Une question de termes
Jennifer Préfontaine, Michele Tenzon, Ewan Harrison, Iain Jackson, Claire Tunstall et Rixt Woudstra discutent de la modification des termes dans les descriptions archivistiques.
Cet article est le premier d’une réflexion sur la valeur de l’interprétation associée à la pratique technique du catalogage, rédigées par le personnel du CCA et des chercheurs invités, et introduites par Martien de Vletter. Ici, nous examinons l’évolution de la terminologie. Jennifer Préfontaine, catalogueuse au CCA, se penche sur le contexte et l’utilisation du terme « péon » dans le catalogage du fonds Pierre Jeanneret, tandis que Michele Tenzon, Ewan Harrison, Iain Jackson, Claire Tunstall et Rixt Woudstra passent au crible les remaniements effectués dans le cadre du développement des archives de la United Africa Company.
De l’importance du contexte
Jennifer Préfontaine analyse la signification et l’intention en matière de catalogage de documents d’archives
Au cours de la résidence Chercher et raconter de Sangeeta Bagga en juin 2019, nous – catalogueurs au CCA – avons trouvé par hasard du matériel où figurait un mot dont le sens nous paraissait incertain. Un dessin de plan, conservé dans le fonds Pierre Jeanneret que Bagga étudiait, portait la mention « Peons’ Houses » (Maisons de péons) comme titre d’un projet à Chandigarh, daté de 1952.1 Des définitions trouvées dans des dictionnaires imprimés et en ligne, nous avons eu le sentiment que « péon » pouvait être interprété comme négatif dans certains contextes, mais neutre dans d’autres. Un même terme peut avoir des significations, des géographies et même des histoires différentes, en particulier dans les contextes coloniaux. Dans le travail de catalogage, le choix du vocabulaire a des incidences importantes sur la façon dont les chercheurs accèdent à l’information et la comprennent. Il nous fallait nous poser la question suivante : y a-t-il un problème à employer le mot « péon » pour désigner une personne?
Nous avons appris que « péon » avait des sens et origines variés selon l’endroit et l’époque où le mot est utilisé. Entre autres définitions, il signifie ouvrier ou travailleur non spécialisé.2 En Amérique latine, notamment au Mexique, un péon en est aussi venu à désigner un travailleur lié à son employeur jusqu’à l’extinction de sa dette envers lui.3 Ce type de « pratique de travail »4 est à la base de ce que l’on appellera le « péonage » dans la période suivant l’abolition de l’esclavage aux États-Unis, où de nombreux hommes et femmes afro-américains libérés sans possibilité d’autonomie véritable se sont vu imposer ce système qui les maintenait dans une servitude forcée.5 6 Il y a donc tout lieu de penser que l’utilisation du terme aux fins de catalogage dans ce contexte américain devrait être revue. Cependant, par comparaison, dans les pays d’Asie du Sud, en particulier en Inde et au Sri Lanka, le mot « péon », introduit par les Portugais, désignait historiquement un fantassin ou un agent de police.7 Aujourd’hui, dans la société indienne, il renvoie à un messager ou un préposé, notamment dans un bureau,8 désignant le premier échelon de la classification des employés des organisations gouvernementales et non gouvernementales.9 10
Considérant que le matériel du fonds Pierre Jeanneret comprenant le mot « péon » dans les descriptions se rapporte à Chandigarh, serait-il acceptable d’utiliser ce terme malgré la connotation négative qu’il revêt dans d’autres contextes, notamment américain? Devrait-on se servir d’un mot différent, ou conserver un terme « contentieux » avec l’ajout éventuel d’une note explicative?
Le CCA étant une institution internationale située en Amérique du Nord, nous nous demandons s’il est préférable de supprimer un mot potentiellement préjudiciable dans nos descriptions, même s’il est toujours en usage et apparemment pertinent dans d’autres contextes culturels. Qu’en est-il du comportement de recherche de nos utilisateurs? Les experts de Chandigarh, en particulier des travaux de Le Corbusier et Pierre Jeanneret, s’attendent peut-être à trouver le mot « péon » et le chercheront dans notre catalogue. Pour tenter de mieux comprendre l’utilisation du terme dans le cadre des études sur l’architecture et la société indiennes, nous avons décidé de faire appel à des experts dans ce domaine de recherche.
