Combler les lacunes
George Arbid interviewé par Joyce Joumaa sur le projet d’Oscar Niemeyer pour la Foire internationale Rachid Karameh de Tripoli
- JJ
- J’aimerais tout d’abord que vous nous parliez de votre parcours en tant que directeur du Centre arabe pour l’architecture.
- GA
- Le Centre arabe pour l’architecture, fondé en 2008, a pour objectif de collecter les archives et de stimuler le débat architectural dans le monde arabe. C’est lorsque je menais une étude sur l’architecture moderne au Liban dans le cadre de ma thèse de doctorat que j’ai constaté que j’avais rassemblé une grande quantité d’informations qui vaudrait la peine d’être partagée au-delà du cercle d’amis et de spécialistes. Il y avait alors un manque indéniable de documentation, dispersée à différents endroits, que j’ai commencé à collecter et à rassembler pour les chercheurs. À partir de là, nous avons officiellement fondé cette association à but non lucratif qui poursuit le travail que j’avais entrepris individuellement. Tous les jours, nous constatons à quel point nous avons besoin de combler les lacunes, notamment dans le domaine des archives et de la documentation spécialisée.
- JJ
- Que pouvez-vous nous dire sur la vision de Niemeyer à propos de la Foire internationale Rachid Karameh-Tripoli lorsqu’il a été commissionné pour ce projet?
- GA
- Il est clair, selon les articles qui ont été écrits à l’époque et les déclarations d’Oscar Niemeyer, que lorsqu’il s’est vu confier ce projet, il n’avait pas l’intention de créer une foire dans laquelle chaque pays exposant se distinguerait. Il ne voulait pas faire d’extravagances architecturales. Il visait une sorte de démocratisation des pavillons, et c’est ce qui se reflète dans sa conception. Il a imaginé une toiture en forme de tente, qu’il a construit avec du béton, et il souhaitait aussi y mettre beaucoup d’eau, symbole de vie, pour rafraichir l’atmosphère et jouer avec les reflets des formes architecturales. Son projet était bien plus grand que celui que l’on voit actuellement, même si l’Etat libanais ne le lui avait pas demandé. Il avait suggéré d’ajouter des logements, pour donner à la Foire une continuité sur la ville et ne pas l’isoler, imaginant un espace urbain avec les bâtiments disposés autour de la foire, faisant du site un espace aéré et ouvert sur l’horizon. L’État libanais a rejeté l’idée de bâtiments résidentiels parce qu’ils ne faisaient pas partis du projet initial, projet dont l’ampleur dépassait les capacités même de l’État. Il fut décidé de clôturer le site, allant à l’encontre des idées de Niemeyer. Le grand bâtiment consacré aux expositions, que nous aimons appeler le Boomerang par son inclinaison vers la droite, fut néanmoins érigé. La construction de la foire est une prouesse technique. Elle a été en partie construite sur place et en partie préfabriquée, et les différentes pièces ont ensuite été assemblées les unes avec les autres, ce qui est visible aussi bien sur les plans que sur le site lui-même. Les bâtiments sont harmonieux en hauteur, en longueur et en largeur, comme ceux d’un parc ou d’un grand jardin, se ressemblant tout en étant uniques dans leur forme.
Il y a une chose très spéciale dans les réalisations d’Oscar Niemeyer, ici et ailleurs : il réalise un projet quelque part puis il le recycle et le modifie en l’agrandissant, le réduisant, en expérimentant. Il était très en avance sur son époque. On remarque que la majeure partie de ses réalisations ont un axe de composition, comme si chaque forme devait être complète et autosuffisante. La perspective et la promenade architecturale ont une importance majeure dans les réalisations d’Oscar Niemeyer. - JJ
- Des entrepreneurs libanais ont participé à sa construction, n’est-ce pas?
