Refuge, une conversation sur l’argent et l’architecture en Argentine
Martin Huberman discute avec Alejandro Bercovich et Pablo Touzón
Le premier axe de recherche du programme CCA c/o Buenos Aires met l’accent sur la corrélation entre l’architecture et une réalité financière anormale qui s’est imposée en Argentine depuis des décennies. Une réalité financière étrange, ordonnée ou désordonnée sur la base d’un double système monétaire dans lequel une relation orageuse semble lier le peso argentin au dollar américain.
Ses opérations commerciales telles que l’achat et la vente de biens immobiliers et de maisons, l’architecture les réalise en dollars – comme s’il s’agissait d’une marchandise d’échange international –, alors que le reste de l’économie, notamment les salaires, les traitements, les biens matériels, la nourriture, les dépenses, les impôts, etc., se transige en pesos. En effet, ceux qui ont un revenu disponible économisent en dollars. À l’origine, le dollar faisait partie du système bancaire, mais les crises successives et la méfiance croissante envers le système bancaire ont conduit les gens à contourner les structures formelles en déposant des espèces dans des coffres-forts, dans des cuevas1, ou à leur domicile. Dans ce cas, tant leur domicile personnel que leurs biens de placement servaient d’abris financiers. Et c’est ainsi que s’est forgé le lien extraordinaire entre l’architecture et le dollar. Complices de cette réalité, les architectes savaient comment naviguer dans ces systèmes libertaires en usant de mécanismes qui leur permettaient de répondre aux demandes tout en générant plus de travail. Le plus connu de ces systèmes est le fideicomiso, une version vernaculaire des actes de fiducie, tirée du droit successoral et adaptée au développement immobilier, qui est devenu un abri pour l’épargne convoité après la crise brutale de 2001. Cette forme de fiducie qui remonte à l’Empire romain est traditionnellement l’outil par lequel s’opère un transfert de biens structurés entre différentes parties, généralement des membres de la famille, sans qu’ils soient liés aux activités professionnelles des personnes concernées. Dans le contexte de la promotion immobilière, cette méthode permet aux investisseurs et aux fiduciaires de transférer de l’argent ou des terrains à un fiduciaire, un architecte ou une société à responsabilité limitée qui agit en tant que promoteur, dans le but de réaliser un projet qui génère des bénéfices – en l’occurrence, des unités de bâtiment qui sont réparties entre les bénéficiaires à la fin du circuit. Le succès de cet outil juridique dans le contexte local réside en partie dans sa capacité à protéger les actifs et les parties, mais surtout dans la possibilité de le dissimuler aux organismes de réglementation.
Pour analyser le contexte dans lequel l’architecture a opéré son saut ultime vers sa mutation en organisme financier, Martin Huberman (MH) a discuté avec le journaliste économique Alejandro Bercovich (AB) et le politologue Pablo Touzón (PT). Avec leur aide, nous tentons de circonscrire les rapports de force qui, pendant des décennies, ont imprégné le travail professionnel des architectes.
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En Argentine, cuevas qui signifie « grottes » est le terme populaire décrivant les entreprises informelles où des devises étrangères sont achetées et vendues dans un marché parallèle. Il s’agit généralement de bureaux, d’entités financières et d’autres bourses qui fonctionnent en dehors du système formel. ↩
- MH
- Qu’est-ce qui a entraîné la crise de 2001 ?
- PT
- La rareté du dollar dans l’économie a été un facteur récurrent au cours du XXe siècle. Mais l’obsession des gens ordinaires pour le dollar est un phénomène beaucoup plus récent. Le changement dans la relation entre les structures économiques et sociales a débuté dans les années 1970 et s’est amplifié à la suite de la dictature militaire1. La convertibilité2 n’était pas seulement une politique économique, elle était aussi le fondement d’un nouveau régime politique et social, sous lequel l’obsession du dollar s’est atténuée. Et c’est pourquoi, fin décembre 2001, la politique, l’économie et la sphère sociale ont littéralement explosé.
- MH
- Nous pouvons donc nous représenter les cent dernières années de l’économie argentine comme un versant modérément escarpé, avec quelques irrégularités, comme le reste du monde, mais avec une croissance stable…jusqu’à ce que la dictature prenne le dessus.
- AB
- Quand l’Argentine s’est fait entuber.