Pour Sangeeta Bagga,11 directrice du Chandigarh College of Architecture, Vikram Bhatt,12 auteur de Blueprint for a Hack, Resorts of the Raj et After the Masters, et Vikramāditya Prakāsh,13 auteur de Chandigarh’s Le Corbusier et One Continuous Line, qui a également dirigé Rethinking Global Modernism, le mot « péon » est un vocable approprié pour désigner un poste de premier échelon dans les administrations gouvernementales en Inde. Cependant, tous soulignent que le terme n’est généralement plus employé dans les entreprises privées. Bhatt mentionne que « chaprasi », signifiant un messager de bureau ou un portier, constitue un équivalent, et qu’il pourrait y en avoir d’autres dans différentes régions de l’Inde. Bagga indique que si « employé de bureau » est l’expression couramment utilisée dans le secteur privé, « péon » sert toujours à désigner une fonction où les gens peuvent gagner dignement leur vie dans un poste non technique, et la population en Inde n’associe pas nécessairement le mot à un héritage colonial. Il a été consacré durant l’époque britannique, mais est toujours utilisé aujourd’hui, sans la moindre connotation négative. Bhatt et Prakāsh s’accordent à dire que si le terme est encore en usage, il n’est plus employé au quotidien. Selon eux, il pourrait avoir des connotations désobligeantes, selon le contexte où il est prononcé.
Bagga et Bhatt soulignent également que Chandigarh est une ville qui a été pensée selon une hiérarchie précise initialement avec treize types de logements gouvernementaux, où les « péons » occupaient le bas de l’échelle.14 Bagga ajoute qu’avec les projets de Jane Drew et Pierre Jeanneret, c’était la première fois que des logements étaient planifiés pour les « péons ».15 16 Elle rappelle que les dessins d’architecture et autres documents témoignent de cette nomenclature; ce type de logement était appelé précisément « maisons de péons », comme en fait foi l’intitulé du plan. Si le mot est absent de la description, comment le chercheur pourra-t-il le trouver?
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Le terme « péon » figure aussi dans d’autres documents du fonds Pierre Jeanneret. ↩
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Le mot prend différentes significations selon les époques, les langues et les cultures. Toutes ne sont pas abordées dans cet article. On nomme ainsi aussi le pion dans le jeu d’échecs et des unités de base dans certains jeux de stratégie sur ordinateur, par exemple. ↩
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William Wirt Howe, « The Peonage Cases », Columbia Law Review, vol. 4, no 4 (avril 1904), p. 279. ↩
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Pete Daniel, « The Metamorphosis of Slavery, 1865–1900 », The Journal of American History, vol. 66, no 1 (juin 1979), p. 89. ↩
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Daniel, « The Metamorphosis of Slavery », 1979. ↩
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Le péonage n’est pas limité aux États-Unis. Il a existé et existe encore sous diverses formes à travers le monde. ↩
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Collins English Dictionary, s.v. « peon », consulté le 15 novembre 2021, https://www.collinsdictionary.com/dictionary/english. Webster’s Third New International Dictionary of the English Language, Unabridged (1981), s.v. « peon ». [Notre traduction.] ↩
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Collins English Dictionary, s.v. « peon ». [Notre traduction.] ↩
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« Peon Pay Scale, Pay Grade, Pay Matrix, Salary & Allowance After 7th Pay Commission », 7th Pay Commission Info, consulté le 15 novembre 2021, https://7thpaycommissioninfo.in/peon-pay-scale-grade-matrix-salary-allowance/#:~:text=Peon%20Pay%20Scale%20under%207th%20Pay%
20Commission&text=That%20means%20the%20salary%20of,7000%2F%2D
%20per%20month. ↩ -
Government of India, Ministry of Labour & Employment, Directorate General of Employment, National classification of occupations-2015 (Code Structure) I, (New Delhi: National Career Service, 2015), 2015, https://www.ncs.gov.in/Documents/National%20Classification%20of%20Occupations%20_Vol%20I-%202015.pdf. ↩
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Dr Sangeeta Bagga, rencontre par Zoom, 19 novembre 2021. ↩
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Vikram Bhatt, rencontre par Zoom, 25 novembre 2021. ↩
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Dr Vikramāditya Prakāsh, échanges par courriel, novembre 2021. ↩
