Pour une démédicalisation de l’architecture
Texte de Giovanna Borasi et Mirko Zardini
Nous baignons dans un climat d’angoisse généralisée. Tous les jours, il nous faut affronter les problèmes posés par la crise de l’énergie, la surexploitation des ressources naturelles, la pollution, la réduction inéluctable de la biodiversité, le changement climatique, la propagation de nouvelles épidémies, les effets délétères des processus de production industrielle à la base de nos économies, le tout, dans un contexte d’individualisme. Nous sentons notre corps constamment exposé à un risque difficile à préciser de contamination et de maladie. L’obsession et les préoccupations grandissantes relatives à la santé et au bien-être qui se manifestent principalement parmi les populations urbaines occidentales, engendrent un processus inéluctable de « médicalisation », par lequel des problèmes banals et récurrents commencent à être abordés en termes médicaux et compris dans le cadre de paradigmes médicaux. Ainsi que le relate le sociologue de la médecine, Peter Conrad,
[q]uand j’ai commencé à enseigner la sociologie de la médecine dans les années 1970, le terrain de la santé et de la maladie se présentait sous un aspect bien différent de celui que nous observons au début du XXIe siècle. Ni l’obésité ni l’alcoolisme n’étaient généralement tenus pour des maladies par le corps médical. […] Les professionnels de la santé ont identifié plusieurs problèmes courants qui sont aujourd’hui devenus des maladies ou des troubles reconnus1. [Traduction libre]
De nos jours, le corps est sujet et objet ultime de consommation. La santé devient notre priorité absolue, à mesure que notre foi en le progrès s’efface devant l’incertitude et la peur. Nous sommes obsédés par l’idée de santé, au point d’avoir donné naissance à une nouvelle philosophie imprégnée de moralisme, le santisme2. Nous faisons confiance à la médecine, aux promesses qu’elle nous fait de trouver des solutions scientifiques et rationnelles, mais nous oublions, comme le faisait déjà remarquer Ivan Illich dans Némésis médicale en 1975, que les traitements médicaux véhiculent intrinsèquement des valeurs. Pour lui, la médecine est une entreprise morale et elle donne nécessairement un contenu au bien et au mal; dans toute société, la médecine, comme le droit et la religion, définit ce qui est normal, correct ou désirable3.
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Notre société obsédée par la santé en propose quant à elle un éventail très diversifié d’interprétations. Ainsi, cette notion n’est plus essentiellement synonyme d’absence de maladie; elle évoque désormais un état de bien-être qui concerne toutes nos facultés, physiques et biologiques certes, mais aussi sociales et culturelles. Cependant, cette ambition de bien-être total se voit fragmentée et parcellisée par toute une panoplie de politiques et d’interventions sectorielles. C’est désormais aux interventions biomédicales volontaires et à un dur travail personnel (pour se garder en forme), en conjonction avec les nouvelles politiques de l’environnement et de l’aménagement urbain, qu’il revient de vaincre les maladies, anciennes et nouvelles, de contrer l’inévitable déchéance progressive du corps, et plus que tout, de produire un corps nouveau, un corps en bonne santé.
C’est ainsi qu’on en est venu à établir une distinction de plus en plus marquée entre le corps malade et le corps en bonne santé, ce dernier semblant équivaloir aujourd’hui à être jeune et athlétique. Le corps sain fait partie d’un nouvel idéal esthétique et érotique, né des orientations convergentes de la médecine, des politiques de santé publique, des entreprises et des choix individuels, ainsi que le souligne Dorothy Porter, historienne de la médecine4. Elles sont aujourd’hui révolues les politiques de santé de l’État providence, apparues dans la période d’après-guerre, qui visaient à mettre en place une médecine préventive et à intégrer le droit à la santé aux droits sociaux de tout citoyen, comme l’indiquaient dans les années 1950 les recherches du sociologue britannique Thomas Humphrey Marshall5. L’augmentation du coût des soins de santé, les coupes dans les dépenses et les services publics et la montée du discours individualiste font qu’aujourd’hui, on tient de plus en plus la santé pour une responsabilité individuelle.
De plus, la rhétorique actuelle de l’architecture et de l’urbanisme ne semble nullement remettre en question le contexte dans lequel se développe désormais le discours sur la santé, se tenant à une idée abstraite et scientifique de cette dernière. On retrouve souvent transposés dans le discours de ces disciplines et de ces professions des termes et des concepts comme population, communauté, citoyen, nature, verdissement, développement, ville, corps ou santé, chargés de toutes les ambiguïtés propres au débat contemporain. Les praticiens actuels de ces disciplines préfèrent ignorer, par exemple, la façon dont les processus environnementaux impliquent souvent des processus économiques et surtout, dont les notions de corps, de santé et de maladie sont le produit de processus historiques, politiques, économiques et culturels. Pour « diagnostiquer » convenablement les problèmes d’urbanisme, nous ne pouvons donc parler de la santé dans l’abstrait, mais seulement de diverses interprétations ou conditions de celle-ci. Ainsi que le fait observer Jonathan M. Metzl, « la santé est un terme bourré de jugements de valeur, de hiérarchies et de conjectures aveugles qui parlent autant de pouvoir et de privilèges que de bien-être. La santé est un état convoité, mais aussi un état prescrit et une position idéologique6 » [Traduction libre].
