Catastrophes naturelles : la naissance de l’Homo Dolarensis
Dino Buzzi partage un récit sur l’architecture, les grottes financières et les promotions immobilières
“J’étais généreux et bon, mais le malheur a fait de moi un monstre. Donne-moi le bonheur, et je redeviendrai bon.” - Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne
Rite de passage
Les jours précédents, il pensait qu’une fois le moment venu, tout se mettrait en mouvement, s’atténuerait et prendrait une tournure favorable. Que l’inconfort allait diminuer ou que les choses sembleraient moins forcées. Mais alors qu’il marche dans le centre-ville, sondant et touchant à chaque pas sa veste adaptée, comme un danseur ou un espion, il se rend compte que personne ne l’a préparé à cela.
Il ne s’écoule pas une seconde sans qu’il n’essaie de s’imaginer une façon de compter, de faire un calcul mental qu’il ne termine jamais à cause du regard d’un type suspect ou du bruit du tuyau d’échappement d’une lointaine motocyclette. Ces yeux inquisiteurs et ce tonnerre de diesel pourraient bien annoncer l’accident le plus redouté de cette marche entre le lieu où il est descendu de l’autobus et la cueva1 : une menace, un vol à la tire, un coup sur la tête et ce malaise de réaliser qu’il est l’animal le plus faible et le plus vulnérable de tout l’écosystème du centre-ville. Quand l’inquiétude à propos d’un suspect s’arrête, il revoit encore la façon dont les montants ont été répartis dans les différents recoins de son manteau.
Les pesos de sa tante, quatre rouleaux assez volumineux (la moitié d’un appartement de trois chambres à coucher avec garage et terrasse, selon ses calculs) sont dans les poches extérieures. Son propre argent et celui de son partenaire, dans deux très grandes poches, créées ad hoc avec l’aide de sa sœur dans la partie interne du dos. Deux amis du secondaire avaient aussi décidé de participer à cette compétition de plongée qui consiste à passer de locataires à propriétaires avec des billets de banque voyageant dans des plis secrets de la capuche et de la manche droite, respectivement. Dans la manche gauche, une contribution de sa mère. C’était elle, précisément, qui avait recommandé de voyager en autobus : anonyme, sans avoir à traverser des stationnements, arrêter aux feux ou se soumettre au destin aléatoire de monter dans un taxi à Buenos Aires.
Il a déjà fait la moitié du chemin. La pente est derrière lui; il n’est maintenant qu’un parmi tant d’autres dans le centre-ville. Le passage de l’avenue Libertador (Bajo) au quartier central des affaires (Microcentro) est en soi-même évident : la fréquence du pouvoir financier est affaiblie, les sièges imposants et traditionnels des banques sont rares et le paysage général s’est diversifié. Maintenant, il est incontestablement à l’intérieur, il n’est qu’un de plus dans le système. Pendant qu’il regarde du coin de l’œil l’ensemble des bâtiments et les détails architecturaux, il a le sentiment que ces observations se font de plus en plus difficiles, comme si l’afflux des pesos distribués partout dans son corps émettait une sorte de radiation qui contribuait à le déprogrammer, presque comme de la kryptonite.
Il ne reste qu’un coin de rue. Il reprend son rythme, touche à nouveau les pesos radioactifs et réfléchit à la façon dont la vieille expression à propos du poids de l’argent, qui évoque historiquement les millionnaires et les puissants, pourrait être utilisée dans ce cas-ci avec une ironie vulgaire. Au pire, il ne transporte pas plus de quatre ou cinq kilos en surpoids. Mais il ne devrait pas non plus être intimidé; après un échange temporel en dollars, ces kilos deviendront ensuite quatre ou cinq tonnes de terre, puis, finalement, le poids d’un bâtiment complet.