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À la demande de Jane Beverly Drew, l’une des trois architectes avec Pierre Jeanneret et Edwin Maxwell Fry qui étaient responsables de la conception de la plupart des logements gouvernementaux, un quatorzième type additionnel, connu sous le nom de « cheap houses » (maisons bon marché), a été conçu par Drew pour les employés du gouvernement les moins bien rémunérés, jusque-là non comptabilisés. Kiran Joshi, Documenting Chandigarh: The Indian Architecture of Pierre Jeanneret, Edwin Maxwell Fry, Jane Beverly Drew (Ahmedabad, India: Mapin Publishing Pvt Ltd.; Chandigarh, India: Chandigarh College of Architecture, 1999), volume 1, 43. Sarbjit Bahga and Surinder Bahga, Le Corbusier and Pierre Jeanneret: Footprints on the Sands of Indian Architecture (New Delhi, India: Galgotia Publishing Company, 2000), 131. ↩
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Bagga ajoute également que cette nouvelle typologie de logement pour les « péons » se poursuit à ce jour avec les mêmes objectifs, fonctions et responsabilités des rôles. ↩
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Des documents de l’Atelier Le Corbusier datés de 1951 et 1952 font référence à la planification de maisons pour des péons dans le cadre du programme pour Chandigarh. Même si le terme « péon » n’apparaît pas sur les documents de l’Atelier, le projet est nommé dans la littérature associée et dans les archives de la Fondation Le Corbusier, notamment, comme « la maison du péon » ou « logis à bas prix : les maisons des péons ». Voir Le Corbusier, Œuvre complète 1946-1952, Zurich, Éditions Girsberger, 1953, p. 158 et Le Corbusier et H. Allen Brooks, dir., Chandigarh: City and Musée, The Le Corbusier Archive vol. 25, New York, Garland Publishing et Paris, Fondation Le Corbusier, 1983), p. 35 et 565. ↩
Il se peut donc qu’il nous soit impossible de dissocier l’utilisation du terme du contexte dans lequel il apparaît. Prakāsh recommande de le conserver pour ce qui est du fonds Pierre Jeanneret, notant au passage qu’il n’y a pas d’interprétation « juste » d’un mot, et certainement pas fondée sur un sens « originel ». Pour Bhatt, l’influence mutuelle des langues est une constante depuis les débuts des contacts entre l’Ouest et l’Est. En prenant cette réalité en compte, il explique qu’il n’aurait pas d’hésitation à employer le mot, mais que les catalogueurs devraient certainement reconnaître les différents contextes dans lesquels il est utilisé.
De ces discussions, il ressort comme une évidence que le mot « péon » véhicule différentes connotations et significations selon la nature de son utilisation. Les trois experts sont d’avis que nous continuions à nous servir de « péon » pour nos descriptions dans le champ titre, et que nous ajoutions, quand cela est pertinent, une note contextuelle explicative. Alors que nous reconnaissons l’importance de nous pencher sur l’évolution du sens des mots à travers le temps et les réalités, notamment quand ils se rapportent directement à la désignation de personnes, des démarches comme celle-ci seront d’une aide précieuse pour établir des lignes directrices en vue d’un travail descriptif plus réfléchi.
Nous souhaitons exprimer nos remerciements à Sangeeta Bagga, Vikram Bhatt et Vikramāditya Prakāsh pour leurs réflexions sur ce sujet.
Remanier, reformuler les légendes, aller plus loin
Michele Tenzon, Ewan Harrison, Iain Jackson, Claire Tunstall et Rixt Woudstra examinent les archives de la United Africa Company
Les archives d’Unilever à Port Sunlight, au Royaume-Uni, accueillent une collection étendue de documents portant sur la United Africa Company (UAC). Détenue à 100 % par Unilever, l’UAC était un vaste empire commercial et manufacturier qui possédait et gérait lui-même de nombreuses annexes dans les domaines de la vente de détail, du textile, du bois et de l’extraction de matières premières, principalement, mais pas exclusivement, dans les colonies britanniques d’Afrique de l’Ouest. L’ampleur de l’entreprise à la fin du XIXe et au XXe siècle, son rôle dans l’exploitation coloniale, ainsi que ses manœuvres économiques et politiques dans la période qui a suivi l’indépendance, font de ses archives un dépôt à la fois problématique et riche à cataloguer et à analyser. De nombreux écrits théoriques ont abordé les archives dans des perspectives postcoloniales, et celles-ci ont alors été définies à la fois comme un instrument de pouvoir et une technologie de domination en soi. En tant qu’archives de la plus grande société britannique en Afrique de l’Ouest, profondément inscrite dans les modèles coloniaux d’extraction de ressources et de capitaux dans la région, celles de l’UAC peuvent également faire l’objet de telles théories. Mais elles sont néanmoins ponctuées de moments d’hésitation, de contestation et de remise en cause de la tentative d’hégémonie de l’entreprise.
