Architectes en agriculture
Corinna Anderson sur le travail agricole de Cedric Price
En mars 1977, l’architecte Mark Palmer, de Cedric Price Architects, ébauche une liste de questions en réponse à un nouvel énoncé de projet. Parmi celles-ci : « Qui assure la tonte et quand? », « Vous arrive-t-il de tondre et de traiter contre les parasites? » et aussi « Les installations de pesage pour les bovins pourraient-elles servir aux moutons? ». Alistair McAlpine – collecteur de fonds pour le Parti conservateur, ami proche de Margaret Thatcher et héritier de la fortune McAlpine amassée dans l’industrie de la construction – a chargé l’équipe de Price de travailler à l’aménagement de sa résidence du Hampshire, la West Green House, en ferme bovine et ovine fonctionnelle. C’est à McAlpine que Palmer adresse ses questions sur l’élevage animal, dans un effort de bonne foi pour comprendre les modalités de base de son fonctionnement. Flux optimal des bestiaux et moutons, relations entre utilisateurs et différentes espèces : tout cela serait abordé comme une question de design.
Ces installations de manipulation du bétail, que Price appelle « Westpen » constituent une rareté : un énoncé de projet agricole pour une agence d’architecture. Le projet d’ensemble, le « Westgreen Amalgam », séries d’interventions paysagères, s’inscrit pour l’essentiel dans la tradition du domaine rural anglais, avec plusieurs volières, un étang, un pont à bascule et un labyrinthe. Westpen a été pensé pour accueillir des cages de contention des bovins et de traitement des ovins pour un troupeau de vaches blanches anglaises et un cheptel de moutons noirs de Saint-Kilda. Le projet ne sera jamais réalisé, bien que Price ait finalement produit une multitude de dessins conceptuels et techniques, ainsi qu’ une maquette magnifiquement peinte, complète avec parties amovibles et figurines plastiques pour expliquer le fonctionnement. Dans le cadre de l’élaboration du projet, l’architecte va appliquer à l’élevage les principes de design qu’il utilise d’habitude pour les gens, s’intéressant en premier lieu à l’éventail de produits disponibles.
Et la gamme est immense en la matière. L’écosystème de l’équipement agricole, plutôt invisible pour l’architecte moyen, comprend une foule de petites entreprises et de conglomérats plus importants, souvent de propriété et d’exploitation familiale, quadrillant l’ensemble du Royaume-Uni Price va avoir accès à cet univers grâce au Farm Buildings Information Centre (FBIC), un organisme sans but lucratif ayant son siège social au National Agricultural Centre à Stoneleigh, dans le Warwickshire1. Avec l’annuaire que l’association édite, l’agence de Price trouve un certain nombre de fabricants susceptibles de l’aider à réunir du matériel nécessaire à l’élevage des bovins et ovins. Mark Palmer essuie plusieurs refus avant de faire la connaissance de C.S.J. Sparkes de Poldenvale, Ltd. Dans une lettre de trois pages datée du 14 septembre 1977, Sparkes explique aux architectes londoniens les principes de base de la gestion du bétail. Ces derniers ont déjà confectionné des graphiques sur les allées et venues des animaux dans l’enclos, essayant de combiner deux programmes d’ordinaire distincts (moutons et bovins) en une même structure permanente. Le résultat, qui fait appel à des portes, clôtures et équipement de manutention fabriqués par Poldenvale, ainsi qu’à des matériaux recyclés comme des traverses de chemin de fer, est à mi-chemin entre terrassement et cour de ferme. Certains aspects des concepts préliminaires de Price donnent à réfléchir à Sparkes. « Bien que d’un point de vue pratique, je ne voie aucune utilité au puits en dur, écrit-il, je dois convenir que pour des raisons d’esthétique ou autres, vous puissiez trouver que cet élément est nécessaire à l’unité2. » Mark Palmer répond avec gratitude. Les points soulevés par Sparkes « se sont avérés précieux », et l’agence espère le consulter à nouveau pour d’autres conseils en cours de processus.
