Ouvrir des brèches dans l’espace moderne
Mikio Wakabayashi sur les pensées et les actions de Hiroshi Hara
Hiroshi Hara est-il un postmoderniste ?
Pour les visiteurs étrangers au Japon, l’exemple le plus connu d’architecture japonaise contemporaine est sans doute le gratte-ciel Umeda Sky Building à Osaka, conçu par Hiroshi Hara en 1993. Avec ses tours jumelles de quarante étages reliées en leur sommet par un jardin flottant en forme d’anneau servant de plateforme d’observation (le Floating Garden Observatory), l’édifice a attiré des foules de touristes depuis que le Times de Londres a mentionné son inscription à la liste Dorling Kindersley des « 20 plus beaux bâtiments dans le monde » en 2008. Les visiteurs peuvent également admirer la gare de Kyôto (1997), point d’arrivée des lignes de chemin de fer de la région du Kansai. Dans son vaste hall, des escaliers mécaniques et un grand escalier s’élèvent depuis le rez-de-chaussée, telsune vallée, vers le jardin à ciel ouvert sur le toit. Le Dôme de Sapporo (2001), aux allures de soucoupe volante argentée gigantesque, est une autre réalisation célèbre de Hara. Ce dernier est sans doute l’un des architectes les plus prolifiques, et l’un des plus couronnés de succès, à diriger une petite agence au Japon aujourd’hui, ayant conçu des bâtiments à la fois si complexes et si diversifiés.
Espaces où intérieur et extérieur paraissent s’inverser, strates structurelles évoquant des nuages ou des montagnes, concepts élaborés de plafonds et fenêtres pour laisser entrer la lumière, magnifiques motifs forgés d’oiseaux ou formes géométriques qui font penser à des ombres, des nuages, ou au vent…, certaines caractéristiques du travail de Hara pourraient laisser croire qu’il fait siens les élans postmodernistes occidentaux pour intégrer à l’architecture des éléments narratifs ou symboliques. Dans les faits, une telle critique est souvent exprimée à son endroit, mais ce genre de reproche impressionniste échoue à expliquer pourquoi l’adhésion du public à la vision de Hara est encore et toujours au rendez-vous.
Entre la fin des années 1960 et le milieu des années 1970, Hara a écrit plusieurs traités philosophiques sur des principes d’architecture (la théorie du « corps poreux », l’« architecture flottante » et l’« espace homogène ») qui vont influencer la pratique architecturale japonaise. Il est aussi réputé pour les études architecturales qu’il mène de 1970 à 1980 sur des établissements vernaculaires en Europe, en Afrique, au Moyen-Orient, en Amérique latine, en Asie méridionale et en Asie du Sud-Est. Les rapports qui en découlent, publiés comme suppléments dans la revue SD (Space Design) entre 1973 et 19751 et théorisés sous forme de cent enseignements pour l’architecture dans la revue Kenchiku Bunka en 19872, proposent au milieu architectural japonais un nouveau système de connaissances. Les efforts de Hara pour diffuser sa pensée architecturale radicale ainsi que ses recherches poussées sur le vernaculaire, et pour les mettre en pratique dans sa propre activité sont assurément liés, de façon fondamentale, à la réaction positive du public à ses créations. C’est pour cette raison que j’ai des réserves quant aux interprétations superficielles de l’architecture de Hara qui semblent être devenues des idées reçues. Le postmodernisme n’explique pas ce lien si profond. Quelque chose a-t-il été ignoré? Qu’est-ce qui est au cœur même de cette architecture, laquelle pourrait sembler postmoderniste par certains aspects, alors qu’elle s’appuie sur les propres théories et études avant-gardistes de Hara?
