Un témoignage mutuel
Une conversation entre asinnajaq, Geronimo Inutiq, Nicole Luke, Taqralik Partridge, Jocelyn Piirainen, Tiffany Shaw et Laakkuluk Williamson Bathory
La conversation suivante a eu lieu en juin 2022 à l’occasion de l’ouverture de ᐊᖏᕐᕋᒧᑦ / Ruovttu Guvlui / Vers chez soi. En plus d’un enregistrement vidéo, qui comprend également Ella den Elzen, Francesco Garutti et Rafico Ruiz, une transcription abrégée de la conversation est présentée ici.
Que représente pour vous la participation à ce projet et sa présentation au CCA?
- JP
- Je commencerai par dire qu’en tant que co-commissaire, j’ai énormément apprécié de pouvoir travailler avec d’ancien.ne.s collaboratrices et collaborateurs comme Taqralik, Laakkuluk et asinnajaq, et d’établir de nouveaux liens avec Tiffany et Nicole. C’est un projet qui a eu un impact incroyable, car il a permis à toutes nos voix de s’exprimer dans cette exposition.
- LWB
- J’ai tendance à vraiment prendre les choses au pied de la lettre. Taqralik m’a dit que l’exposition s’intitulait ᐊᖏᕐᕋᒧᑦ / Vers chez soi, et j’ai pensé, bon, Taqralik, tu dois venir chez moi, alors! Il était tout à fait logique de passer du temps dans une maison, de réfléchir, de collaborer et de créer l’œuvre que nous avons réalisée ensemble. Je suis extrêmement privilégiée, car je suis propriétaire de ma maison à Iqaluit, alors que dans la majeure partie du Nunavut, le revenu moyen est de 20 000 dollars par an et que 70 % des enfants d’âge préscolaire souffrent d’insuffisance alimentaire. Il était extrêmement important pour moi de pouvoir parler de la façon dont tant de gens sont privés de leur foyer dans leur propre patrie.
- TS
- En grandissant, je n’ai jamais eu l’impression que les lieux reflétaient ma famille, et je voulais avoir un impact dans ce sens. Je suis originaire d’Edmonton, en Alberta – ma famille est métisse – et je me souviens qu’à l’âge de cinq ans, ma mère m’a emmenée jusqu’à un bâtiment de Douglas Cardinal, la Saint Albert Place. Je savais qu’il était très différent de l’environnement dans lequel je vivais à Edmonton, et il m’a paru extraordinaire. Je savais que je voulais faire partie de cet endroit. Je voulais imaginer de nouveaux futurs.
C’est pour cela que je suis devenue architecte : pour me visualiser dans ces espaces avec ma famille. L’architecture passe souvent à côté des personnes qu’elle sert. C’est pourquoi les expositions comme celle-ci revêtent une grande importance pour moi, car je regarde les choses du point de vue d’une personne qui n’est généralement pas autorisée à disposer d’un espace. En tant que designer de l’exposition, je suis ici pour parler de ce que l’on ressent en entrant dans le bâtiment, pour que l’on se sente en sécurité, nourri, habillé, parce que c’est ce à quoi ma famille est confrontée au quotidien. Et je sais que je ne suis pas la seule. - NL
- Tout au long de ce processus, j’ai eu le plaisir d’apprendre à connaître tout le monde, et le fait d’avoir pu travailler sur la série d’ateliers Futurecasting a été une expérience extraordinaire qui, je l’espère, suscitera des initiatives similaires au sein de chaque communauté et dans le travail qu’elles accomplissent. Pour moi, c’est cela, Vers chez soi : créer un environnement qui peut être compris à un niveau personnel, mais aussi sensibiliser sur le fait que nous méritons tous un chez soi, que nous méritons tous de nous sentir en sécurité et de bénéficier de nombreuses opportunités dans notre propre développement.
- a
- J’ai eu le bonheur d’être invitée à participer à ce projet, et plus particulièrement de travailler avec une architecte, Tiffany, pour imaginer l’espace. Je suis une personne très curieuse et très inspirée par beaucoup de choses, dont l’architecture. Ce qui est vraiment spécial dans le fait d’être invitée dans cet espace et de pouvoir travailler avec Tiffany, c’est que beaucoup d’entre nous peuvent être très curieux et inspirés par de nombreuses choses dans le monde, mais n’ont jamais l’occasion de les explorer. C’est pour cela que je suis reconnaissante, et ce qui est spécial dans le fait d’être ici, c’est de pouvoir explorer quelque chose qu’il aurait été difficile d’explorer autrement.
