Atemporelle, même si elle est marquée d’une connotation moderniste

L’exposition Monument domestique : Amancio Williams revu par Pezo von Ellrichshausen est présentée dans la Salle octogonale. Texte extrait d’une conversation entre les commissaires de la série d’expositions consacrée à l’œuvre de Williams. Image: Amancio Williams, Esquisse d’une nouvelle voûte en coquillage, vers 1951. ARCH288271. Amancio Williams fonds © CCA

Tout le monde a ses obsessions

Yves Moreau, Claudia Shmidt, Sofia von Ellrichshausen et Mauricio Pezo interprètent l’héritage d’Amancio Williams avec Francesco Garutti

La conversation qui suit a eu lieu en février 2024 lors du vernissage de Monument domestique, la troisième exposition de la série Sortis du cadre : Amancio Williams. En plus d’un enregistrement vidéo, une transcription abrégée de la conversation est présentée ici.

FG
Ce processus a en fait débuté comme un exercice de curation entre les commissaires : sélectionner des personnalités qui pourraient porter un regard pertinent sur le travail d’Amancio Williams, mais qui ont également une relation singulière avec le sujet. Cette démarche initie des lectures à partir de diverses perspectives, et lorsque l’on met différentes personnes ensemble, on espère toujours que cela fonctionnera. Après toutes vos recherches, qu’est-ce qui, dans le profil d’Amancio en tant qu’architecte, parle au présent ou à votre façon de pratiquer l’architecture aujourd’hui?
MP
L’héritage d’Amancio peut faire l’objet de multiples interprétations, et il existe une distinction subtile, bien qu’importante, entre les archives, en tant que collection d’objets, et l’héritage, en tant que dépositaire d’un ensemble de valeurs. Habituellement, si les musées possèdent des photographies ou des peintures, il s’agit d’œuvres d’art qui appartiennent à la production d’un individu artiste. Mais dans le cas de l’architecture, on se trouve toujours face à une difficulté, puisque l’œuvre est un bâtiment qui a une fonction différente. Dans le cas d’Amancio, il y a un projet qui entre dans la catégorie de la documentation d’une œuvre d’architecture. En revanche, la plupart des autres sont des projets non réalisés et donc des idéalisations d’un bâtiment potentiel. Tout ce qu’il a réussi à faire, à savoir l’intention d’un projet futur, appartient aujourd’hui à la collection. C’est très important, cela montre la continuité et la persistance de sa pratique. En guise d’héritage, de message pour les nouvelles générations, la capacité d’un architecte à suivre ses intuitions avec cette obsession est importante. Bien sûr, on pourrait aussi y voir quelque chose que certaines pratiques ne sont pas en mesure de faire. Dans le sens où suivre cette voie, c’est peut-être se condamner à ne pas construire. Mais c’est sans doute une bonne voie pour de nombreuses personnes, pour embrasser la possibilité de l’architecture et l’idéalisme au-delà des aspects pratiques de la vie. Bien sûr, nous avons besoin d’architectes qui bâtissent le monde, mais nous avons aussi besoin d’architectes qui expérimentent ou qui essaient de construire, mais sans concessions, sans tomber dans les ornières des circonstances.
SvE
Si nous devions à nouveau nous retrouver devant les mêmes archives, que chercherions-nous? Car il y a toujours une première recherche. Et ensuite, si on a plus de temps, on y revient. Plus je regarde les choses, plus je suis fascinée par le fait que le langage qu’il utilise est pratiquement atemporel. On examine des projets qui datent des années 1940 ou 1960, et ils seraient tout aussi valables si on les présentait aujourd’hui. On remarque un langage architectural puissant, une foi profonde dans le pouvoir de l’architecture qui est atemporelle, même si elle est marquée d’une connotation moderniste. On y trouve quelque chose qui renvoie à des relations tout à fait essentielles de ce que nous appellerions aujourd’hui des préoccupations écologiques, mais je pense qu’il s’agit de préoccupations quasiment ataviques. Elles appartiennent à toutes les époques et à tous les êtres humains du monde entier.
CS
Il aimait parler de son atelier comme d’un centre de recherche. Pendant de nombreuses années, je crois même tout au long de sa vie, de jeunes personnes étudiantes ont continuellement voulu venir dans son atelier pour travailler avec lui. Non pas pour l’argent, bien sûr, il n’avait pas d’argent. Et ce n’était pas le but. Pour la plupart, il s’agissait plutôt de rencontrer le maestro, d’observer sa manière de concevoir, de faire. Bien sûr, je pense qu’il s’est inspiré des idées fondamentales du concrétisme. Il était proche du groupe de l’art concret dès le début et il a défendu pendant toute sa carrière l’idée que l’abstraction et la beauté figurent au sommet de toute conception.