En imparfaite santé n’offre pas un exposé complet des relations entre la santé, l’architecture, les villes et l’environnement, mais cherchent plutôt à mettre en évidence, par la présentation d’essais critiques et de projets de bâtiments, d’espaces intérieurs ou d’aménagements extérieurs, certaines des incertitudes et des contradictions que comporte l’idée de santé et de soins de santé qui émerge aujourd’hui en Occident, notamment en Europe et en Amérique du Nord.
Certains projets adhèrent toujours à une conception moderne de l’architecture et de l’urbanisme, où ceux-ci se posent comme des processus rationnels et des remèdes possibles à des maladies plus ou moins anciennes, ou permettant d’en produire de nouveaux. Cependant, certaines des expériences ratées du XXe siècle nous laissent penser que l’architecture, l’urbanisme et le paysagisme devraient aussi adhérer au principe de précaution et porter une attention plus vive aux retombées possibles de leurs interventions. On voit de plus en plus se manifester les conséquences inattendues de ce qu’on a célébré comme des conquêtes de l’industrialisation et du progrès. Il ne s’agit pas seulement des dommages causés à l’environnement par l’extraction minière ou la pollution de l’air, des mers et des sols. La foi absolue dans la capacité des disciplines de l’aménagement de l’espace à fournir des solutions parfaites, comme dans le cas de l’amiante – auparavant envisagé comme un matériau idéal et utilisé à tout va, et aujourd’hui considéré comme hautement cancérigène –, peut facilement céder la place à l’angoisse et à la peur. Il est paradoxal que le projet En imparfaite santé raconte immanquablement une forme de défaite : l’incapacité pour l’architecture d’offrir une solution optimale et durable, qui s’appuierait sur des paramètres rationnels, alors même qu’elle recourt à cet argument pour fonder une promesse de panacée.
Comme le faisait remarquer Machiavel il y a fort longtemps, « […] l’ordre des choses humaines est tel que jamais on ne peut fuir un inconvénient sinon que pour encourir un autre. Toutefois la prudence gît à savoir connaître la qualité de ces inconvénients et choisir le moindre pour bon7 ». Dans ces conditions, il est aujourd’hui vital de renverser le rapport entre l’architecture et la santé. En fait, bien qu’ayant sa part de responsabilité dans l’état du monde, l’architecture n’est pas toujours à même d’offrir des solutions miracles pour l’environnement ou le corps malade. Il semblerait que l’architecture contemporaine, malade, confuse et angoissée, est aux prises avec sa propre incapacité à produire de nouvelles perspectives qui échappent à l’exaltation du spectacle du capital, lui-même en crise. L’architecture contemporaine se cherche une justification et un rôle nouveau dans des programmes politiques, culturels et moraux souvent ambigus, relatifs à la santé et à la médicalisation des problématiques, alors qu’elle devrait en fait remettre en question plutôt que d’adopter aveuglément la nouvelle approche néolibérale de ces questions.
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Peter Conrad, The Medicalization of Society: On the Transformation of Human Conditions into Treatable Disorders, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2007, p. 3. ↩
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Jonathan M. Metzl et Anna Kirkland (dir.), Against Health: How Health Became the New Morality, New York et Londres, New York University Press, 2010. ↩
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Ivan Illich, Némésis médicale, Paris, Seuil, 1975. Il convient de noter qu’autant Ivan Illich que Michel Foucault, philosophes contemporains tous deux nés en 1926, élaborèrent dans les années 1970 une analyse critique poussée de la médicine et du processus de médicalisation. ↩
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Dorothy Porter, Health, Civilization, and the State: A History of Public Health from Ancient to Modern Times, Londres, Routledge, 1999. ↩
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Ibid., 233. ↩
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Jonathan M. Metzl et Anna Kirkland, Op. cit., Introduction, p. 1. ↩
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Nicolas Machiavel, Le Prince, dans Œuvres complètes, coll. La Pléiade, Paris, Gallimard, 1952, chapitre XXI, p. 359. ↩
Guérir ou prendre soin
Les caractéristiques et mensurations des corps humains d’aujourd’hui sont très différentes de celles d’il y a un siècle ou même, d’il y a une cinquantaine d’années à peine. Les mensurations indiquées par le designer industriel Henry Dreyfuss après la Seconde Guerre mondiale ne semblent plus correspondre aux exigences contemporaines. Les dimensions ont changé à tel point que divers projets sont en cours pour étudier les nouveaux corps masculins afin de redéfinir correctement les tailles des vêtements pour hommes. D’après le designer Umberto Angeloni,
[l]es tailles traditionnelles remontent à des mensurations prises à l’époque de la Seconde Guerre mondiale, quand les hommes étaient très différents… On essaie encore d’habiller les hommes du troisième millénaire selon la silhouette de leurs grands-pères1. [Traduction libre]
Entre-temps, nos performances physiques et athlétiques se sont améliorées et l’espérance de vie a été prolongée, en particulier en Europe, au Japon et en Amérique du Nord, creusant du même coup l’écart entre ces pays et leurs cultures, et le reste du monde. L’avènement d’un autre type de corps s’accompagne non seulement de l’allongement de l’espérance de vie, mais il produit aussi une humanité transformée, avec des préoccupations et des valeurs nouvelles. Nous pensons autrement la famille ou la sexualité et nous vivons des conflits inédits entre les générations. Mais surtout, nous pouvons maintenant envisager notre vie non plus comme une seule et unique existence, mais comme une suite de plusieurs vies possibles. « Le vieillissement devient un phénomène social plus que physique2 », observe l’économiste Hervé Juvin.