- GA
- La foire en elle-même est unique au regard de sa conception mais aussi au regard de son exécution, car elle reflète de nombreuses techniques de construction, et une certaine habileté et ingéniosité des architectes, des ingénieurs locaux et des entrepreneurs de Tripoli ou d’ailleurs qui y ont contribué. Pendant les années 1960, l’architecture moderne au Liban avait déjà pris un certain élan, cumulant vingt à trente ans d’expérience dans l’utilisation de toute sorte de béton. D’où provenait ce savoir-faire? Des artisans qui maitrisaient leur art et qui se sont reconvertis à l’enseignement de leur discipline. Ce savoir-faire étant très répandu, il a pu répondre aux idées architecturales avant-gardistes des concepteurs, locaux ou étrangers. Oscar Niemeyer est un architecte international mais il y avait aussi, à ce moment-là, des architectes et des ingénieurs locaux ayant étudié au Liban ou à l’étranger, qui ont produit une architecture moderne unique, et tout cet ensemble doit être considéré comme un patrimoine architectural. Le monde arabe de manière générale regorge de modernité mais malheureusement des idées rétrogrades poussent les gens à penser que le patrimoine correspond uniquement à l’ancien patrimoine.
- JJ
- Dans quelle mesure pouvons-nous considérer ce projet comme un revirement dans l’histoire du modernisme ou de l’architecture moderne?
- GA
- Nul doute que la foire internationale de Tripoli est unique par sa taille et sa conception. Elle constitue une icône de l’architecture moderne. Mais il ne faut pas oublier que ce projet a fait face à de nombreuses réticences, notamment des architectes locaux qui ne comprenaient pas pourquoi faire appel à un architecte international. Ce phénomène existe partout. Néanmoins, quand cette rivalité sert à réaliser des expériences architecturales modernes, elle est bénéfique. Il est certain qu’Oscar Niemeyer était influencé par d’autres architectes et les architectes libanais se sont également inspirés de lui par la suite, qu’il s’agisse de ses réalisations au Liban ou ailleurs. Lorsqu’il est arrivé au Liban, c’était une époque riche d’expériences, durant laquelle le pays était prêt à voir naître des expériences techniques et intellectuelles. L’État libanais aspirait à un avenir florissant pour le pays. Il est évident que le temps et les événements ayant eu lieu plus tard ont démontré que la tâche n’était pas si simple; la stabilité n’était pas au rendez-vous, et la foire n’as pas été suffisamment exploitée à son plein potentiel. Ce n’est pas irréversible, on peut toujours atteindre cet objectif. Il est encore possible que la foire en tire profit et la ville aussi car finalement cette foire se situe dans une ville ayant beaucoup de besoins, mais aussi un potentiel énorme.
- JJ
- Mousbah Rajab1 pense que la foire est hors d’échelle par rapport à la ville, mais quel est votre point de vue à ce propos?
- GA
- Les avis divergent sur cette question : certains pensent que le projet dépasse largement les besoins de la ville, d’autres qu’il rivalise avec la ville, mais à mon avis, l’histoire a prouvé le contraire. Sans la foire, la ville aurait déjà débordé sur les terres agricoles, les champs de citronniers et d’orangers. Elle est un exutoire indispensable et sa taille correspond à l’ampleur du problème d’urbanisme auquel la ville fait face. J’aurai voulu que le projet initial soit réalisé. Dès lors, il y aurait eu une meilleure interaction entre la ville et la foire, elle n’aurait pas été clôturée et tout le monde aurait pu y accéder. Je pense qu’elle est particulièrement grande au regard de l’époque où elle a été construite mais l’élargissement de la ville a prouvé que sa taille correspondait finalement au besoin d’urbanisation.
-
Mousbah Rajab est professeur à l’Université libanaise et spécialiste de l’architecture et de l’urbanisme, notamment de la problématique de la préservation du patrimoine au Liban et de la gouvernance urbaine. ↩
- JJ
- Étant donné que Niemeyer a commencé le projet en 1962 et que la guerre a éclaté en 1975, que s’est-il passé durant cette période de dix ans avant que le projet ne s’arrête complètement?
- GA
- Tout projet d’une telle envergure présente des risques, parce que l’histoire n’est pas toujours linéaire. Ce que l’on prévoit est toujours différent de la réalité; cet endroit fait partie de ceux qui témoignent le plus de l’effet du temps qui passe, qu’il s’agisse des conséquences de la guerre ou de l’instabilité économique. Le site a été occupé par l’armée et il y a eu diverses tentatives d’exploitation du lieu avec des projets ratés d’avance, qui n’étaient pas à la hauteur de cet édifice. Les difficultés que la foire a rencontrées à cette époque sont assez courantes, plutôt économiques, mais elles sont insignifiantes comparées au potentiel qu’elle offre, en dépit de son état actuel. Sa taille est égale à la complexité du problème qui en résulte, et elle équivaut aussi à l’importance de la solution qu’elle pourrait offrir, qui pourrait être bénéfique pour la ville. Par conséquent, les obstacles rencontrés, l’instabilité politique ou économique, le manque de financement ont constitué une entrave au projet à l’époque, mais l’architecture moderne ne s’est pas arrêtée à ce moment-là.
