Une amorce : « En l’absence de… »
Rafico Ruiz sur l’attrait de l’absence. Photographies de Stefano Graziani
Les archives posent des questions. Elles contiennent des matériaux en attente d’assemblage en un récit. Quels sont les passés qui survivent et les futurs qu’elles rendent possibles? Pour les historiens de l’architecture, le document archivistique reflète souvent, sinon toujours, une réalité en quatre dimensions – le temps passe et fait vivre les matériaux de l’architecte parmi ses volumes. Pourtant, il existe tout un spectre d’absences dans la constitution de passés et d’avenirs. Ces absences peuvent être composées d’événements et de sites marginalisés, d’artéfacts, de voix et de corps rebelles, de traces documentaires qui assainissent et excluent, de lacunes intentionnelles logées dans l’intégralité supposée du dossier historique. L’absentement est aussi une pratique de l’écriture historique et de l’ethnographie qui détermine ce qui doit être remémoré, par qui et pour qui.
L’édition 2019 d’Outils d’aujourd’hui du CCA traitait des politiques issues de relations de pouvoir qui sont inhérentes aux réverbérations actuelles de l’absences archivistique. Voilà qui désigne un processus ouvert et toujours incomplet. Il se déroule vers le passé et le futur tout en suivant la preuve présentée par des documents archivistiques obligatoirement partiels. Il met en jeu une archive développée qui va plus loin que le confinement du papier, des voûtes en béton, climatisées et du plastique évanescent des serveurs numériques. Dans son sens le plus large, le traitement d’absences d’archives suggère des modes de recherche qui s’exercent contre des récits, des hiérarchies et des modes de représentation dominants afin de tenir compte de l’annotation et la rédaction des archives1.
-
Voir Christina Sharpe, In the Wake: On Blackness and Being (Durham: Duke University Press, 2016). ↩
Les réflexions critiques rédigées par les participants du Programme pour les doctorants de 2019 fusionneront dans une série qui s’inscrit dans le sillage de la locution « En l’absence de… ». Déployées sous cinq thèmes –l’absence d’histoires équitables, d’objets adéquats, de vérités quotidiennes, de plus-un inconnaissables et de faux départs– ces réflexions constituent ensemble une intervention dans les connaissances privilégiées et effacées par les archives documentaires : des plans qui omettent les domestiques, des modèles imprégnés de masculinité blanche, des conceptions à haut rendement solaire qui modèrent la violence coloniale. Si ceci correspond au domaine historico-social de l’historiographie critique, c’est aussi un moyen de mettre en valeur, comme le suggère l’historienne des cultures de la diaspora africaine Tina Campt, des résonances tranquilles qui peuvent être émises à travers un éventail de médias archivistiques d’une pertinence particulière pour les études architecturales et urbaines1. La série esquisse des moyens d’écouter ces médias à travers leurs tonalités différentielles et intersectionnelles.
-
Tina M. Campt, Listening to Images (Durham: Duke University Press, 2017). ↩
Cet ensemble de réflexions constitue également un outil d’enseignement qui peut réussir à montrer comment la recherche architecturale peut se lire, selon Ann Stoler, « dans le sens du fil archivistique1 ». Chaque cas d’absence comprend des points d’entrée critiques pour les architectes, commissaires et chercheurs en quête de ce qui peut être compris comme des voix et des préoccupations marginalisées, y compris celles qui traversent la race, le genre, la sexualité et l’effacement colonial. Ces approches sont parfois confinées dans le regard sur notre domaine, plutôt que de devenir constitutives de ses questions les plus centrales et importantes. Tout comme l’ouvrage récent de la sociologue Suzanne Hall et de l’historienne de l’architecture Huda Tayob, Race, Space and Architecture: Towards an Open Access Curriculum, dans lequel la fabrication de la race et la fabrication de l’espace sont relationnellement enchevêtrées par un collectif de chercheurs travaillant à partir de géographies, de périodes temporelles et d’échelles dispersées, le travail du groupe est une intervention active qui insère de telles exclusions et dépossessions archivistiques dans des histoires vétustes qui, à de nombreux égards, entretiennent le statu quo des récits occidentaux, épisodiques et masculinistes de l’environnement bâti. S’habituer à l’absence est le premier pas vers une écoute d’une coupe transversale plus large des voix de l’histoire.
-
Ann Laura Stoler, Along the Archival Grain: Epistemic Anxieties and Colonial Common Sense (Princeton: Princeton University Press, 2008). ↩
Articles