Alors que l’idée moderne de progrès était liée à une avancée générale sur les plans culturel et moral, économique et matériel, elle se concentre aujourd’hui sur l’amélioration des performances de notre corps individuel3. La notion de vie agréable se concrétise aujourd’hui dans la recherche du plaisir à travers les diverses formes de consommation qui nous sont offertes. Tout cela trouve son expression complète à une étape précise de notre vie, celle du troisième âge, libérée des contraintes de la famille et du travail et pas encore limitée par la déchéance physique. En ce troisième âge, nous vivons un temps libre permanent, réalisant ainsi soit les visions utopistes des communautés alternatives des années 1960, soit l’expression maximale de l’idée contemporaine de la consommation. Et comme toutes les visions utopistes, celles qu’incarnent les communautés résidentielles américaines ou européennes pour le troisième âge ne peuvent se concrétiser sans une ségrégation à divers niveaux.
La médicalisation de notre société, observe Peter Conrad, a enclenché un processus qui fait que de plus en plus de problèmes courants, a priori non médicaux (de l’angoisse à l’infertilité, du vieillissement à la mort), deviennent des enjeux médicaux. Selon Conrad, « la clé de la médicalisation est la définition. En d’autres mots, un problème est défini en termes médicaux, décrit en langage médical, compris dans un cadre médical ou “traité” par une intervention médicale4 » [Traduction libre]. L’architecture et l’urbanisme ont subi un processus parallèle, ayant de plus en plus souvent recours à la rhétorique médicale pour décrire leurs problématiques propres, ou proposant et adoptant des solutions définies dans un contexte médical. En fait, de plus en plus de questions urbaines, environnementales ou architecturales sont traitées comme des problèmes médicaux, et on cherche à y porter remède au moyen de solutions de plus en plus spécifiques et « médicalisées ». La systématisation des exigences de groupes spécifiques de malades ou de présumés malades et la recherche de solutions particulières pour chacun de ces groupes finissent par mener à des solutions incohérentes et contradictoires et, en définitive, à une séparation toujours plus marquée des différents groupes. C’est dans ce sens que l’architecture, actuellement soumise à un processus de « médicalisation », peut être elle-même considérée comme un « corps malade ».
L’architecture et l’urbanisme ont en outre assimilé une certaine posture de pugnacité propre à la rhétorique de la médecine traditionnelle (on combat les maladies, les virus, le stress). D’autres aspects de la méthode médicale ont pourtant été négligés, comme celui de l’écoute, que le chercheur et entrepreneur homéopathe français Christian Boiron estime pourtant fondamental pour saisir la raison des crises dont les « maladies » sont un symptôme; ou celui que propose Nan Ellin, qui préfère à l’idée de traitement un processus d’amélioration fondé sur les potentialités existant dans le « corps » du territoire.
Il reste que la médicalisation, souligne Conrad, est un processus bidirectionnel : on peut y voir d’un côté un phénomène en progression régulière, tel celui qu’a globalement connu notre société au cours du siècle dernier; ou de l’autre, la possibilité d’un processus inverse, de démédicalisation, comme ce qui s’est produit dans le cas de l’homosexualité ou de la masturbation5.
Le processus de démédicalisation appliqué à l’architecture permettrait à cette discipline d’échapper à l’ambiguïté et au moralisme qui caractérisent le concept contemporain de santé, et de ramener les problèmes et leurs solutions, non pas à l’échelle de l’engagement individuel, mais à celle plus adéquate de l’environnement social. De cette façon, l’architecture pourrait récupérer sa capacité critique envers les politiques publiques de santé, accepter de prendre part au débat actuel sur la question et renoncer à offrir une solution soi-disant rationnelle et scientifique à une conception toute médicale de la santé. Comme les architectes Kersten Geers et David Van Severen le font remarquer dans leur projet pour une ville saine, le véritable tournant pour l’architecture et l’urbanisme sera de passer de l’idée de « cure » à celle de « prendre soin de notre corps et de notre environnement ».
Ce texte est un extrait de l’introduction de notre livre En imparfaite santé, qui a accompagné une exposition du même nom tenue en 2011.