- MH
- Exactement. On assiste au début d’une période avec des hauts et des bas; l’économie tombe avec l’hyperinflation dans les années 1980, pendant la convertibilité elle remonte, pour retomber précipitamment pendant la crise de 2001. Une crise financière, une crise institutionnelle, des paniques bancaires, de la violence dans les rues. Comment cela s’est-il produit?
- AB
- Le problème de la convertibilité, c’est qu’elle a maintenu une parité fixe dans un contexte où ce n’était pas le cas dans le reste du monde. Mais elle a permis d’acheter des maisons, d’avoir des économies en dollars, elle a fait tourner la roue du crédit. C’était une formule qui semblait apporter une solution magique au manque de monnaie en Argentine.
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Le « Processus de réorganisation nationale » est le nom que s’est officiellement donné la dictature militaire qui a gouverné l’Argentine entre 1976 et 1983. ↩
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Convertibilité (1991-2001) : période durant laquelle le peso argentin avait une valeur équivalente à celle du dollar américain, générant une stabilité monétaire qui a mis fin à une période d’hyperinflation et créé une stabilité politique. ↩
- PT
- De plus, il ne semblait pas y avoir de mouvement politique électoral dénonçant la convertibilité et gagnant en même temps des voix. Comme si c’était totalement contraire à l’éthique. Pendant la crise, la classe politique a été accusée d’avoir commis un péché qui profitait en réalité à tous.
- AB
- Les manifestations qui ont suivi la crise ont montré qu’une des principales revendications concernait la récupération de l’argent que les gens avaient déposé en dollars à la banque, mais leur véritable demande n’était pas « Nous voulons nos dollars », mais plutôt « Nous voulons préserver notre pouvoir d’achat ». Dans un conflit comme celui-ci, la question des cuevas (échanges illégaux) est passée au premier plan.
- MH
- Ce qui m’intéresse, c’est l’étude du lien entre l’architecture – ou les briques – et les dollars, en tant qu’abris destinés à protéger l’épargne des gens.
- AB
- Deux enquêteurs du nom de Gaggero et Nemiñia ont découvert la toute première annonce jamais publiée dans un journal qui annonçait la vente de propriétés en dollars, il s’agissait de chalets quelque part au nord de Buenos Aires. L’annonce date du 16 juillet 1977. Autrement dit, même si certains pensent qu’en Argentine, les maisons et les appartements se sont toujours vendus en dollars, ce n’est pas le cas. La pratique a commencé le 16 juillet 1977.
- PT
- On pourrait dire que le dollar a servi d’appât pour la société argentine, désormais privée de réelles possibilités de grimper l’échelle sociale. Durant les dernières décennies, la seule façon de maintenir le pouvoir d’achat a été de retarder l’ajustement des taux de change et d’éviter les poussées d’inflation. Dans un contexte d’inflation, ce dollar précieux et stable devient plus rentable au fil du temps, en particulier sur les marchés parallèles.
- MH
- Cela nous ramène à l’adage « Celui qui parie sur le dollar ne perd jamais », qui s’est malheureusement vérifié ces dernières années. Alors que les gouvernements faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour maintenir la stabilité du peso, même en niant une inflation annuelle à deux chiffres, sous la surface l’écart entre le peso et le dollar se creusait. Lorsque la parité entre le peso et le dollar reste stable sur une longue période, l’économie a tendance à rebondir, comme on l’a vu lors de la reprise qui a suivi la crise de 2001.
- AB
- Il y a quelque chose d’intéressant dans le lien entre l’épargne et l’investissement et le manque de confiance envers les banques. En tant qu’économistes, nous avons appris que l’épargne est égale aux investissements dans les pays où l’économie fonctionne plus ou moins comme elle le devrait. En gros, il y a des gens qui ont de l’argent de côté et le placent dans une banque, et puis la banque, afin de donner un rendement à ses clients, donne l’argent à quelqu’un d’autre qui va obtenir un meilleur rendement sur l’investissement. La banque va prendre sa part, et elle va transférer les fonds de l’épargne vers les investissements, du client qui avait de l’argent en trop vers celui qui avait besoin de capital, pour réaliser une idée. Au niveau des architectes, c’est le système par lequel un projet prend forme. Mais c’est là que quelque chose s’est cassé en Argentine. Et cette cassure a fait place à la tendance à thésauriser. Les dollars ne servent pas seulement à payer la dette extérieure, ils sont aussi nécessaires pour acheter et vendre des biens immobiliers, entre autres.