YM
Il y a deux ou trois notions que nous [Studio Muoto] estimons importantes et qui sont liées à notre travail. Pour revenir à cette question de l’obsession : tout le monde a ses obsessions, et il est bon de les avoir parce qu’elles nous poussent à continuer à avancer au fil des années. La deuxième chose, c’est la notion de temps, j’ai l’impression que beaucoup de ses projets étaient en avance sur leur temps. Je veux dire qu’il n’était pas intéressé par ce qui était en vogue. D’une certaine manière, c’est très important pour les jeunes architectes, parce que si vous êtes à la mode, demain, vous ne le serez plus. Si, en tant que bureau, vous connaissez vos propres obsessions et que vous cherchez à chaque fois de vous réinventer d’une manière ou d’une autre, de continuer à aller de l’avant, alors vous ne courez pas après ce qui se passe sur le dernier site Internet dédié à l’architecture. Et puis une troisième chose nous a beaucoup plu dans son travail, c’est la qualité de ses dessins. Bien sûr, on trouve aussi une obsession à dessiner et à redessiner, et à faire de multiples versions de chaque projet au fil des ans, mais la qualité des dessins est remarquable.
FG
Vous évoquez la notion de temps, qui est un sujet qui touche tout le monde : vous, en tant que personnes qui s’adonnent à la pratique, à la recherche et à la curation, mais aussi toutes les équipes du CCA qui ont travaillé sur le projet. Il y a aussi, pour moi, ce contraste entre le fait d’être en avance sur son temps tout en étant très pragmatique et en cherchant à être dans le présent.
SvE
D’une certaine manière, sa carrière a été comme un retour cyclique à quelques idées et très peu de projets construits. C’est une formidable leçon pour notre époque, caractérisée par l’abondance et le toujours plus, plus vite, plus grand. Il a commencé sa carrière avec une œuvre très forte, la Casa sobre el arroyo, qui prouve qu’il était capable de concrétiser ses idées. Elle a été réalisée avec une grande précision et une grande beauté, ce qui témoigne d’une forte maturité pour quelqu’un qui n’avait que trente ans. Je me demande s’il était anxieux à l’idée de construire d’autres bâtiments ; sa correspondance le laisse sans doute penser. Ou peut-être était-ce un soulagement d’avoir réalisé cet excellent travail dès ses débuts.
YM
Il est intéressant de remarquer qu’il a créé ses propres sujets pour ses projets, étant donné qu’il n’avait pas reçu de commande pour l’aéroport. Il a donc décidé : « J’ai une idée pour l’aéroport et c’est ce que je veux faire ». Je pense qu’il s’agit là d’une attitude très intéressante. Dans notre bureau, si l’on souhaite explorer de nouvelles typologies de projets, on se lance tout simplement dans leur mise en œuvre. Et bien sûr, nous n’avons absolument aucune chance de les construire. Amancio créait des projets en permanence et les transformait, les utilisait et les refaisait sans nécessairement penser à une trajectoire de carrière dans ce sens.
FG
Une autre question que j’aimerais aborder : quel type de modernité Amancio imaginait-il ou construisait-il?
CS
Je pense que sa modernité avait pour intention d’améliorer la vie des gens. Ses projets devaient s’adresser à tout le monde et être construits par l’État, n’importe lequel. C’était son ambition : il a toujours voulu que l’État agisse pour l’ensemble de la population. Mais là encore, l’Argentine a connu de nombreux gouvernements militaires et une forme de démocratie qui n’était pas totale, de sorte que la situation peut, d’une certaine manière, être considérée en parallèle. Dans sa modernité, il s’interrogeait : qui est responsable du projet de construction? Et le modernisme a toujours eu foi, d’une certaine manière, en la capacité des États et des gouvernements de bâtir pour le peuple. Ce défi continue de se poser aujourd’hui.
MP
