Déchets, détritus, récupération
Extraits d’une table ronde avec André Guillerme
La récupération des matériaux de construction est courante à Paris, mais elle a tendance à se déployer et à devenir totale dans le dernier tiers du XVIIIe siècle avec le développement des chiffonniers, et avec la forte demande artisanale, industrielle et étatique. Ces matières ont des qualités éprouvées – endurance, résistance – pour l’usage constructif; elles sont porteuses de valeurs et d’esprits transmissibles; elles sont recyclées dans la réparation.
Une matière vivante
Mauvais vent, mauvaise pluie, vermine; le chiquetage gonfle et craque, le béton de chaux grasse se décompose : on accuse la fatalité. Des fémurs, des côtes – matière aussi vivante que les cailloux – tirés des abattoirs, mélangés à de la terre et recouverts d’un enduit de vieux plâtre ou de la cendre mélangée avec la vieille chaux, bouchent le trou qui se reformera, plus grand, quelques années plus tard. Les huisseries pourries par l’humidité permanente des rez-de-chaussée, sont réparées par petits morceaux ajustés et bouchées avec du mastic.
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La pierre saignante
L’opinion avertie préfère de loin des pierres qui ont résisté au temps à celles, encore « saignantes » et plus fragiles, qui sortent de la carrière ou de la mine.
La démolition
De la masure à abattre, il ne reste alors que l’essentiel : les couvreurs sont déjà passés pour cueillir les tuiles entières qui serviront à nouveau et les tuiles cassées – tuileaux – pour les revendre au prix fort aux maîtres maçons qui en font du ciment, liant hydraulique de la chaux grasse indispensable à la tenue du bâti en milieu humide. Les charpentiers ont défait le bois et tiré parti des planches, pannes, arbalétriers et poutres maîtresses pour de nouvelles bâtisses – et souvent le propriétaire de la démolition souhaite réemployer ce bois toujours cher. Huisseries dormantes et tournantes sont à nouveau récupérées par les menuisiers; comme les clous, les charnières, par les serruriers, voire les chiffonniers; les carreaux, les briques, le verre. Si la maison déchoit, son propriétaire en tire encore de la valeur.
Gravats et fleur
Le plâtre de petite démolition – mur de refend, cloison – est approprié par les compagnons. Pour obvier la cherté du plâtre de qualité, la fleur, « les plâtriers font souvent une friponnerie contre laquelle il faut être en garde, elle consiste à broyer de vieux plâtres » – ils répandent les gravats dans la rue pour les faire broyer par les voitures ou les font écraser dans l’arrière-cour par leurs manœuvres – et « les mêler avec des plâtres neufs. »1
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Joseph-François Soleirol, Cahier classique de construction à l’usage des élèves d’Artillerie et du Génie de Metz (Metz: Chez Antoine Imprimeur du roi, 1819), 23. ↩
Le nerf de la guerre
Une ruine représente en gros cent mètres cubes de déblais nitreux : un gisement de trois bonnes tonnes de salpêtre, soit in fine quatre tonnes de poudre à canon. Paris, qui fournit le tiers du salpêtre national, en est la première carrière du royaume et même d’Europe. En fait, plâtras et gravats sont depuis François Ier réservés aux salpêtriers : on en extrait le nerf de la guerre, la puissance destructrice de la poudre dont la France est de tous les États celui qui en use le plus.1 Pour cette raison, jusqu’en 1819, la fabrication du salpêtre est un monopole d’État.
La production parisienne est alors la plus forte du monde : bon an mal an on distille des démolitions près de quatre cent cinquante tonnes de salpêtre.
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Depuis Henri II (1547), les villes et communautés du royaume doivent fournir ensemble près de quatre cents tonnes de salpêtre au Roi. ↩
Un métal d’éternité
La production [issue de vieux plombs] est très aléatoire en qualité : fissures, crevasses, scories rendent [le] plomb peu fiable pour l’étanchéité. Quant à la cendrée qui comprend d’une part la crasse du plomb en fusion et d’autre part les balayures de l’atelier chargées de grenailles et bouts de métal, elle est récupérée, vendue en gros ou recyclée chez les raffineurs qui en extraient l’argent, l’étain et le plomb. « Toute fonderie entraîne la fonte de vieux plomb. Ces plombs sont empreints ou revêtus de suif, de goudron, de bitume, de peintures, de mastics, d’acide sulfurique, que les matières fondent ou brûlent dans l’opération de la fonte du plomb et répandent une odeur non seulement incommode, mais encore suffocante et insalubre »,1 craint la dame de La Porte qui s’oppose à la fonderie de plomb qui veut s’installer derrière chez elle, rue Richelieu.
Travaillé avec un art — et un risque – délicatement décrit par La Gardette, ce métal est aussi celui de l’éternité : il forme les cercueils de la haute aristocratie laïque et ecclésiastique – récupérés et fondus pour la guerre durant la Révolution – et à enfermer les cœurs extraits des cadavres pour être conservés pieusement.
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Rapport no 157 du 19 septembre 1823 du Conseil de salubrité de la Seine, Archives de la préfecture de Police, semi-usuels, année 1823. ↩
Nous avons accueilli André Guillerme à titre de chercheur Mellon en 2006, peu avant la parution de son livre La naissance de l’industrie à Paris : entre sueurs et vapeurs, 1780–1830 (Champ Vallon, 2007).