- PT
- Le premier mouvement du Kirchnerisme1, soutenu par les prix des matières premières pendant cette décennie, a été la tentative de réaliser des aspirations liées aux droits de l’homme et aux politiques d’achat individuel, en s’appuyant sur les succès des présidences précédentes. Toutefois, il ne s’agissait pas seulement de populisme. Pour ceux qui ne pouvaient pas se permettre de thésauriser des dollars, le consumérisme était le pacte argentin qui remplaçait la mobilité sociale ascendante. En Argentine, on pouvait acheter une maison en argent comptant et un téléphone portable en cinquante versements. Je dirais qu’il est devenu de plus en plus difficile d’obtenir les biens structurels qui sont traditionnellement nécessaires à la mobilité sociale ascendante.
- AB
- Sauf pour les 10% les plus riches de la population, à qui s’offrent plusieurs manières de protéger leurs économies et d’investir… les autres personnes ne disposent d’aucun moyen de s’enrichir. Pour la classe moyenne, la maison est synonyme d’accroissement de la richesse. Et la seule façon pour une famille de la classe moyenne d’augmenter sa richesse est de déménager dans une maison plus grande, d’acheter un bien durable. Mais les classes économiquement défavorisées, elles n’ont rien. Elles vivent entièrement au jour le jour dans une maison empruntée ou occupée. Le problème structurel de cette période, où il y a eu une forte redistribution des revenus ayant permis une croissance économique de l’ordre de 7 à 8 % par an pendant cinq ou six ans, a été la fracture entre la distribution des revenus et la création de richesses. Et au cœur de ce problème, on trouve le logement, car ceux qui pouvaient se permettre d’acheter des choses en plusieurs versements consommaient davantage; beaucoup plus de climatiseurs étaient vendus, les gens étaient satisfaits de leur appareil, mais lorsque ce processus s’est terminé en 2015 et que les salaires se sont effondrés, il y a eu des familles qui ne l’étaient pas…
- MH
- Elles n’avaient rien en dehors d’une télévision DEL et d’un climatiseur…
- AB
- Les gens avaient beaucoup de babioles, mais ici la richesse se manifeste sous la forme d’une maison. Les appartements sont des appartements, mais ce sont aussi des coffres-forts. L’autre jour, j’ai entendu parler de certains appartements qui ont été conçus pour valoir ce que peut contenir un coffre-fort à domicile. …C’est un peu l’hyperbole du ridicule qu’il y a à utiliser une maison comme refuge pour la valeur, cela la déforme complètement. Du coup, il y a des maisons sans personne, et des personnes sans maison. En outre, le fait que les appartements fonctionnent comme des banques pose problème; c’est un problème que les gouvernements ont essayé de traiter sous différents angles, mais sans succès. Ce sont autant d’exemples d’une prise en charge de tâches qui incombent habituellement au système bancaire dans un pays normal. Ce n’est pas l’architecte, c’est la banque.
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La présidence de Nestor Kirchner (2003-2007). Son épouse, Cristina Fernandez de Kirchner, lui a ensuite succédé pour deux mandats consécutifs (2007-2011 et 2011-2015). Cette période est connue sous le nom de El Kirchnerismo. ↩
- MH
- Résister par la création de systèmes qui permettent de survivre – c’est ce que j’appelle la résilience créative. Les assemblées populaires, le troc et les fiducies ont émergé en même temps que les structures de résilience. Mais la fiducie a été deux fois plus fructueuse. Elle est passée d’un simple refuge pour l’argent à un instrument d’investissement avec des rendements allant jusqu’à 20% ou 30% en deux ans.
- AB
- Ces rendements laissent bien des gens à l’écart, car personne ne possède autant d’argent à moins d’être un investisseur. Le fait de considérer la propriété comme une valeur d’échange, plutôt que comme une valeur d’usage, la transforme. J’imagine que l’équivalent se produit dans la construction où l’objectif est de démontrer un rendement plus élevé pour l’investisseur.
- MH
- Un promoteur nous a dit que le prix d’achat initial d’un appartement pour un cercle réduit d’investisseurs avait été de 55 000 dollars. Deux ou trois ans plus tard, ce même appartement se vendait entre 85 000 et 90 000 dollars.