L’UAC a généré des archives comme un sous-produit des transactions commerciales quotidiennes dans les colonies africaines : ses rapports, procès-verbaux de conseils d’administration, plans de marketing, communiqués de presse et grands livres ont par la suite été classés, catalogués et préservés par une équipe de conservateurs et d’archivistes. Mais l’entreprise a également suivi ses propres dynamiques en matière d’archivage : son personnel a collectionné des cartes, des œuvres d’art africain et des documents éphémères sur le sujet, de la correspondance personnelle et des mémoires, ainsi que des milliers de photographies prises, rassemblées et cataloguées entre 1880 et 1980. Cette volonté d’accumuler et d’inventorier le monde africain qui l’entourait témoigne des tentatives de l’UAC d’imposer une logique archivistique à l’empire commercial diversifié, complexe, qu’elle contrôlait ou tentait de contrôler.
Pour les historiens de l’architecture, la collection de photographies est d’un intérêt particulier, avec sa tendance à rassembler les représentations de bâtiments, de lieux, de personnes et d’événements spéciaux. La grande quantité de matériel visuel était produite par des employés travaillant pour différentes filiales, chacune avec ses propres objectifs, points d’observation et perspectives. Les collaborateurs et le contenu sont aussi diversifiés en matière de portée géographique et d’importance, avec des documents couvrant de vastes étendues du continent africain, ainsi que des incursions plus modestes au Moyen-Orient, en Inde et dans les Amériques. Dans l’ensemble, et conformément à la nature d’une entreprise multiple, plurielle à l’interne et géographiquement dispersée, la collection apparaît comme un corpus d’archives interdépendantes, mais distinctes, chacune ayant sa propre provenance, sa cohérence, ses détails et sa densité de données.
Des efforts et des dépenses considérables ont été consacrés à la production et la présentation de ce matériel photographique. Chaque filiale a appuyé ses propres preuves documentaires en élaborant un dossier ou un répertoire visuel de ses activités, parallèlement aux registres et aux listes comptables. En fournissant un compte-rendu solide du déroulement de l’activité commerciale, la technique photographique s’est avérée particulièrement utile à la société mère. Prises dans un but précis, les images ont été traitées et imprimées avant d’être sélectionnées pour figurer dans des albums spécialement conçus et souvent accompagnées de légendes imprimées ou de commentaires manuscrits. Dans de nombreux cas, elles ont été un substitut aux voyages, beaucoup de directeurs et agents d’affaires n’ayant jamais mis le pied en Afrique et ignorant l’aspect concret de leurs intérêts commerciaux et de leurs actifs.
Les images ont apporté la preuve que les magasins avaient été construits, que les marchandises étaient bien rangées sur les étagères et que tout était « comme promis ». Elles ont rassuré les propriétaires et les actionnaires, mais sont aussi devenues une forme de publicité, comme le montre l’organisation minutieuse de ces documents dans les dossiers consacrés aux relations publiques. Grâce aux photographies, la distance et l’éloignement géographique semblaient moins importants, car les preuves visuelles qu’elles offraient procuraient finalement un sentiment de proximité en ramenant une version particulière de l’Afrique aux actionnaires européens. Ces images étaient censées créer une impression de familiarité qui pouvait justifier la présence outre-mer de l’entreprise et montrer qu’un territoire colonial était mûr pour le développement, apaisant par conséquent les investisseurs et le personnel européen.
En raison du rôle particulier de la documentation photographique dans les activités de l’UAC, les formes de collecte, de définition et de revendication de celle-ci offrent un point de vue qui permet de comprendre comment l’entreprise a vu, perçu et choisi d’enregistrer l’environnement social et physique de l’Afrique. La bibliothèque d’images n’était pas figée, elle a été enrichie, revisitée et modifiée au fil du temps. Les titres ont été récrits, des notes ajoutées, reflétant non seulement la transformation de l’environnement bâti, comme l’agrandissement ou la réfection des locaux de l’entreprise, ou l’acquisition ou la vente de propriétés, mais aussi l’évolution de la situation politique après des élections, émeutes ou grèves, et les défis de légitimité qui en ont résulté.
Un tel remaniement des archives est particulièrement évident dans les sections où les photographies ont été sélectionnées et montées sur des cartes, comme une bibliothèque photographique compilée, classée d’abord par pays, puis par thèmes. Cette collection a été assemblée pour alimenter la production de rapports de marketing, magazines de l’entreprise, bulletins d’information, communiqués de presse et publicités. La réalisation de ces publications et matériels de relations publiques exigeait des images de qualité et un système de catalogage permettant de les trouver facilement. Les notes inscrites sur les cartes montrent que le personnel de l’UAC exerçait un contrôle sur ce qui était considéré comme approprié pour l’image de l’entreprise.
