On trouve régulièrement sur YouTube, depuis ses tout premiers débuts, un type de vidéo dont le propos, à quelques variantes près, tourne autour d’une même question : Quel est l’espace physique qu’occupe l’argent sur une grande échelle? La prolifération de ces récits audiovisuels, qui cumulent des millions de vues chacun sur la plateforme, témoigne de la curiosité prosaïque qu’ont les gens pour l’argent dans sa condition la plus tangible.

Afin de rendre les dimensions physiques d’importantes sommes d’argent facilement compréhensibles pour le spectateur, la plupart de ces vidéos reprennent un même format : une représentation tridimensionnelle d’objets familiers, dont le seul point commun est la capacité à donner une échelle à ce qui, jusqu’alors, ne nous était connu que nominalement. Si, alors que l’argent adopte de plus en plus des formes virtuelles, il est toujours d’actualité de s’interroger sur sa forme physique, il en est d’autant plus pertinent en Argentine.

La crise économique de 2001-2002 et le gel soudain de l’épargne privée par l’État et les institutions bancaires ont brisé de manière traumatisante et abrupte non seulement la relation déjà turbulente entre les citoyens et le système financier, mais également cette image de sécurité qu’avait véhiculée l’architecture bancaire pendant de nombreuses années. Les grandes portes et les façades imposantes de ces institutions sont ainsi devenues la toile de fond des manifestations populaires, alors que les chambres fortes et les trésors se trouvant dans leurs sous-sols restaient cachés, renforçant par le fait même le mystère qui éveille dans l’imaginaire collectif tout ce qui peut être nommé, mais qui n’est pas connu. L’incertitude généralisée a éliminé la capacité des épargnants à visualiser leur argent dans un énorme coffre-fort souterrain. L’argent liquide qu’ils avaient eux-mêmes déposé avait tout simplement disparu. Il n’occupait plus un emplacement physique. Par conséquent, le besoin compulsif de rendre l’argent tangible, et donc sûr, a transformé et multiplié sa nature, l’éloignant ainsi du système bancaire tout en donnant une nouvelle forme aux trésors souterrains du quartier la City Porteña.

La construction et l’investissement immobilier sont donc devenus une solution de rechange concrète à l’épargne à long terme et une occasion de raviver un marché lié à de nombreux types d’industries et d’emplois, dont l’architecture sous toutes ses facettes. L’envolée des prix des produits agricoles (principalement le soya) sur les marchés internationaux ainsi que les recettes en devises provenant de leur exportation ont donné un peu de répit (et quelques pesos) aux caisses de l’État et aux poches des citoyens dans le contexte d’une économie qui a dû repartir de zéro. D’autre part, la réactivation de la consommation a pris de nombreuses formes portées par la créativité d’une population habituée aux aléas et à l’instabilité de l’économie. Les épargnes, quelles que soient leurs mesures, sont devenues des immobilisations matérielles, adoptant une pluralité de formes et de moments, parfois même inattendue… comme la vie elle-même.

Si l’on voulait composer un récit qui visualise toutes les formes que l’argent a prises et les décrit simultanément, leur énorme diversité poserait rapidement problème. Mais si la mise en relation d’objets dissemblables est fondamentalement un exercice architectural, alors leurs techniques de représentation seront l’outil indiqué pour réaliser cette tâche, et tout particulièrement les techniques de géométrie descriptive développées par Gaspard Monge à la fin du XVIIIe siècle, qui deviendront par la suite le langage fondamental de l’architecture. Son artifice permet de traduire sur un plan tout objet tridimensionnel grâce à un système de projections parallèles qui lui confère suffisamment d’abstraction pour le rendre parfaitement lisible, mesurable et, donc, comparable.

Au milieu des années 1930, en utilisant ces outils disciplinaires et en partant d’un principe analogue, Ernst Neufert a entrepris la tâche monumentale de normaliser tous les aspects de la vie moderne à travers ses manuels de construction. Dans le but de réguler la production industrielle et de mettre l’architecture au diapason et au service de ces processus, son livre fonctionnait comme un univers à part entière, une sélection du monde, profondément partielle et endoctrinante, mesurée et proportionnée sur la base du corps humain.

Si le manuel de Neufert partait de la relation corps-industrie comme référence de la société moderne, un récit qui décrit la multiplicité des formes de l’argent en Argentine requiert une sélection de références spécifiques à la consommation et au développement économique locaux. Il doit les présenter sans hiérarchie et permettre leur comparaison, sans ériger la mesure humaine en référence unidirectionnelle. La coexistence désordonnée de ces formes sur un plan est ce qui permet de les mesurer. Leur lecture est progressive et échelonnée avec, comme point de départ, un billet de cent pesos argentins.