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Laboratoire Hara, Institut de science industrielle, Université de Tokyo, Dwelling Group [Groupe logement], série 1 à 5, suppléments de la revue SD, 1973-1979. Le même contenu a été compilé ultérieurement dans des livres, Dwelling Group, Vol. I & II, Tokyo, Kajima Institute Publishing, 2006. Selon Hara, le mot « group » [groupe] dans le titre était erroné d’un point de vue mathématique et aurait dû être remplacé par « assemblage ». ↩
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Les idées glanées par Hara lors de ses études de villages dans le monde entier ont été présentées sous forme de recueil de mémoires architecturaux articulés en un même système de connaissances dans le numéro d’avril 1987 de la revue Kenchiku Bunka, puis publiés sous forme de livre en japonais sous un titre équivalent à Apprendre des villages : 100 enseignements, Tokyo, Shokokusha, 1998. ↩
Questionnements depuis l’extérieur de l’Occident
L’agence de Hara, l’Atelier Φ, est située dans un quartier résidentiel paisible pas très loin de l’effervescente gare de Shibuya, à Tokyo, actuellement en réaménagement majeur. Lors de notre visite, Hara était en train de dessiner quelque chose sur une feuille de papier calque à sa table de travail. Il s’agissait d’une frise chronologique dessinée à la main représentant plusieurs dizaines de politiciens, révolutionnaires, philosophes, écrivains, scientifiques et technologues modernes et contemporains influents (fait intéressant : l’absence d’architectes) et les grands événements (guerres, révolutions, découvertes, innovations technologiques, etc.) auxquels ils sont associés. Hara a expliqué qu’il était en train de créer la ligne de temps et de relire un certain nombre de textes en réponse à nos questions sur l’architecture postmoderniste. Pour lui, une compréhension des figures et des idéologies du XXe siècle lui permettrait d’évaluer correctement le postmodernisme dans le contexte plus large de l’histoire du monde, et pas seulement dans le contexte de l’histoire de l’architecture.
Parlant de sa chronologie, Hara a abordé sans détour ses interrogations et critiques concernant la modernité, allant des remises en cause de la pensée dialectique et du scepticisme face à la démocratie électorale et l’argent jusqu’à des réflexions sur les similitudes et les différences entre la dialectique négative d’Adorno et la pensée bouddhiste ou japonaise. Si nous souhaitions en savoir plus sur la façon dont l’architecture postmoderniste s’était imposée dans le travail de Hara, le sujet même de cette architecture postmoderniste s’est avéré extérieur à ses centres d’intérêt. L’essentiel de sa pensée concernant l’époque moderne n’a jamais dévié d’une critique de l’« espace homogène » et de la manière d’en venir à bout.
Hara traite en détails de l’espace homogène dans un essai de 1975 publié dans la revue de philosophie Shiso (Pensée)1. Dans celui-ci, il affirme que toute civilisation ou société possède un concept prédominant en matière d’espace, et que ce concept spatial est, pour la société moderne, l’espace homogène, lequel élimine les différences liées aux conditions naturelles et efface signification historique et culturelle. « L’espace universel », incarné par les esquisses de gratte-ciel de verre réalisées par Mies van der Rohe entre 1919 et 1921, a réifié l’espace homogène en concept spatial, faisant de lui, selon Hara, le grand vainqueur de l’architecture moderne. Hara avance qu’à cause de l’intrusion de l’espace homogène en tant que phénomène dans les villes et sociétés non homogènes d’aujourd’hui, nous n’avons d’autre choix que d’en finir avec lui si nous voulons garder l’espoir d’une authentique libération.
Jetant de temps à autre un coup d’œil à sa chronologie, Hara a poursuivi ses critiques de l’espace homogène ainsi que de la pensée, de la science, de la politique et de l’économie modernes. Il a souligné à maintes reprises les limites de l’exercice visant à aborder le modernisme et le postmodernisme dans le strict cadre de la pensée, de la logique et de la culture occidentales, citant des intellectuels et des architectes en Europe et en Amérique du Nord aujourd’hui encore ignorants des sociétés non occidentales et de leur pensée. De cette discussion, il est clairement ressorti que les études internationales de villages2 effectuées par Hara, et sa bonne connaissance de la littérature et des arts de différentes régions avaient nourri son expérience en tant qu’architecte japonais imprégné d’érudition et de pensée occidentales évoluant dans un monde d’architecture contemporaine née à l’Ouest. Cette combinaison d’influences lui fournit les assises intellectuelles et existentielles pour son approche critique du modernisme comme du postmodernisme, puisque tous deux viennent de l’Occident.
