Notes de terrain : d’une île à une péninsule, puis à une autre île
Clarissa Lim Kye Lee partage ses réflexions sur Making Mamak
Assise sur un ferry quittant l’île de Lamma, une île périphérique de Hong Kong, l’humidité familière et réconfortante parsème mon visage de gouttelettes. En entrant dans la cabine, une bouffée d’air conditionné glacial picote ma peau, me donnant la chair de poule. À l’intérieur, je m’installe à côté d’un de mes anciens professeurs, qui a des attaches familiales à Bornéo, en Malaisie.
Nous discutons de mon projet, Making Mamak, qui s’articule autour du partage et de la construction d’espaces urbains de vie commune, de la conception de liens familiaux et amicaux et de leur impact sur la ville.« Il est plus facile de construire un terrain commun que de créer quelque chose de nouveau », me dit-il.
Nous vivons, lui et moi, dans des entre-deux. Nous venons d’une lignée diasporique, dans laquelle nous nous inscrivons dans des terrains communs existants tout en cultivant l’affect de nouveaux lieux. Dans ses travaux sur l’affect et l’intimité, Lauren Berlant explique comment nous recherchons des formes sociales et physiques communes dans l’infrastructure de différentes villes1. Se contenter de supposer qu’un espace commun existe déjà, c’est oublier les raccommodages et les réparations pour maintenir ces espaces. Plusieurs des collectifs qui ont participé à Making Mamak véhiculent cet acte de réparation à travers les flux de matériaux, le travail collectif de construction et d’entretien des espaces2. Comment pouvons-nous reformuler radicalement le commun au moment où nous faisons migrer Making Mamak vers un nouveau commun à Montréal, un nouveau mode d’intimité?
« Je me demande comment vous parvenez à trouver un équilibre entre les deux pour votre projet », poursuit-il. Making Mamak est un retour nostalgique chez moi, mais c’est un nouvel être-au-monde pour beaucoup d’autres. Migrer et créer soudainement un autre chez-soi pour le projet à Montréal, au Canada, est une routine. Chorégraphier une telle intimité dans un nouveau contexte est une tâche à laquelle je m’attelle également dans ma propre vie.
Tout le monde est familier avec les ingrédients d’un chez-soi.
Making Mamak s’est déroulé dans ce-qui-était-un-chez-soi, un espace domestique nommé Papan Haus. Située dans la section 14 de la ville de Petaling Jaya, aujourd’hui cinquantenaire, la maison mitoyenne vibre lorsque le LRT (le métro) quitte Asia Jaya One, la station située juste en face. Nous avons partagé des déjeuners et des goûters, créant ainsi des occasions de discuter et de passer du temps ensemble.
L’interaction entre le collectif et l’espace a émergé comme un élément nouveau dans les observations faites lors de l’atelier. Comment les collectifs eux-mêmes perçoivent-ils cette pratique? Il semble qu’ils considèrent leur espace comme un esprit vivant, un compagnon qui a parfois besoin de se reposer. Chaque collectif définit son espace avec des noms différents : une maison des histoires, un lieu pour les livres dans une maison; un terrain de jeu, un lieu créatif à explorer; une plateforme, pour les artistes qui débutent, un espace dédié aux arts, à la discussion et à la résidence; un salon, un lieu où l’on enlève ses chaussures et que l’on aborde comme son propre salon; un centre, un lieu qui connecte l’espace pour de nombreux collectifs.
Je reviens sur les deux prémisses avec lesquelles j’ai entamé ce projet. La première était que les collectifs artistiques et culturels évoluent dans la précarité d’un espace convoité par le capital. En raison de la politique culturelle et de la nature indépendante de chaque collectif, il est difficile d’obtenir des financements publics. Par conséquent, beaucoup se tournent vers la vente de nourriture et de boissons pour assurer le paiement du loyer. Les collectifs s’appuient sur de multiples systèmes de valeurs et poursuivent un programme artistique et culturel, tout en faisant face avec réalisme à l’économie de marché en Malaisie.
La deuxième prémisse était que les collectifs artistiques créent alternativement un lieu grâce au soin et à la sollicitude apportées aux amitiés, aux liens de famille ou d’affinité et aux réseaux dans de nouveaux territoires. Il ne s’agit pas simplement de tisser des liens amicaux, mais de maintenir le care porté à ces espaces qui sous-tend chaque collectif. Cela implique un dévouement au flux matériel, la recherche de nouveaux matériaux pour l’espace, et l’entretien des relations avec les parties prenantes participant à l’écologie des arts. Les tâches quotidiennes incluent l’ouverture de l’espace, l’accueil des personnes du voisinage et de passage, le réaménagement de l’espace pour de nouveaux programmes et la construction de nouvelles extensions. L’échelle de travail va de la conscience matérielle régionale pour collecter, transporter et construire, aux micro-tâches quotidiennes régies par l’espace-même, comme éteindre les lumières. Les collectifs doivent avant tout veiller à l’esprit de l’espace.
Après l’atelier et la conversation publique autour de Making Mamak, tandis que je rentrais en avion de Malaisie à Hong Kong (où je vis), j’ai commencé à réfléchir de manière critique à la notion de communer et de se rassembler. En discutant avec Yap Sau Bin, nous avons identifié un croisement de réflexion : le collectif versus l’espace. J’ai naïvement amalgamé les deux, pensant que la pratique artistique de la programmation, de la conception et de la mise en place de l’espace constituait également une démarche artistique. Sau Bin a proposé d’interroger la façon dont la pratique artistique occupe un espace et un pouvoir autres, attirant l’attention au-delà du quartier, et plus particulièrement dans le monde de l’art. J’ai répondu en reformulant les conditions spatiales comme une pratique de conception qui donne de l’épaisseur à la nature civique de l’espace. Les collectifs artistiques ouvrent leurs portes quand ils le souhaitent et permettent à quiconque d’entrer, avant de fermer pour la journée. Cette approche enrichit le discours habituel sur l’espace public, géré par le gouvernement, et en fait un nouveau commun géré collectivement.
Lorsque je réfléchis aux collectifs choisis pour l’atelier, je remarque que certains d’entre eux pratiquent des arts traditionnels sous une forme collective unique. Pangrok Sulap, par exemple, utilise la gravure sur bois comme médium, mais fait partie des nombreux collectifs de Ruang Tamu Ekosistem. Papan Haus est sur le point d’organiser sa première exposition, mêlant photographie, arts de la performance et arts visuels. Kapallorek organise un programme de résidence avec des artistes de la scène internationale émergente. Little Giraffe Story House et COEX@Kilang Besi ne se concentrent pas sur une pratique artistique spécifique, mais sur une activité de transformation de l’espace. D’une certaine manière, il s’agit aussi de donner un esprit à l’espace lui-même, de le concevoir avec les matériaux disponibles, l’équité sociale et la capacité économique pour créer un espace collectif en mouvement, en transformation et même en mutualisation.
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