La lourdeur qu’il ressent en ce moment ne représente donc pas les billets de banque eux-mêmes, mais le fardeau réel des attentes personnelles et collectives quant à la volonté de réaliser un bâtiment; l’effort et le temps impliqués par tous ceux qui endossent cet investissement. Il ne le sait pas encore, mais il se souviendra un jour de ce moment avec tendresse et une certaine honte, le jour de la transe par laquelle l’enfance et les études ont été effacées de façon permanente de son visage et remplacées par le poids d’un bâtiment entier.
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En Argentine, cueva est un terme couramment utilisé pour désigner une maison d’échange clandestine qui offre généralement un meilleur taux de change que le taux officiel. ↩
La cave des caves
La trêve de l’arrivée le calme et l’encourage, même, mais un autre réflexe professionnel le rend méfiant devant ce hall simple et médiocre. Par comparaison avec toute la nervosité qu’il a endurée pour y arriver, le lieu est décevant. La mention d’une cueva, d’une cave, l’avait toujours fait penser aux grottes baroques et maniéristes, aux entrées de jardins secrets, aux cabinets de curiosité et aux lieux qui confinent au transcendantal. Et cet accès, presque sourd à tout langage architectural, à peine décoré de menus de rôtisserie à emporter collés là par un cadet diligent, renforce le sentiment d’une lente immersion inévitable dans un fluide sombre, de plus en plus éloigné de la lumière et de la connaissance.
Le bâtiment dans lequel la cave se trouve fait partie d’un groupe interminable d’immeubles de bureaux construits entre les années 1960 et 1970. Une boîte à chaussures qui contient des dizaines et même des centaines de boîtes plus petites avec peu ou pas d’éclairage naturel, des couloirs couverts de granit ou de bois, et quelques réminiscences de cinémas de deuxième classe. Créant presque un genre local d’exploitation architecturale, ces bâtiments, depuis le début des années 1970, ont humblement accumulé un grand nombre des mystères de Buenos Aires : marchands, revendeurs, charlatans, thérapeutes en médecines alternatives, clubs de conspirationnistes, fausses maisons d’édition, collectionneurs de vieux jouets, bordels, cabinets d’avocats; et certainement des cuevas par centaines, aventuriers de la machine secrète qui, à voix basse, fait fonctionner la ville formelle.
Il sonne, donne son nom et celui de la personne qui l’a recommandé, et la porte d’entrée s’ouvre. Il monte, frappe à la porte et il est déjà à l’intérieur.
Il entre d’abord dans une sorte de séjour-salle de réception, puis dans une salle plus petite où il s’assoit sur l’une de deux chaises en plastique devant un bureau vide. « Je n’ai pas entendu parler de cette grotte dans une quelconque leçon de théorie », pense-t-il. Le visage du type qui ouvre la porte, barbu, lui semble familier, mais l’homme disparaît par une porte derrière le bureau avant qu’il ait pu bien le regarder. Pendant qu’il attend, l’air se remplit du tourbillon de la transgression. Quelques minutes plus tard, deux autres hommes se présentent. Ils lui offrent du café, qu’il refuse, et lui demandent les pesos, qu’il leur donne un peu à la fois, extatique, avec l’impulsion tremblante du croyant. Il se débarrasse de l’argent, d’abord de celui dans les poches intérieures et extérieures, puis sous la capuche, et enfin dans les manches. Ils lui demandent d’être patient, car il y a beaucoup de billets. Avant de commencer, comme dans un de ces films qu’il a vus si souvent, il décide de poser la question qui suspend l’action dans une pause dramatique : « Est-ce que le taux de change de ce matin est encore valide? » Après quelques secondes d’hésitation et un échange de regards, ils appellent le barbu, qui apparaît brièvement et confirme le montant convenu au préalable.