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On sait que Price visitait chaque année l’exposition royale de la Royal Agricultural Society, tenue au National Agricultural Centre. Samantha Hardingham, Cedric Price Works (Londres, Architectural Association, 2017), p. 507. ↩
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C.S.J. Sparkes, lettre à Cedric Price Architects. Sauf mention contraire, toutes les citations proviennent du document DR1995:0285:062:002 du fonds Cedric Price. ↩
Price accorde une importance toute particulière au marché, convaincu que les architectes doivent prêter attention aux désirs des gens ordinaires, et que les achats en sont un bon indicateur. Mais les effets du marché sur la campagne anglaise font à l’époque quelque peu controverse. La prolifération de petites entreprises de fournitures dans l’Angleterre des années 1950 et 1960 suit une mécanisation intense de la production agricole après la guerre. Alors que la machinerie finit par excéder les capacités des bâtiments de ferme traditionnels, le gouvernement réoriente la technologie militaire vers la production alimentaire en temps de paix1. L’Agricultural Land Service conçoit un bâtiment agricole multifonctionnel avec des composantes en béton préfabriqué qui peuvent accueillir des portées de 4,5 mètres à près de 20, beaucoup plus que les charpentes en bois traditionnelles. Les fabricants privés vont adopter ce modèle et le développer. Dans tout le Royaume-Uni, la ferme familiale change de forme et, avec elle, change le paysage. L’assemblage des bâtiments préfabriqués et de l’équipement fournis par Poldenvale, Stow et d’autres sociétés nécessite peu d’expertise professionnelle. Ces entreprises produisent des bulletins, des lettres d’information et du matériel promotionnel, ainsi que des listes de prix qui changent sans cesse2. L’environnement rural bâti est commandé en pièces détachées dans leurs pages. Les bâtiments de ferme traditionnels, fabriqués selon les méthodes rurales artisanales traditionnelles que ces nouveaux remplacent, sont laissés vides, servent pour l’entreposage, sont convertis en lieux d’habitation ou tombent en ruine. Avec leur déclin, c’est une certaine idée esthétique du traditionalisme à l’anglaise qui se trouve menacée.
Les nouveaux bâtiments de ferme, avec leurs parements d’amiante ondulés et leurs joints grossiers, sont vus autant comme un affront à l’ordre ancien qu’au bon goût moderne. Ils sont décriés par les architectes, le seul désaccord étant où jeter le blâme. La profession elle-même n’est pas sans responsabilités, affaiblis par le marasme économique et la rareté des emplois qui en découle. Les architectes ne proposent pas d’alternatives inspirantes. Certains plaident pour un « nouveau vernaculaire » qui pourrait répondre aux besoins du temps; l’heure est venue d’un style agro-architectural3. La propension, sous-tendue par des impératifs de profit, de l’agriculteur à « profaner sans le vouloir la campagne » avec ces nouvelles constructions est le sujet d’un débat enflammé dans l’Architects’ Journal4. Un fermier en colère du nom de Donald Pasfield polémique : « S’il y a bien quelque chose dont les agriculteurs ont moins besoin qu’une gifle en plein visage, c’est bien d’architectes agricoles tout puissants ». Le flot des répliques acerbes ne se fait pas attendre, et s’étale sur quatre numéros du périodique : « Enlevez vos lunettes obstruées de fumier, exploitant Pasfield, et regardez autour de vous! » s’emporte Robin Butterell, du RIBA.
L’Architects in Agriculture Group (AIAG) se constitue en 1974 pour répondre à cette problématique de la dégradation du paysage rural. Mené par l’architecte John Weller, ce groupe d’intérêt particulier du RIBA publie des cahiers hors série et organise des ateliers et des évènements liés au rôle de l’architecture dans une campagne anglaise en pleine évolution5. Lors de son séminaire de 1977, intitulé « Tourisme agricole. D’un usage récréatif des bâtiments de ferme », le groupe milite pour la conservation des bâtiments de ferme en leur trouvant de nouvelles vocations qui les rendraient rentables dans la nouvelle et prometteuse économie des loisirs, les reconvertissant en attractions touristiques. Dans d’autres écrits, ses membres défendent le rôle de l’architecte comme consultant dans le processus de préfabrication. L’AIAG se montre hostile envers les produits préfabriqués existants. « Le design moderne est rarement à la hauteur quand on le compare à la qualité de la construction traditionnelle. Il est seulement le reflet d’exigences industrielles basées sur la recherche du moindre coût6 ». Bien que conservateur dans son approche, l’AIAG ne réclame pas un retour au passé (après tout, les architectes ne se sont jamais véritablement impliqués dans l’architecture rurale). Il cherche plutôt à façonner une nouvelle utilité à tout prix pour l’architecte dans ce paysage, soit à travers la préservation des constructions existantes, soit par l’ajout de nouvelles de meilleure qualité.
