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Sans nostalgie

Claudia Shmidt sur les lettres d’Amancio Williams

Ce texte est la transcription d’une entrevue qui s’est tenue durant la résidence au CCA de Claudia Shmidt. Sa lecture des archives d’Amancio Williams est présentée dans notre salle octogonale du 12 octobre 2023 au 21 janvier 2024.

Le fait de voir ces documents en vrai, de les tenir dans ses mains, change radicalement l’idée que l’on se fait de la personnalité et du travail d’Amancio Williams. Lorsque nous avons commencé à réfléchir à ce projet, j’ai compris intuitivement, avec le recul, qu’il pouvait y avoir dans ses lettres quelque chose de différent de ce que l’on rencontre habituellement dans la correspondance entre architectes. Et j’y ai effectivement trouvé des éléments tout à fait remarquables, comme les objets qu’il fabriquait et envoyait par la poste à des magazines internationaux en vue de leur publication. Il effectuait un travail éditorial préalable, une sorte de préédition, et dans ses lettres, il explique aux rédacteurs en chef comment éditer le matériel : il précise la valeur de trait, le nombre d’images, etc. […] Dans le cas particulier de la Sala para el espectáculo plástico y el sonido en el espacio (Salle de spectacle visuel et sonore dans l’espace), par exemple, il demande que l’étude acoustique soit publiée en entier, ce qui représentait une dizaine de pages. Alors qu’en fait, ce sont les images que l’on veut idéalement publier dans une revue d’architecture.

Il réalisait à la main des dossiers et des enveloppes dans lesquels il insérait ce genre d’éléments avec des explications pour leur publication et des instructions pour leur traduction… parce qu’il préparait ces dossiers en anglais, en espagnol et en français. En général, les traductions étaient faites par son épouse Delfina Gálvez, également architecte et collaboratrice dans de nombreux projets.

Livre promotionnel pour le projet Edifico suspendido de oficinas, 1946. Fonds Amancio Williams, CCA, ARCH287626. Don des enfants d’Amancio Williams. © CCA

Nous avons aussi trouvé un livre qu’il a fabriqué pour présenter le projet de l’immeuble de bureaux suspendu. Il s’agit là encore d’un livre fait main, et relié à la main, qui était envoyé à ses interlocuteurs. D’ailleurs, le choix de ses destinataires constitue un autre aspect fascinant de sa correspondance. D’une part, il s’adresse aux magazines d’architecture les plus importants au monde (du moins de son point de vue), essentiellement américains et européens, bien qu’il y ait aussi quelques cas de revues japonaises; et d’autre part, il envoie ce type d’ouvrage à des personnalités telles que Rockefeller et Hilla Rebay du Musée Solomon Guggenheim, dans l’intention expresse de faire connaître son travail. Cette partie de la correspondance de Williams est importante en raison du travail considérable qu’il consacre à la préparation de ces envois.

Il y a une série d’échanges très intéressants, tôt dans sa carrière, avec le magazine Architectural Forum, où Williams demande que ses travaux soient publiés dans leur plus grande partie. La correspondante pour l’Amérique du Sud, Chloethiel Woodard Smith, qui était allée en Argentine, lui répond : « Très bien, mais Forum redessine les plans ». Amancio Williams ne voulait pas cela; il ne l’acceptait pas. Il y a d’ailleurs un passage dans une de ces lettres où lui dit craindre que « l’ingéniosité » du trait, de la ligne, se perde. Il était extrêmement attentif à cet aspect de la diffusion. C’est pourquoi la reconstitution de la séquence au moyen des lettres et des dossiers qui ont été envoyés, et finalement de l’ouvrage, donne la mesure de l’un des axes fondamentaux de l’élaboration de ses idées architecturales.

Williams a fait appel non seulement aux revues d’architecture, mais aussi à des bailleurs de fonds potentiels : des politiciens et en particulier des personnalités du milieu de la culture et des fondations susceptibles de fournir une aide financière. Par ailleurs, très tôt, il a cherché à publier dans des revues à grand tirage, comme El Hogar, qui s’adresse à un public de classe moyenne. C’était dans les années 1950, à la fin du deuxième gouvernement de Perón, qui fut une grande période de consolidation des classes moyennes au cours de laquelle les revues enseignaient en quelque sorte aux gens comment se comporter pour faire partie de cette classe en matière de consommation, afin d’activer la consommation, et donc l’économie. Il avait un objectif important à atteindre et il comprenait qu’il devait propager ses idées le plus possible.

Serial La Nacion, 11 octobre 1981. Fonds Amancio Williams, CCA, ARCH287717. Don des enfants d’Amancio Williams

Tout ce travail de promotion de sa personne, mais aussi au fond de ses idées sur la ville, avait pour but de montrer de nouveaux modes de vie et le besoin impérieux de logement, et donc sa conception de la ville à forte densité, qui est le grand thème des architectes modernes et qui fut toujours au cœur de sa pensée et de son travail. Cela est très perceptible dans ses lettres.