Ce n’est pas le fait de voir ce visage pour la deuxième fois qui complète le souvenir qu’il n’arrive décidément pas à replacer, mais plutôt sa phrase martiale sur le taux de change de la journée : ce cuevero à la longue barbe négligée, aux lunettes épaisses et au jugement assuré ressemble tout à fait à Manfredo Tafuri. Alors que le type portant un tee-shirt gris et aux dents tachées compte les pesos dans une de ces machines que seuls possèdent les banques et les trafiquants de drogue, et que l’autre, un grand mince aux yeux lumineux et pâles, les transporte dans la petite pièce arrière, il ne peut s’empêcher de penser à Tafuri. En d’autres mots, on sait que l’histoire et la critique de l’architecture n’ont jamais été des activités rentables, c’est connu, mais ceci est peut-être trop. Tu quoque Manfredo, cher Manfredo, Manfredo Tafuri perdu à jamais. Y a-t-il d’autres caves comme celle-ci dans les affreux immeubles de bureaux sur Lavalle, Bartolomé Mitre, Sarmiento et autres rues du centre-ville? Est-ce ici que les utopies prennent fin? Des caves où Cacciari obtient des euros, où Dal Co ne demande pas de commission, où le dispositif de Foucault est le surnom d’un compteur de billets?
Pendant ce temps, l’homme mince continue d’aller et venir dans la cave de la cave. Chaque fois qu’il sort, il laisse sur le bureau des opportunes liasses de dollars, dont la valeur, qui a bien baigné dans son jus pendant toutes ces années, est prête à être transformée à nouveau en matière physique. Enfin, quand il ne reste plus de pesos à échanger, on lui tend toutes les liasses d’argent, de même qu’un petit papier déchiré des calculatrices utilisées dans ces vieux cabinets comptables douteux qui impriment des reçus jaunâtres.
Une fois à l’extérieur, de nouveau dans la rue, il se sent un peu plus comme un homme. Ou plutôt comme un nouveau type d’homme : l’homo-dolarensis. Avant de partir vers l’arrêt suivant, il regarde le reçu de l’échange. Ce morceau de papier de poids minimal, imprimé avec une encre qui va se décolorer plus rapidement que ses souvenirs de ce matin, sera la seule preuve qu’il a fait là la magie la plus noire et la plus fantastique de toutes.
Catastrophes naturelles
Plus calmement, il prend la route vers l’étape suivante, la Banque. En fait, il a plus à perdre. Il est chargé, comme on le dit. Mais il existe un élément habilitant dans le fait de posséder des dollars, quelque chose entre un zèle religieux et la satisfaction d’une transaction bien menée. Il en entend parler depuis son enfance, de cette foi instillée en lui comme chez de nombreux autres jeunes nés dans les années 1970 et 1980. Le dollar, un mélange de superstition et de dogme; réserve de valeur, mode de vie, refuge, locus amoenus à l’abri des tempêtes de l’économie nationale bipolaire. Qui peut se sentir en danger à transporter une liasse de dollars?
Il marche donc un peu plus calmement et, quelques minutes plus tard, arrive à la porte principale, fait un signe de la main à son partenaire, qui l’attend à l’intérieur du grand hall d’entrée de la banque, avec la même expression légèrement lasse qui est la sienne. Ils se saluent et vont voir le notaire, qui attend assis sur un divan dans le hall central, bavardant avec le propriétaire du terrain. Tous réunis, enfin, ils se dirigent vers l’une des salles de conférence que les banques cachent au sous-sol, spécialement préparées pour ce type de transactions. Pendant qu’ils s’assoient confortablement, il est surpris de voir que, malgré le formalisme institutionnel des matériaux et du mobilier, les affiches publicitaires soigneusement conçues, la chaleur calculée de l’éclairage et l’idée de bien-être voulue par la présence de fausses plantes, l’aura de la salle est la même que celle de la cave. Peu importe le degré de légalité en cause, l’architecture de l’argent et de la finance semble incapable d’éviter son air détaché et artificiel.