La principale récrimination formulée par l’AIAG tient au fait que le nouveau paysage agricole se dessine hors du champ d’intervention de l’architecte, mais le marché n’offre guère de solutions. Quand les architectes en viennent à pallier eux-mêmes l’absence de clients, certains problèmes pratiques se posent, et les clients pour des bâtiments de ferme se font rares à l’époque. Alistair McAlpine, indépendant de fortune et vaguement intéressé par la chose agricole, peut se permettre d’engager son ami architecte Cedric Price par simple plaisir. Mais l’agriculteur moyen, quelles que soient ses préoccupations sur l’aspect visuel de la campagne, peut difficilement s’offrir les services d’un consultant en design à même ses dépenses de fonctionnement. Weller et l’AIAG vont donc se tourner vers les acteurs étatiques. Leur manifeste Official Architects Serving Architecture—An Appraisal, de 1977, demande au ministère de l’Agriculture, des Forêts et des Pêcheries de créer une direction du paysage et de l’environnement bâti. Ils réclament, entre autres choses, que des « architectes indépendants travaillent à des normes nationales en matière de conception de bâtiments agricoles [et que] les constructeurs de bâtiments préfabriqués emploient des architectes pour la conception des prototypes ». Confrontés à un système « clés en main » fonctionnant sans besoin évident d’architectes, ils cherchent à réintroduire ces derniers dans la chaine d’approvisionnement. Pour ce faire, il leur faut déterminer quelles qualités irremplaçables l’architecte apporte avec lui.
Quelles sont ces qualités? Pour J. N. White, directeur adjoint du Design Council, la qualité la plus utile de l’architecte est sa capacité à trouver un point d’équilibre entre des exigences contradictoires. Dans un discours prononcé en 1968 à la Royal Society of the Arts, il définit sous les termes de « fonction » et « agrément » les deux attentes que l’on a envers la campagne anglaise, deux demandes antagonistes bien connues des designers. Par fonction, il entend les nécessités de l’utilité et de l’économie, la voie la plus efficace pour résoudre le problème. À l’échelle du pays, la fonction est la décision basée sur des considérations budgétaires pour produire un bâtiment (n’importe quel bâtiment) fonctionnel pour les besoins de la production et du profit. Si la fonction présente des avantages à court terme, l’agrément apporte « une ample satisfaction, inscrite dans la durée7 ». Les sentiments d’intendance et de fierté nationale que Weller et ses collègues éprouvent envers l’Angleterre rurale sont de cet ordre, portés par un intérêt plus profond pour la qualité de l’environnement et, peut-être, la qualité de vie dans ce milieu. Sparkes, avec son commentaire sur les raisons « d’esthétique ou autres » qui poussent Price à quelques excentricités conceptuelles, illustre l’autre tendance : celle d’une mentalité résolument fonctionnelle. Dans la logique de White, l’agriculture a besoin des architectes parce que « […] c’est par une conception éclairée que les exigences de fonction et d’agrément peuvent être conciliées8 ». Les compétences particulières de l’architecte l’outillent pour négocier ce compromis entre les différentes sources de pressions.
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Le parti a été développé par l’Agricultural Land Servise, une division du ministère de l’Agriculture et des Pêcheries du gouvernement Attlee, sous le nom de composantes MAF. Ces composantes étaient dérivées des tables-abris Morrison et des abris anti-aériens Anderson. Agricultural Land Service, « Multiple-purpose Farm Building », Architectural Design, vol. 20, no 2 (février 1950), p. 45; et John Voelcker, « Farm Buildings », Architectural Review, vol. 127 (septembre 1960), p. 184. ↩
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Le devis pour les composantes de Westpen va gonfler de 12 à 15 pour cent sur la durée du projet, d’avril 1977 à février 1979. ↩
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John Voelcker, « Farm Buildings », Architectural Review, vol. 127 (septembre 1960), p. 182. ↩
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Les éditeurs, « Farm Buildings and the Planner », The Architects’ Journal, vol. 146, no 5 (2 août 1967), p. 269; Donald Pasfield, « Meagre harvest for architects », The Architects’ Journal, vol. 165, no 9 (2 mars 1977), p. 381; Robin Butterell, « Aesthetics of farm buildings », The Architects’ Journal , vol. 165, no 11 (16 mars 1977), p. 479; Dirk M. Bouwens, « Lords of all they survey », The Architects’ Journal, vol. 126, no 12 (23 mars 1977), p. 524; John Burkett, « Meanwhile, back on the farm », The Architects’ Journal, vol. 165, no 13 (30 mars 1977), p. 577. ↩
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Architects in Agriculture Group, Coleshill Model Farm Oxfordshire: Past Present Future, sous la direction de John Weller, Birmingham, Royal Institute of British Architects, Birmingham & Midland Institute, 1980. ↩