La réalisation d’un tel projet nécessite du temps. Il est tout à fait normal que ce temps soit influencé par des facteurs extérieurs. Beaucoup de choses ont été dites sur ce projet et de nombreux articles ont remis en question son utilité. J’ai beaucoup travaillé avec mes étudiants sur des projets exploitant la foire pour organiser des activités contemporaines. Parmi ceux portant sur les anciens bâtiments, certains proposaient de faire revivre aux édifices leur fonction initiale, d’autres d’en modifier leur fonction. La conception de ce type de bâtiment offre la possibilité d’effectuer des modifications ou de procéder à ce recyclage. Il s’agit dans ce cas de figure d’une architecture durable, qui réutilise les constructions existantes sans avoir à démolir ou à reconstruire. Ce sont des procédés auxquels nous avons beaucoup recours dans notre région. - JJ
- Vous évoquez les étudiants. Comment ont-ils travaillé sur le site de la foire et comment avez-vous enseigné ce sujet, en tant que professeur à l’université?
- GA
- J’ai demandé à mes étudiants de travailler sur deux grands projets sur le site de la foire pour concevoir un pavillon sous le Boomerang, et travailler sur l’édifice situé à l’entrée du site, aujourd’hui devenu une menuiserie. Leurs projets s’inspirent de la simplicité qui caractérise les travaux de Niemeyer. Ils sont parvenus à donner à ces bâtiments une autre fonction, tout en préservant leurs caractéristiques architecturales. Personne ne doit verser dans le fanatisme, à se demander en permanence ce qu’aurait fait Niemeyer s’il était encore parmi nous. Il a vécu son époque et les temps ont changé, la gamme des matériaux a évolué. Nous avons constaté que certains matériaux subissaient les vicissitudes du climat, et qu’il nous faudrait changer, éviter et finalement travailler autrement. Un bâtiment est le reflet de son époque et d’un savoir-faire.
- JJ
- Pourrions-nous parler de la candidature à l’inscription sur la Liste du patrimoine mondial de l’UNESCO et de votre implication?
- GA
- Je n’ai pas fait partie du processus de candidature pour l’inscription sur la Liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, mais le désir de l’inscription s’est imposé de lui-même vu l’urgence que représente l’état de conservation des constructions et le risque d’effondrement ou de détérioration qu’elles encourent. Son inscription sur la Liste du patrimoine mondial peut nous offrir un soutien financier grâce à la visibilité que cela lui confèrerait. Les conditions d’exploitation du site seraient davantage réglementées pour assurer sa préservation. Très peu de biens liés à l’architecture moderne dans le monde arabe ont été classés donc ce serait un réel pas en avant. On se demande d’ailleurs souvent ce que l’on entend par « patrimoine ». J’ai tendance à dire que le patrimoine est un ensemble de modernisations successives. Quand on l’examine, on trouve un patrimoine du XVIIe siècle, considéré comme moderne à son époque. On trouve aussi celui du XVIIIe siècle considéré également comme moderne par rapport à son époque. Puis viennent ceux des XIXe et XXe siècles. Si ces modernisations successives nous ont offert ce que l’on peut définir comme patrimoine, nous ne devons pas les imiter car, de cette manière, nous ne produirions pas de patrimoine à léguer à l’avenir. L’idée du patrimoine moderne n’est donc pas une contradiction terminologique, ni deux entités distinctes, c’est un ensemble homogène, à partir du moment où nous saisissions la signification des mots « patrimoine et modernité ». L’idée dominante est que le patrimoine est par principe ancien, le patrimoine moderne n’étant finalement pas considéré comme du patrimoine. Cette idée est fausse car il représente la modernité de nos peuples, et il faut accepter l’idée d’y avoir contribué. Je considère cette question comme primordiale sur le plan politique.
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