J’y vois une démarche politique, dans la mesure où l’on peut clairement interpréter le modernisme comme une forme de conquête coloniale, qui consiste à apporter une éducation et à professer une certaine vision du monde. De nombreuses tendances ont été transposées dans les cultures locales pour imposer une vérité. Le modernisme est devenu un étendard pour les gouvernements désireux de faire le ménage, de créer une société moderne. Mais d’une certaine manière, Amancio et ses collègues ont toujours reçu l’étiquette du « chapitre latino-américain » de quelque chose qui avait été inventé et mis en œuvre ailleurs. C’est le cas dans de nombreux livres d’histoire. C’est regrettable, puisque cela instaure une relation hiérarchique entre les « originaux » et les « copies ». Or, je pense que ce n’est peut-être pas la bonne façon d’aborder ce travail. L’œuvre la plus appréciée, la Casa sobre el arroyo, prouve le contraire, elle confirme qu’il y a quelque chose d’enraciné dans la liberté et le détachement.
CS
C’est un peu comme si l’histoire avant leur arrivée n’existait pas, les modernistes avaient la conviction de pouvoir faire tout ce qui leur plaisait du côté de l’Amérique du Sud.
YM
Selon notre interprétation, il croyait fermement que l’ingénierie moderne pouvait résoudre tous les problèmes. Elle avait le potentiel d’améliorer à l’architecture et à la société. La modernité européenne qu’il tentait d’importer en Amérique du Sud était également teintée de spiritualité. C’est pourquoi nous avons eu le sentiment qu’il entretenait une idée de l’horizon singulière et cette connexion verticale, une relation spirituelle cosmique… Il y avait aussi dans son travail une volonté de ne pas toucher le sol, de le préserver, comme quelque chose de sacré. On trouve donc une dimension spirituelle qui venait s’ajouter à la modernité pratiquée par des architectes comme Le Corbusier par exemple.
SvE
Du fait de son époque, ses projets reprennent le langage du modernisme, mais en définitive, il s’agit de sa propre expression. Les projets pouvaient fonctionner dans un vide temporel ou spatial. Il disait : « Voici ma vision de l’espace et elle s’applique au mot humanité. » Tout est dit. C’est transversal. Il l’a développée là où il se trouvait et c’était en Argentine, mais ses projets pourraient être mis en œuvre n’importe où. Son modernisme rayonne depuis sa personne vers l’extérieur. Il s’est approprié un certain langage de l’époque.
MP
Je voudrais revenir sur cette idée de préconceptions lorsque l’on travaille avec une collection, avec un matériel que l’on aborde comme une œuvre d’art, alors qu’il n’a pas été conçu pour en être une : c’est un instrument, un composant du processus pour l’exécution et la traduction d’idées. Nous admettons que les dessins ont été réalisés par l’auteur – l’auteur étant l’architecte – mais en réalité, nous ignorons s’il y a eu des personnes qui ont collaboré et si les lignes ont été tracées par une autre. Nous admettons également que les personnalités autrices ont une pleine conscience de leur travail tout en le faisant et suivent une certaine cohérence éthique pour perdurer dans le temps avec les mêmes idées, ce qui n’est pas forcément le cas. Même pour la personne autrice elle-même, j’oserais dire qu’après trente ans, il se peut qu’elle ait oublié ses motivations. C’est peut-être là le droit auctorial, celui d’oublier ses intentions et de voir son propre travail d’une manière plus naïve.
CS
En tant qu’historienne de l’architecture, je consulte beaucoup d’archives. L’aspect émotionnel est toujours le même, et il faut aller vite quand on veut avancer. Je travaille tout le temps avec des archives d’architectes, et je les imagine travaillant non pas sur des œuvres, mais sur la manière d’assembler le tout. Je ne suis pas psychologue. Bien sûr, l’architecture est faite par des êtres humains, et il est donc difficile de ne pas chercher une approche psychologisante. Je tiens toutefois à comprendre le langage, les outils, si ces personnalités dessinent, si elles écrivent, l’importance de leurs relations, les idées qui étaient présentes à ce moment-là.
FG
Les archives ne correspondent pas à une suite logique de projets ; ce sont essentiellement des constellations de fragments qui nous racontent l’histoire d’un être humain. Selon moi, il est inévitable que tout type de lecture s’accompagne d’un sentiment relationnel.
SvE
En regardant l’œuvre, on comprend qu’il s’agit d’un véritable reflet d’Amancio lui-même. Et puis il y a évidemment nos trois reflets, mais aussi celui du CCA. Nous avons en quelque sorte créé ce kaléidoscope de visions, qui ne se surimposent pas. Elles créent simplement un filtre dans les deux sens. Nous le regardons et il nous renvoit notre regard.

Cet article a été traduit de l’anglais par Gauthier Lesturgie.

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