Ils s’assoient et commencent à revoir les modalités du contrat. Mais il ne peut se concentrer sur les chiffres ou les documents. Son esprit est rempli d’images de catastrophes naturelles : tremblements de terre, ouragans, invasions de criquets, inondations soudaines qui laissent, une fois les eaux rebelles retirées, des déchets, des rebuts et de la poussière, tout ce désordre dans le milieu de la rue. La dévaluation fonctionne un peu ainsi : un facteur externe plus ou moins prévisible, de valeur folklorique, sur les occurrences antérieures d’où une connaissance, avec ses aspects techniques et intuitifs, a été construite.
Une fois l’argent compté, billet par billet, deux ou trois fois pour être certain, il prend son stylo, signe et inspire profondément. C’est fait. Une transaction immobilière qui est également un rite, voilà ce qu’ils ont réalisé, après tout. Le travail d’oracles, de climatologues, de sorciers et d’alchimistes. Anticiper un désastre en changeant les dollars, d’abord en terrain, puis en « briques », transformant les membres de la famille en fiduciants d’un contrat, se muant eux-mêmes d’architectes en sauveurs financiers de leur cercle de confiance, et enfin, en promoteurs, un terme à la signification vaste et incertaine.
Maintenant, ils sont propriétaires d’un terrain et doivent bâtir un édifice. Un dépôt en coffre-fort de 1400 m2 couvert par des infrastructures qui complètent la fiction non enseignée dans quelque cours que ce soit à l’université, où toutes les discussions portent sur l’espace habitable. Peut-être n’est-il plus un architecte. En fait, il a peut-être cessé d’en être un la minute où il a reçu son diplôme et quitté le campus universitaire. Tout à coup, il voit l’architecture comme une espèce en danger qui ne peut être préservée que dans certains environnements protégés.
Ils se lèvent tous, rangent leurs documents, se disent au revoir et se dispersent dans les rues du centre-ville. Là, revenu parmi les gens ordinaires, la marque de ce feu encore fraîche, il se sent capable de prévoir son avenir. Une époque certainement plus prosaïque et moins lyrique, au cours duquel sa peau va s’endurcir, ses yeux vont s’habituer à voir dans la nuit et il deviendra un expert dans la pratique de sauver les pesos et les dollars de leurs rêves de pharaons en pots, enveloppes, matelas, chemises ou dans des doubles fonds, pour les changer en matière invulnérable.
Le dollar, le prodige
Je vis comme un parasite dans l’esprit de la classe moyenne, ravivant le feu de ses ambitions en matière de mobilité sociale, je souffle les vents imprévisibles du système financier argentin, et je m’amuse à ajuster ici et là les détails urbains de la ville de Buenos Aires.
Je ne gaspillerai pas votre temps. Nous ne jouerons pas aux devinettes. Je suis un dieu. Un dieu furieux et omniprésent. Le culte obsessionnel que l’Argentine me porte me donne de la force, me rend éternel et éphémère. Mon pouvoir dans ce pays est né dans les années 1970, avec la chaleur des armes, la confusion, le démantèlement des institutions, l’embellissement collectif face au spectacle d’un système économique déréglé, sur la pente glissante qui a mené à sa destruction.
Je suis un dieu contemporain, je ne respecte pas les traditions. Je suis jeune, minutieux et inaccessible, je ne me permets pas la vanité de pratiquer des actes pieux comme les anciens dieux. Comédies d’échange, raccourcis contractuels, spéculations quotidiennes que vous concoctez secrètement pour essayer de me comprendre et de me prévoir… voilà de quoi je vis. Je ne me sens pas coupable. Vous êtes venus à moi afin d’avoir quelque chose en quoi croire, vous m’avez placé sur un piédestal et élevé à la hauteur de vos propres habitations. Et vous m’avez ainsi façonné en quelque chose d’une valeur extrême.
J’englobe tous ces éléments. Je suis un tigre destructeur, un feu dévorant, un fleuve emportant tout sur son passage. Le monde est malheureusement réel. Je suis, par bonheur, le dollar.
Ce texte fait partie du programme “Tu m’as rencontré à un moment étrange de mon existence”, développé dans le cadre de CCA c/o Buenos Aires, qui examine la pratique architecturale durant la crise financière argentine.
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