- AB
- Le prix gonfle pour la bonne raison que le logement sert ici à stocker de la valeur, et non parce qu’on s’attend à ce que ce quartier s’améliore, ou que les gens y aient une meilleure qualité de vie … Ce n’est pas un phénomène qui se produit couramment ailleurs. Je pense que le principal défi à relever est premièrement, assurer un meilleur accès au logement; deuxièmement, éliminer l’obstacle macroéconomique qui exige les dollars pour la vente de maisons ; et, troisièmement, éviter que les appartements ne ressemblent de plus en plus à des boîtes à chaussures.
- MH
- Sous l’angle de la spéculation, l’analyse des quelque douze années d’architecture entre 2003 et 2015 montre l’essor de l’appartement studio, une typologie qui, en termes architecturaux, est égale à zéro. Le studio de vingt et un mètres carrés promulgué par le Code de la construction de la nouvelle ville est le fruit de cette période.
- PT
- Que s’est-il passé dans les bidonvilles locaux connus sous le nom de villas ? Comment la valeur en a-t-elle été maintenue pour les pauvres ? Quel autre endroit est plus typique de la mobilité sociale que celui-là ?
- MH
- Au cours de cette période, les villas ont connu une croissance énorme et sont devenues des territoires financiers en raison de leur proximité avec les sources d’argent et de travail. Si je comprends bien, Villa 31 s’est développé grâce à des promoteurs internes et locaux. Je ne fais pas seulement référence à l’image romantique de quelqu’un qui construit sa maison à mains nues. Il y a aussi un investisseur qui cherche à accroître le développement immobilier, et qui spécule sur une hausse du loyer pour ceux qui y vivent déjà. Les villas ont donné naissance à des tours d’appartements studios. La spéculation établit un lien entre le formel – une fiducie établie dans n’importe quel quartier de la ville –, et l’informel qui s’est réalisé au sein des villas. La différence est que dans la villa, il y avait un seul investisseur, au lieu de plusieurs coentreprises, et les villas sont remplies de familles qui occupent ces studios dans des conditions d’exiguïté.
- AB
- Et tout s’est réalisé en pesos. La différence est très frappante, ces propriétés ont été commercialisées en pesos. Pourquoi ? Eh bien, parce qu’il y avait un manque d’accès au marché du dollar et parce que les gens s’étaient résignés à la volatilité de la monnaie locale. Tout était beaucoup plus axé sur le court terme, moins réglementé, et pourtant les gens continuaient à prendre des risques pour investir.
- MH
- Il n’y a pas longtemps, nous avons discuté de ces questions avec les architectes Javier Agustín Rojas et Rodrigo Kommers Wender qui sont ici avec nous. L’un d’entre eux a soulevé le fait que la fiducie était une façon de générer du travail après 2001, mais je ne sais pas s’il y a eu une réflexion sur les questions suivantes : Que faisons-nous en tant qu’architectes ? Pour qui travaillons-nous ? Javier a cité Manfredo Tafuri, qui dit que les architectes travaillent pour les princes de toutes les époques. Qui nous engagerait, en dehors du gouvernement, dans un pays où le pouvoir d’achat n’augmente pas ? Cela dit, pour les politologue et économiste que vous êtes, quels sont les autres scénarios qui s’offriraient aux architectes ?
- AB
- Il faudrait examiner dans quelle mesure le capital régit l’ensemble de nos relations sociales. Il faut beaucoup plus de logements que ce qui peut être construit par les fiducies appartenant aux gens qui ont pu économiser des dollars. Ce n’est pas nécessairement le gouvernement qui doit engager les architectes, mais plutôt les familles elles-mêmes, car ce sont elles qui ont besoin de logements, en s’organisant avec l’aide du gouvernement peut-être ou en générant, par le biais de nouvelles organisations, des schémas de financement pour la construction – en pesos – avec leurs propres revenus.
- MH
- On se demandait, Rodrigo et moi, s’il est possible de dissocier la maison de sa référence comme coffre-fort pour l’épargne, ou est-ce un enjeu culturel ?
- AB
- En fait, cela prend des outils fiscaux spécifiques, mais il y a aussi l’évasion fiscale. Quiconque possède déjà une propriété à son nom devrait payer un impôt beaucoup plus élevé pour la deuxième propriété que pour la première, ainsi l’une serait dissociée de l’autre.
Ce texte est un extrait d’une conversation qui s’est déroulée lors de l’événement de lancement de CCA c/o Buenos Aires, Tu m’as rencontré à un moment étrange de mon existence.
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