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Architects in Agriculture Group, « Official Architects Serving Agriculture: An Appraisal », (1977), p. 3. ↩
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Noel White, « Farm Buildings Design and the Landscape », Journal of the Royal Society of Arts, vol. 116, no 5138 (janvier 1968), p. 99. ↩
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Ibid. ↩
La solution imaginée par Price pour le domaine rural de McAlpine ne regarde pas à la dépense. L’architecte va réaliser deux maquettes complexes pour le Westgreen Amalgam : l’une d’une volière ajustable, partiellement réalisée in situ, et une de Westpen. Cette dernière maquette est mobile, avec divers agencements pour montrer les différentes utilisations possibles du site. Les animaux sont contrôlés par une série de portes, couloirs, barrières et « cages de contention » (machines qui immobilisent le bétail pendant qu’on le marque ou qu’on le soigne). L’enclos peut servir aux moutons comme aux vaches à différents moments, qui empruntent différents trajets; les barrières à la hauteur des bovins sont modifiées avec une barre supplémentaire pour les ovins. Un escalier et une plateforme permettent la supervision humaine. Plus de trente dessins schématiques vont être réalisés pour le projet, et une vaste réflexion touchant l’ensemble du domaine prend en compte l’histoire des lieux (200 ans) et des éléments précis du paysage. Les dessins vont d’une esquisse montrant de manière abstraite les grands équilibres spatiaux et saisonniers d’Amalgam à un diagramme de flux montrant les étapes de la progression des animaux dans l’enclos. Westpen figure le fonctionnement à l’échelle réelle pour les animaux comme pour les hommes.
Et, touche finale, Westpen peut être converti pour des besoins moins industriels. Cherchant à procurer « une satisfaction maximale aux observateurs/occupants, peu importe l’activité menée », Price fait une hybridation entre fonction productive et dimension récréative. Pendant plusieurs jours de l’année, des « moutons et bœufs en particulier » seront tondus, traités contre les parasites (avec une solution chimique pour prévenir les maladies), pesés et par ailleurs maintenus en place et soignés. Le reste du temps, les clôtures et les portes seront démontées, et les humains pourront piqueniquer et jouer autour du singulier monticule circulaire, découpé et verdoyant, le site de production devenant une folie pour les distractions humaines.
Peut-être une réponse aux débats suivis par Price en son temps sur les questions de loisirs et de productivité, cet exercice évite soigneusement le problème de la création d’un « nouveau style agricole » pouvant agir en médiateur entre les différentes pressions qui s’exercent sur la campagne. Dans le projet de Price, le changement d’usage dans le temps permet une séparation harmonieuse entre les territoires de la fonction et de l’agrément. En fait, malgré la confiance placée dans les architectes par White et Weller, rares sont ceux qui vont être attirés par cette tâche épineuse et compliquée de négociation. Les efforts visant à renforcer la présence de l’architecte sur le terrain de la conception agricole ne tarderont pas à diminuer, puis à disparaitre; le second et dernier cahier hors série de l’AIAG, Information sources for the farm building designer, est publié en 1982. Que la vision de Weller d’une nouvelle perspective professionnelle en milieu rural pour les architectes se soit révélée idéaliste n’est néanmoins peut-être pas une surprise, le paysage professionnel étant déjà passablement encombré.
Price va l’apprendre à ses dépens lorsque, en juillet 1978, son bureau reçoit une facture de Sparkes pour la somme de 68,04 livres sterling. La surprise de Price est apparente dans sa réponse au frais demandé : « Telle pratique n’est certainement pas courante, et vous-même ne l’avez jamais portée à mon attention ». Il considérait Sparkes comme étant affilié au manufacturier, non comme un consultant dans une situation similaire à sien. Comme l’explique Sparkes dans sa réponse, il est un intermédiaire que Price a involontairement embauché à travers Poldenvale, C.S.J. & A.M. Sparkes Developments Ltd. étant sa propre entreprise qui « remplit différentes missions pour le compte de Poldenvale Ltd. et agit aussi directement comme spécialiste auprès des clients de Poldenvale ». Ses services, qui comprennent les informations fournies par lettre et par téléphone, ainsi que la réalisation d’une carte détaillée, ne sont pas gratuits – tout comme un architecte n’effectuerait pas un tel travail gratuitement. Il assure Price que la facture sera annulée si Poldenvale reçoit commande des produits mentionnés. Après une période de silence, Price finit par payer.
Corinna Anderson est stagiaire en conservation 2017-2018 au CCA. Nous avons 37 dessins, 23 copies reprographiques, 1 modèle, 0,07 l.m. des documents textuels et 0,01 l.m. de documents photographiques liés à Westpen. Price et l’amitié de McAlpine ont également produit McAppy, le projet qui a inspiré notre exposition de 2017 Et si on parlait de bonheur sur le chantier?.