Le cénacle céleste des Grands Hommes que Cicéron décrivait dans le « Songe de Scipion » (De re publica) obéissait à l’idéal d’une véritable Gloire, échappant à toute évaluation par la « foule » romaine comme à la temporalité des vivants. Avec le néo-classicisme révolutionnaire et le romantisme, la sécularisation du Salut a transposé ici-bas, dans la vie terrestre, ce décalage spatial et temporel qui était inhérent à l’idée de cénacle. Désormais, celui-ci se compose généralement d’ « hommes de l’esprit » (Geistige) et d’artistes, non-contemporains de leurs contemporains. Constamment hors du présent et généralement tendus vers le futur, détachés de l’« espace des apparences » où s’exerce l’action politique des hommes [Hannah Arendt], les artistes – élevés dès lors au rang du Génie – opposent aux tensions et à la dislocation de la réalité historique leur propre achèvement, qu’ils conçoivent comme le modèle que devra imiter le Peuple à venir.

La Gläserne Kette constitue un moment puissant de cette configuration qui traverse notre modernité. Gläserne Kette, « la Chaîne de verre » : ainsi désigne-t-on à la fois les sujets et l’œuvre d’un groupe de treize artistes et architectes demeurant dans différentes villes d’Allemagne et qui, à partir de décembre 1919, échangent des lettres treize fois copiées où écriture et dessins utopiques se mêlent de manière souvent inextricable. « Corps mystique » parce qu’affirmant à la fois la présence et l’anticipation de la Cité de Dieu, ou parce qu’elle se présente comme un Corps glorieux collectif et comme son Signe, la Gläserne Kette ouvre une somme de questions à la recherche historique.

Les expressionnistes auront donc poussé à l’extrême le subjectivisme fichtéen, le greffant de cette « Illusion » qui avait précédemment exercé son attraction crépusculaire sur Schopenhauer, Nietzsche ou Wagner. Ainsi concevaient-ils la réalité comme une natura naturata, (englobant indistinctement les faits et les événements historiques, le capitalisme autant que le marxisme, la social-démocratie et la démocratie parlementaire). Comme telle, la réalité devenait à leurs yeux mirage ou mensonge, tandis que seul l’Esprit des Artistes détenait la « Vérité » de la natura naturans et la manifestait dans leurs œuvres. C’est le mécanisme conceptuel de ce renversement que nous tenterons de suivre, en observant ses opérations et ses traductions par les textes et les dessins des membres de la Gläserne Kette, créés aux heures où ils flottaient dans un espace-temps sur lequel la loi de gravité n’avait pas prise : celui de l’Utopie. Une grande partie de cette correspondance appartient au fonds Oswald Matthias de la Collection du CCA.

Maria Stavrinaki est Maître de Conférences en histoire de l’art contemporain à l’Université de Paris I-Panthéon-Sorbonne. Depuis sa thèse de doctorat qui portait sur les idéologies de l’Oeuvre d’art totale expressionniste (soutenue en 2000 à l’Université de Paris I) et grâce aux bourses qui lui ont été accordées [Fondation Hellénique des Bourses, Fondation Thyssen, Deutscher Akademischer Austauschdienst (DAAD), Centre interdisciplinaire d’études et de recherches sur l’Allemagne (CIERA), etc.], elle travaille sur les avant-gardes historiques. Ses recherches portant plus précisément sur des rapports entre art, architecture, politique et religion durant les années 1910-1920, elle a élaboré l’édition française du Moderne Zweckbau d’Adolf Behne et prépare l’édition des Ecrits de Franz Marc. Les recherches qu’elle mène au CCA devraient aboutir à une édition révisée et augmentée de la Gläserne Kette (Editions de la Villette, Paris).

Maria Stavrinaki était [chercheur en résidence au CCA en 2005] (https://www.cca.qc.ca/fr/evenements/38430/chercheurs-en-residence-2005){:target=”_blank”}.