- GI
- Je fais de l’art, que ce soit à titre professionnel ou non. Ma communauté comprend toutes sortes de classes sociales, d’ethnies et de cultures, et il est toujours complexe pour moi de faire de l’art lié à la question de l’identité dans des contextes institutionnels. Je viens d’une autre extrémité du spectre concernant le privilège d’avoir un chez-soi. J’ai vécu dans la rue à un moment de ma vie. Certains membres de ma communauté réalisent des sculptures dans la rue et les vendent pour subvenir à leurs besoins essentiels.
Nous essayons de soigner nos problèmes sociaux, qui sont assez complexes. Pour moi, un logement ne signifie pas nécessairement un endroit sûr, car dans le passé, ces constructions n’ont pas toujours été synonymes de sécurité pour les membres proches de ma famille et pour moi-même. J’ai connu beaucoup de marginalisation. Cela dit, c’est une excellente occasion pour moi de m’exprimer de manière créative dans un contexte où je bénéficie d’un soutien technique important, mais aussi d’un soutien théorique, conceptualisant des idées autour de mon noyau.
Mon travail ne consiste pas à vendre une image, mais à faire une image. Et mon image est très personnelle, subjective. Mes créations sont des caprices artistiques. Je cherche à m’exprimer de manière épurée, à toucher une communauté. Et une communauté, c’est d’abord une famille, c’est ma génétique, c’est ma culture. Je suis un citadin, j’essaie donc de faire de mon art un lieu de réflexion, un moment où l’on peut vivre des expériences en dehors de la routine, en dehors du statu quo. À travers l’art, je retrouve le sentiment de communauté que j’avais perdu, d’une certaine manière, à cause de la violence de mon histoire personnelle, et de l’héritage culturel de la colonisation. La situation n’est pas toujours la même pour tout le monde, mais ici, grâce à l’expression artistique, nous sommes tous sur la même longueur d’ondes. - TP
- Ce n’est pas la première fois que je travaille avec des co-commissaires, et j’ai déjà travaillé avec certains d’entre eux. Mais je suis toujours surprise de voir à quel point les gens sont généreux de leur temps et de leurs connaissances, de réaliser toutes ces choses que j’apprends de personnes de tous les âges. J’ai aussi réfléchi récemment à la manière dont cette exposition invite le visiteur à entrer. L’installation d’asinnajaq est un lieu, on peut s’y asseoir. On peut y être. Et on a envie d’y être. C’est la même chose avec l’installation de Geronimo : on peut écouter la radio et c’est très interactif. Ce n’est pas très habituel dans une exposition.
- TS
- Carola demande aussi que des offrandes soient déposées dans les bols.
- TP
- Exactement. Il y a toutes sortes d’endroits où l’on peut s’asseoir et faire l’expérience des choses à un rythme plus lent, et je pense que c’est très spécial. Cela va de pair avec l’idée que nous voulions une exposition accueillante, et tout le monde y a adhéré de son propre chef, sans que nous ayons à dire « bon, nous voulons que vous fassiez cela ».
Qu’espérez-vous que le public retienne de sa visite de l’exposition?
- JP
- Lorsque nous avons commencé à réfléchir au contenu de l’exposition – au moment où la pandémie commençait –, il nous a fallu un certain temps pour trouver les thèmes que nous aimerions explorer. À ce moment-là, nous voulions vraiment exprimer l’importance de la terre qui nous entoure, en particulier pour ceux qui vivent dans le Nord circumpolaire, et le lien puissant que les peuples autochtones entretiennent avec la terre. Mais nous nous interrogeons également sur l’avenir de la construction dans le Nord. Je pense qu’il s’agit là d’une autre question essentielle pour les visiteurs de l’exposition : comment allons-nous construire dans le Nord?
- a
- Je pense que nous avons créé un espace qui regorge d’idées, et cet espace est là pour aider les gens à réfléchir par eux-mêmes à ce qu’est un chez-soi. Dans mon travail, j’ai beaucoup réfléchi à ce que signifie la maison pour moi, à ce qui compose ma maison et à la manière dont elle est faite. Et puis, au cours de ma vie, je dispose davantage d’informations précieuses qui m’aident à développer l’être humain que je suis et à obtenir ce dont j’ai besoin pour me sentir à l’aise et en sécurité. J’espère que tous les visiteurs et visiteuses de l’exposition prendront le temps de réfléchir à ce que cela signifie pour eux personnellement.
