba (bénédictions, purifications et autres interventions cosmologiques) finit par influencer, voire supplanter, son intérêt pour la botanique. Parmi ces pratiques, de nombreux récits retraçaient les voyages géographiques des ancêtres Nnxi, leur arrivée dans ce monde et le retour de leurs âmes vers leur lignée ancestrale dans l’au-delà. Après avoir étudié les textes sacrés dongba, Rock s’attacha à l’idée que les migrations ancestrales des Naxi pouvaient correspondre à sa propre expédition botanique vers l’Amnye Machen, un fantasme qui se renforça au fil de son travail sur le Na-khi-English Encyclopedic Dictionary à Lijiang5. Cette idée séduisante suggérait que les expéditions botaniques retraceraient inconsciemment, en sens inverse, les itinéraires historiques des Naxi tels que consignés dans les textes sacrés. Lorsque les guides naxi accompagnaient les adeptes de la chasse aux plantes à travers ces paysages à la recherche de rhododendrons et d’autres plantes mythiques, les guides retraçaient en réalité les pas de nos ancêtres naxi, selon leur propre interprétation.

Pour Rock, les expéditions botaniques finirent par se transformer en une mission de traduction plus profonde : cartographier les relations sociales tacites qui unissent les personnes aux territoires. Le langage devint pour lui une sorte d’outil cartographique, orientant ses déplacements et sa compréhension au sein de cet espace étranger. Le besoin de penser et de ressentir, avec toute sa spontanéité et sa force affective, se manifesta dans la sensibilité des balades orales naxi et l’improvisation des rituels dongba. Cette manière intuitive d’entrer en relation avec la terre, étrangère à la culture de Rock, engendra une friction culturelle féconde, l’incitant à réorienter sa perspective sur l’histoire botanique et paysagère de l’Himalaya.


  1. Joseph Rock, « Hunting the Chaulmoogra Tree » National Geographic 41, no. 3 (mars 1922), 243-275. 

  2. Ge Agan, Xueshan di yi cun: Zhongguo Lijiang Luoke jiuju xunfang (Village Under the Clouds of Lijiang Yulong Mountain: A Collection of Oral Histories about Joseph Rock), Yunnan Minzu Chubanshe, 2004, 81. 

  3. La montagne enneigée Haba se trouve dans l’actuelle préfecture autonome tibétaine de Dêqên; le royaume de Muli est situé dans l’actuel district autonome tibétain de Muli, dans la préfecture autonome de Liangshan Nuosu; la chaîne de montagnes Amnye Machen s’étend sur les provinces actuelles du Qinghai et du Gansu; le mont Konka s’élève dans l’actuelle préfecture autonome tibétaine de Garzê. 

  4. Erik Mueggler, The Paper Road: Archive and Experience in the Botanical Exploration of West China and Tibet, University of California Press, 2011, 241. 

  5. Mueggler, The Paper Road, 266-272 

Yutong Lin, Portrait de Dongba He Xipeng, dont les ancêtres ont été les professeurs de Joseph F. Rock, 2024, numérisation d’un négatif de film 120 mm. © Yutong Lin

Ce texte est un extrait de Zomia Garden, un volume à venir dans la série CCA Singles de notre commissaire émergente 2023-2024 Yutong Lin.

Traduit de l’anglais par Gauthier Lesturgie.

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