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Hiroshi Hara, « L’espace comme culture : essai sur l’espace homogène », dans la revue Shiso (Pensée), numéro d’août-septembre 1975; publié plus tard sous un titre qu’on peut traduire en Espace : de la fonction à la modalité, Tokyo, Iwanami Shoten, 1987. ↩
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Le mot « villages » est une traduction de « shuraku », employé par Hara pour désigner les implantations vernaculaires qui n’ont pas été touchées par la modernisation. ↩
Les études de villages comme expérimentation pour l’architecture
Dans son atelier, Hara conserve des boîtes, chacune mentionnant l’année et le lieu de l’étude et contenant des esquisses et des notes sur chaque village étudié, ses environs, la disposition de ses maisons, leurs structures spatiales, implantations résidentielles, vues en coupe, ainsi que le design des caractéristiques d’habitations individuelles. Nous avons été étonnés par la précision et l’abondance de ces documents.
Hara a expliqué que pour ses études de villages, il ne sélectionnait jamais ses destinations à l’avance, mais suivait plutôt son intuition dans le choix de ceux sur lesquels il travaillerait parmi les villages qui étaient sur sa route dans le cadre de ses recherches. Visitant deux ou trois bourgades chaque jour, il s’efforçait d’abord de faire comprendre ses objectifs aux résidents, avec lesquels il arrivait souvent qu’il ne puisse communiquer par le langage. Il réalisait ensuite des études et dessinait rapidement cartes et croquis de chaque village et de ses habitations.
Les œuvres architecturales produites par Hara à la suite de ces études illustrent bien les nombreux « enseignements des villages » qu’il en a tirés. À l’exception de quelques projets comme l’école primaire Josai à Naha, dans laquelle il a intégré des motifs architecturaux traditionnels d’Okinawa, il n’utilise pas directement de formes ou de symboles historiques ou traditionnels. Hara nous a précisé qu’il se servait de ce qu’il avait découvert à l’occasion de ses visites dans les villages pour énoncer des principes, non pas des expressions architecturales immédiates. À cet égard, il adopte envers l’histoire, la tradition, le lieu et la culture une position différente de celles et ceux qui s’attaquent au modernisme en évoquant ou invoquant des symboles historiques ou traditionnels ou en opposant universalisme et localisme ou multiculturalisme. Le point de vue de Hara sur les villages diverge de celui de théoriciens tel Bernard Rudofsky qui, dans l’Architecture sans architectes, inventoriait et classifiait les styles et attributs de l’architecture vernaculaire pour postuler leur valeur artistique jusqu’ici négligée et leur contribution potentielle à l’architecture moderne.
À travers ses études de villages, Hara a catalogué les similitudes et points de convergence entre divers bâtiments et collectivités érigés dans des endroits aux environnements, histoires et cultures différents. Son rythme de recherche impressionnant de deux à trois villages par jour peut, sans aucun doute, être attribué à son but, celui de dégager des similarités plutôt que de mettre en relief les caractéristiques uniques et propres à chaque localité. Hara nous a décrit sa recherche comme une « expérimentation » visant à déterminer si l’architecture « s’était rendue assez loin à son stade actuel, et si l’amener plus loin pourrait s’avérer une erreur ». De ce commentaire, on peut présumer qu’Hara voyait les villages comme des formes générées dans le cadre d’environnements distincts, et qu’il avait mené ses analyses dans l’idée de comprendre l’imaginaire humain ayant donné naissance à ces structures et mécanismes spatiaux. Ce sur quoi il se penchait n’était pas la dimension symbolique des villages et de leur architecture, mais la capacité humaine ayant rendu possible leur concrétisation.