- LWB
- Je voulais vraiment que les gens retiennent l’idée que Taqralik et moi sommes des femmes d’une quarantaine d’années et que nous avons été des foyers nous-mêmes. Nous avons porté tant de vies en nous et créé tant de foyers pour tous nos enfants! En tant que femmes inuites, notre apparence, notre voix et notre comportement sont très appréciés et importants pour tout le monde. Nous sommes un foyer. Et notre aspect est valorisé. D’un point de vue esthétique, c’est ce que je voulais que les gens retiennent : que nous sommes nous-mêmes, en tant que femmes d’une quarantaine d’années.
Je voulais donc créer une situation où Taqralik et moi étions en conversation l’une avec l’autre, où je témoignais de ce qu’elle avait à dire et où elle témoignait de ce que j’avais à dire. L’idée de témoigner est aussi institutionnalisée que l’idée d’être des artistes inuits qui n’ont pas nécessairement un chez soi dans leur patrie. Mais ce témoignage mutuel est aussi une façon d’inviter les gens qui visitent à s’asseoir là et à réfléchir tout en écoutant les histoires que nous leur racontons. Je veux que les personnes se sentent invité.e.s à être elles-mêmes lorsqu’elles réfléchissent et nous regardent interagir l’une avec l’autre. - TP
- Mon travail, qu’il s’agisse de conservation, d’écriture ou d’art, se fonde toujours sur des questions. Je ne connais pas nécessairement les réponses, mais je veux susciter des questions dans l’esprit des autres. Nous avons choisi quelques questions centrales pour cette exposition et j’espère que lorsque les gens verront les œuvres, ils se poseront d’autres questions, non seulement sur les Inuits, les Samis et les peuples autochtones du Nord, mais aussi sur leur propre place dans ce système dans lequel nous vivons tous.
L’autre chose que je veux que les gens retiennent, c’est que les artistes, les architectes, les gens et les membres des communautés autochtones ont leur place dans ces espaces. Nous ne sommes pas de simples invités qui ont eu de la chance. Ces espaces, et toutes les ressources qui ont servi à construire les richesses de ce monde, en particulier de ce pays, proviennent des territoires autochtones et devraient être redistribués ou redéployés au sein des communautés autochtones et au profit des peuples autochtones – parmi d’autres personnes, mais bien sûr j’ai toujours à l’esprit les peuples autochtones et en particulier les Inuits.
Qu’espérez-vous pour l’avenir du chez-soi?
- GI
- J’aimerais avoir un foyer. Et j’aimerais que ce soit un endroit où je puisse avoir un instrument de musique.
- TP
- Comme vous le savez, de très nombreux Inuits vivent loin de l’Inuit Nunangat, et ce n’est pas près de changer. J’aimerais qu’il y ait beaucoup plus de logements abordables pour les Inuits dans les zones urbaines. Il est très difficile de trouver un logement à Ottawa ou à Montréal, par exemple, à cause du racisme.
Mais l’autre chose que j’aimerais voir à l’avenir, c’est que les Inuits qui vivent loin du Nord aient accès à des cours d’inuktitut, à des programmes et à des activités culturelles, et qu’ils puissent plus souvent se rendre dans le Nord. Et qu’il y ait beaucoup plus de collaboration entre les Inuits travaillant dans le Sud et les Inuits travaillant dans le Nord, en particulier dans le domaine des arts. J’ai l’impression qu’il y a un fossé artificiel entre ces régions, une situation qui a vraiment à voir avec les tendances coloniales à mettre les choses en silos. Ce genre de clivages fait du tort à nos communautés. - NL
- Pour moi, les deux choses qui seront les plus grands défis à relever dans mon travail sur l’architecture en Arctique sont la création d’espaces sûrs et d’unités de logement adaptées aux familles nombreuses ou multigénérationnelles. La création de ces espaces ne se résume pas à un budget ou à une politique, mais les budgets et les politiques sont le cadre dans lequel on doit travailler. Je veux faire de mon mieux pour être créative face à ces défis.
- LWB
- Moi je vais vous parler d’un rêve spécifique, celui d’une cuisine où l’on peut démonter un animal entier, en faire tous les plats, s’occuper de la peau, nourrir sa famille, faire venir des gens pour prendre soin de la peau et coudre avec vous, tisser des toiles de santé mentale et de bonté en ayant simplement une cuisine culturellement adaptée à nos besoins. Juste un petit exemple.
- TP
- Un plus grand porche, c’est ça? Vous avez parlé d’un plus grand porche aussi.
- LWB
- Et d’un nouveau porche!
ᐊᖏᕐᕋᒧᑦ / Ruovttu Guvlui / Vers chez soi a été conçu conjointement par Joar Nango, Taqralik Partridge, Jocelyn Piirainen et Rafico Ruiz, avec Ella den Elzen comme assistante curatoriale. L’exposition est actuellement présentée dans nos Salles principales jusqu’au 26 mars 2023.