Sur certaines de ces cartes, les légendes étaient révisées, des termes remplaçant ceux qui étaient jugés dépassés ou inappropriés. Ainsi, le titre d’une image décrite comme « Ouvriers autochtones » a été biffé et remplacé par « Ouvriers africains », avant d’être à nouveau étiqueté comme « Employés ». Dans d’autres cas, « Cases africaines » est devenu « Maisons africaines » et « Logements européens » a été renommé « Logements de la direction » afin de refléter le processus d’africanisation des années 1950 (le recrutement et la promotion du personnel africain au sein de l’entreprise) que l’UAC avait adopté comme stratégie pour restaurer sa légitimité pendant la phase de décolonisation. D’autres images ont plutôt été identifiées comme étant « à retirer » parce que la signalisation des magasins ou des usines employait des toponymes coloniaux qui, après l’indépendance et pour des raisons évidentes, étaient devenus offensants pour des auditoires africains. De même, une image d’Ibadan montrant un quartier de maisons basses construites en briques de terre cuite était considérée comme désormais inutilisable parce qu’elle véhiculait un sentiment de précarité indésirable pour le public et particulièrement les investisseurs potentiels.
Nous ignorons l’identité exacte des personnes qui prenaient ces décisions et la fréquence à laquelle les photographies étaient réévaluées et leurs légendes reformulées. À la différence du processus d’archivage où les archivistes créent des titres, ces derniers faisaient plutôt partie d’une bibliothèque d’images. Cependant, le fait que les photographies, au lieu d’être remontées sur de nouvelles cartes, aient été modifiées en biffant les anciennes légendes suggère que ce contexte était peut-être considéré comme important, même s’il était dépassé. Néanmoins, pour permettre l’émergence de cette méta-analyse des archives et de leur stratégie changeante de catalogage et d’étiquetage, il a fallu remettre en question la manière traditionnelle dont ces dépôts de documents sont perçus.
Au-delà du catalogue
Il est rare de voir les archives de la façon dont on peut parcourir les livres d’une bibliothèque. Au lieu de cela, nous en faisons l’expérience sans accès direct aux réserves et donc sans possibilité d’examiner la collection en personne. Dans la plupart des cas, les dossiers sont apportés au chercheur après consultation d’un catalogue, rédaction de demandes et remplissage de formulaires, et sont examinés un par un. S’il y a des raisons évidentes pour de telles restrictions, qui visent à assurer l’intégrité et la sécurité du matériel, la nécessité de surveillance impose un examen de celui-ci selon des moyens extrêmement compartimentés ou limités.
Dans notre projet de recherche « The Architecture of the United Africa Company: Building Mercantile West Africa », nous avons remis cette approche en question et cherché à appliquer une procédure différente qui a permis à l’équipe d’accéder aux espaces de stockage des archives. Le « libre accès » à la collection nous a été accordé, ce qui nous a permis de naviguer et d’échantillonner rapidement une boîte ou un dossier sans même le sortir de son emplacement dans la réserve. Nous avons reçu une formation approfondie sur les procédures d’archivage de base, la manutention manuelle et la santé, ainsi que la sécurité. Il a été nécessaire de continuer à remplir et utiliser des formulaires de retrait, mais l’acte physique d’obtention des dossiers et d’accès aux salles de stockage nous a été confié, permettant à l’équipe des archives de se concentrer sur son travail quotidien. La possibilité de comparer les boîtes, de visualiser plusieurs fichiers ou simplement de « piocher » au hasard nous a permis d’évaluer beaucoup mieux l’ensemble de la collection de l’UAC, a accéléré notre capacité à « passer au travers du matériel » et également réduit la charge de travail de l’équipe des archives. Le fait de voir tous les albums photographiques sur les étagères et de comparer la taille et la portée d’un album par rapport aux autres, ainsi que la capacité à visualiser les dossiers et leur disposition, nous ont aidés à comprendre la structure de l’entreprise d’une manière qui n’aurait pas été possible autrement.
Cette procédure, permise par la collaboration prolongée entre l’équipe universitaire et l’équipe de gestion des archives, a fait naître une méthode de travail différente. Si la reformulation des légendes de la collection photographique de l’UAC témoigne de la réaction du capitalisme européen face aux changements politiques et de son adaptation pragmatique aux paradigmes changeants de la phase de décolonisation, la reconnaissance de ces couches supplémentaires nécessite d’aller « au-delà » du catalogue. La superposition de significations et orientations, qui a pris la forme d’une approche presque curatoriale du catalogage des photographies, révèle l’évolution des préjugés et les sensibilités des acteurs impliqués dans la production et la gestion du fonds d’archives. Cependant, une telle interprétation critique des pratiques descriptives nécessite de remettre en question l’interface traditionnelle entre archiviste et chercheur, permettant finalement d’aborder les archives comme une entité complète et stratifiée.