Dans Shuraku eno tabi (Voyage à travers les villages) (1987)1, un récit de ses études en question, Hara écrit : « Les concepts traditionnels ne relèvent pas du nationalisme, mais de l’internationalisme ». Dans ses réalisations architecturales évocatrices des villages autochtones et des paysages naturels, Hara rejette l’architecture moderne universaliste internationale à laquelle aspirent Mies, Le Corbusier et Gropius, et est à la recherche d’un langage et d’un espace architectural alternatifs. De ce point de vue, il est postmoderniste. Et pourtant, dans la mesure où l’architecture de Hara est fondée sur les « enseignements des villages » – des principes internationaux, universels qu’il a explicités dans le cadre de ses visites dans des établissements humains prémodernes –, lui aussi vise une architecture internationale, universelle, mais qui se concrétiserait par une approche différente de celle des géants de l’architecture moderne.
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Hiroshi Hara, Journey to Villages (Tokyo: Iwanami Shoten, 1987). ↩
Ouvrir des brèches dans la société contemporaine
Dans un discours sur la théorie du « corps poreux » paru dans son livre de 1967 What Is Possible in Architecture (Qu’est-il possible en architecture?)1, Hara fait valoir que l’architecture est un acte physique consistant à ouvrir des brèches dans un espace clos. Selon lui, « ouvrir des brèches » sous quelque forme que ce soit est une manifestation universelle et primordiale de la volonté et du pouvoir créatif humains de façonner le monde. Si l’on suit la trajectoire subséquente de Hara, on voit bien qu’il a cherché à recenser dans des villages à travers le monde des concepts spatiaux différents de celui de l’espace homogène; partant de là, en appliquant les principes qu’il avait découverts, il n’a pas cessé d’« ouvrir des brèches » dans toutes sortes d’espaces de la société moderne qui sont majoritairement homogènes. Dans les années 1980, Hara a déclaré que, à défaut de concept spatial accessible pour remplacer l’espace homogène, la situation exigeait une stratégie de fuite dans le cadre de laquelle il créerait en attendant une architecture spatiale non homogène en de nombreux endroits sur la planète. Depuis, Hara a poursuivi ses efforts pour déjouer l’espace homogène de diverses façons.
Tirant parti des formes originelles d’architecture qui « ouvrent des brèches dans un espace clos » et mettant en pratique les « enseignements des villages » assimilés lors de ses études un peu partout, Hara va continuer à mener à bien dans son travail des expériences architecturales jamais réalisées jusqu’ici. Les visiteurs du Umeda Sky Building peuvent voir le ciel à travers l’ouverture formée par l’anneau du Floating Garden Observatory. Les gens qui se trouvent dans le hall de la gare de Kyôto peuvent voir le ciel à travers le toit de l’atrium, ou au-dessus du jardin à ciel ouvert sur le toit en haut des escaliers mécaniques et du grand escalier. Dans les archives de Hara, nous avons trouvé parmi ses dessins d’ouvrages architecturaux des années 1980 des plans de plafond très détaillés, et des vues en contreplongée sur des plafonds et atriums apparaissent régulièrement dans les photographies de ses œuvres reproduites dans les revues. On pourrait dire que de tels concepts et expressions sont autant de dispositifs narratifs qui guident les visiteurs vers l’environnement naturel ou par-delà le cosmos, en ouvrant une brèche dans un monde contemporain dominé par l’espace homogène.
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Il s’agit du premier ouvrage de Hara, publié par Gakugei Shorin en 1967. ↩
Mikio Wakabayashi tient à remercier Haruhiko Sunagawa et Yuriya Sumida pour leur concours dans les recherches menées sur les archives de Hiroshi Hara.
Cet essai fait partie de Meanwhile in Japan, un projet du CCA c/o Tokyo qui comprend trois événements à Tokyo, deux autres essais web à venir et trois livres à paraître.
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