Vers la fin des années 1950, William entame une correspondance avec Reginald Malcolmson, une personne réellement extraordinaire avec qui, pendant plus de vingt ans, il a échangé sur une idée qu’il a appelée dans un premier temps Viviendas en el espacio (Habitats dans l’espace). Il s’agit d’un prototype assez traditionnel de logements conçus pour être construits en grand nombre, fondé sur des critères sains et sur l’ensemble des principes du modernisme, qui évoluera pour devenir La ciudad que necesita la humanidad (La ville dont l’humanité a besoin). La grandiloquence du nom fera l’objet d’une discussion dans ses échanges épistolaires avec Malcolmson, qui écrit à un moment donné : « [C]ommençons par diffuser l’idée, nous verrons ensuite si le nom est approprié. Nous devons convaincre les gens de convaincre les politiciens afin de pouvoir construire cette ville. »

Lettre d’Amancio Williams à Reginald Malcolmson, 26 avril 1978. Fonds Amancio Williams, CCA, ARCH287622. Don des enfants d’Amancio Williams. © CCA

Ce que les lettres apportent dans leur ensemble, c’est l’élaboration de la pensée théorique d’un architecte qui n’écrivait pas dans les médias traditionnels. Amancio n’écrivait pas d’articles, il n’était pas critique […] et pourtant il a développé un corpus d’idées théoriques tellement dense et tellement intéressant. Parmi la correspondance qu’il conserve (ayant la conscience aigüe que tout ce qu’il produit a une valeur, il garde tout) et que l’on trouve dans ses archives figurent ses brouillons : dans certains cas, des lettres manuscrites qui étaient plus tard dactylographiées par Delfina ou sa fille ou encore quelqu’un du cabinet, souvent avec des annotations, des corrections ou des précisions qui contrastent avec les lettres de réponse. La densité de ces documents permet de reconstruire certains dialogues qui, dans de nombreux cas, vont au-delà du simple échange professionnel et acquièrent une valeur émotionnelle très profonde sur le plan des idées.

D’un côté, il y a cette grande idée de la ville, mais le projet qu’il souhaitait le plus réaliser, celui sur lequel il a le plus travaillé, est probablement la Sala para el espectáculo plástico y el sonido en el espacio (Salle de spectacle visuel et sonore dans l’espace). S’il l’a proposée à des entités privées, Amancio envisageait avant tout cette salle comme un projet municipal ou financé par un gouvernement. Cette conception résume en quelque sorte son sentiment à l’effet que ses œuvres devaient être publiques et destinées à un usage public. Certes, Williams a réalisé des commandes : il a construit le projet de Le Corbusier dans la ville de La Plata, la maison de ses parents, de même que quelques œuvres, objets et meubles […] mais son ambition était manifestement de créer une architecture plus publique et de plus grande envergure.

Il y a un passage dans la correspondance avec Malcolmson où, faisant allusion à l’ampleur que devait avoir ce grand projet qu’il va appeler La ciudad que necesita la humanidad (La ville dont l’humanité a besoin), il dit : « Bon, il faut aller de l’avant. Commençons par essayer de réaliser de petits projets. » Entre autres choses, Malcolmson mettra sur pied, à la fin des années 1970, un atelier avec ses étudiants dans le cadre duquel il construira finalement une maquette de cette ville pour laquelle Amancio envoie de nombreuses esquisses préliminaires comportant des collages, dont il se sert pour composer, penser et présenter son projet. Il y a un travail artistique à la base de sa pensée architecturale qui, à mon sens, n’est pas étranger à quelque chose qu’il répète sans cesse dans ses lettres, soit l’idée de la pureté et de la beauté de la forme. Cette notion revient comme s’il s’agissait d’un de ses objectifs ultimes – que l’on distingue d’ailleurs très tôt dans sa Casa sobre el arroyo (Maison sur le ruisseau) –, mais il s’agit d’un postulat de simplicité et de beauté formelle qu’il comprend également comme étant partie prenante du type d’environnement dont l’humanité a besoin.

Bien sûr, il y a aussi quelques contradictions dans ses lettres. C’est ce qui lui permet, à un moment donné, de repenser certaines de ses idées. Il évoque souvent la situation économique de son pays, les difficultés dues aux crises économiques en Argentine, les hauts et les bas des gouvernements […] et il avoue dans certains cas qu’il a du mal à trouver l’argent nécessaire pour promouvoir ses idées. Je pense que nous devons nous pencher un peu plus sur les principes théoriques qui se cachent derrière cette personnalité forte, dominante, entreprenante et tenace. Même s’il disait parfois qu’il se sentait isolé, William a continué jusqu’à la fin de sa vie à alimenter la discussion sur notre façon de vivre.

Cet article a été traduit de l’espagnol par Nathalie de Blois.

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