Un sentiment positif de connexion
John Helliwell et Carlo Ratti sur les réseaux, en mieux
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- L’évolution progressive de la psychologie du bonheur s’est produite à un moment où les gens en avaient assez que l’on table uniquement sur des paramètres économiques, notamment le PIB, pour mesurer la qualité de vie. Au cours du siècle dernier, c’est avant tout le niveau de revenu qui a retenu l’attention, à défaut d’autres données qui auraient aussi été disponibles et compréhensibles. Aujourd’hui, le sondage mondial Gallup, qui sous-tend le World Happiness Report (Rapport mondial sur le bonheur), demande aux gens d’adopter une perspective plus large pour réfléchir à leur vie et en évaluer divers aspects sur une échelle de 0 à 10. Ces mesures de la qualité de vie ont pour but principal de donner une évaluation globale du bien-être. Elles reposent entièrement sur les jugements personnels des gens, et ont l’avantage de pouvoir être observées au fil du temps et rapportées à l’échelle d’un quartier, d’une ville ou d’un pays. Elles englobent automatiquement tous les aspects de la vie qui ont une incidence sur le bien-être.
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- De plus, nous mesurons aujourd’hui dans les villes beaucoup de choses que nous ne pouvions pas mesurer auparavant – des données compilées sur dix, vingt ans, recueillies pour comprendre le métabolisme de la ville. Nous analysons de nombreuses bases de données sur la ville et, comme John l’a mentionné, bien que les mesures soient imparfaites, elles sont nos meilleurs indicateurs. Nous disposons de données décrivant des dimensions de l’expérience urbaine qui étaient impossibles à comprendre, visualiser et analyser il y a quelques années. Et en matière de quantité de données, un nouveau monde s’ouvre grâce à la convergence des mondes physiques et numériques de la ville. À partir de là, nous pouvons commencer à développer de nouveaux indicateurs pour toutes sortes de choses, dont le bonheur dans les villes.
Prenons un exemple. L’un des paramètres qui semblent souvent avoir une influence importante sur le bonheur que nous ressentons est notre intégration dans nos communautés respectives. Être bien intégré dans une communauté et faire confiance à celle-ci, c’est quelque chose qui nous rend heureux. En regardant les données d’un téléphone portable, nous pouvons observer la façon dont les gens se connectent les uns aux autres dans un espace de communication numérique et aussi dans un espace physique, puisque ces données révèlent aussi comment les usagers se déplacent. On peut réellement voir si et comment différents groupes socio-économiques s’intègrent dans un quartier urbain et mesurer les niveaux de ségrégation et d’intégration. - JH
- Exactement. Lorsque nous repérons les quartiers heureux dans une ville, nous constatons qu’il s’agit souvent de zones dans lesquelles les gens éprouvent un sentiment positif de connexion avec d’autres personnes. Deux grands sondages canadiens et le sondage mondial Gallup demandent par exemple: si vous perdez votre portefeuille avec de l’argent dedans, quelle sera la probabilité de sa restitution s’il est retrouvé par un étranger, un voisin ou un agent de police? Il s’avère que les données sur la probabilité qu’il soit restitué par un voisin reflètent en fin de compte le niveau de satisfaction à l’égard de la vie. Les gens veulent vivre dans une communauté où ils pensent que les autres sont non seulement honnêtes, mais aussi désireux d’aider leurs voisins.
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- En plus de l’impression qu’ont les gens de faire partie de leur communauté immédiate, il faut aussi prendre en compte, à un niveau plus large, les conditions d’inclusion ou d’exclusion dans d’autres parties de la ville. Eh bien, il me semble que la mondialisation alimente à présent beaucoup de mécontentement dans plusieurs pays, et que les mouvements populistes que nous voyons émerger partout canalisent une sorte de mécontentement qui suggère peut-être que, même si on est exposé à de nombreuses communautés, on se sent en quelque sorte exclus de celles-ci. On se sent exclus des gens très riches, du 1% qui est situé au sommet.
Une vision classique nous donne à croire que beaucoup de choses obéissent à ce qu’on appelle la loi de Zipf. George Zipf est un statisticien et mathématicien qui a fait carrière à Harvard au milieu du XXe siècle. Il a avancé l’hypothèse que, dans toutes les langues, la fréquence des mots les plus utilisés était inversement proportionnelle à leur classement. Par la suite, on a constaté que cette loi s’appliquait aussi à d’autres classements, tels que ceux des revenus, de la taille de la ville et d’autres paramètres urbains. Or, avec la mondialisation, on dirait presque que la loi de Zipf pourrait être appliquée à l’échelle de la planète : les extrêmes sont plus éloignés, mais inversement plus visibles. Ainsi, tout en appartenant à la classe moyenne, on peut observer et suivre de près le style de vie des célébrités et des super-riches, et on constatera toujours qu’on en est exclu. Selon moi, cette situation génère en contrepartie le mécontentement populiste auquel nous assistons.
La question que je voudrais poser ici est la suivante: cette pensée est toujours fondée en grande partie sur des indicateurs liés à la richesse. Donc, même si nous n’utilisons plus le PIB comme indicateur fidèle de l’état d’une société, est-il possible de convertir les indicateurs financiers en quelque chose d’autre par le biais des mégadonnées – le « big data » ? Et notre capacité à mesurer des choses qui étaient auparavant insondables pourrait-elle nous aider à trouver de nouvelles mesures d’impact? Par exemple, existe-t-il une nouvelle mesure qui permettrait à un enseignant de se sentir beaucoup plus accompli, sachant que son impact est considérable si l’on considère que sa mission est de former nouvelles générations qui transformeront le monde? Ce genre d’évaluation n’est certainement pas pris en compte dans les indicateurs financiers approximatifs tels qu’ils sont utilisés aujourd’hui. - JH
- Une chose que nous n’avons pas encore mentionnée est l’importance de la distance. Plusieurs décennies d’étude nous ont appris que, dans l’ensemble, les contacts deviennent moins denses à mesure que les distances s’agrandissent. Il y a un simple effet de gravité, qui s’applique à toutes sortes de liens. Bien sûr, cela implique différentes dimensions aujourd’hui, car la technologie moderne nous permet d’ajouter des kilomètres aussi facilement que des mètres.
Il y a quelques années, un très bon sondage Léger a interrogé les gens sur la taille et la fréquence d’utilisation de leurs réseaux d’amis vus en personne et leurs réseaux d’amis en ligne. Il en est ressorti que plus les réseaux d’amis en personne sont importants, et plus on les voit face à face souvent, meilleures sont les évaluations de la qualité de vie. Nous n’avons trouvé aucune relation de ce type avec la taille ou à l’intensité des réseaux d’amis sur Facebook. Beaucoup de gens utilisent les forums en ligne comme substituts lorsqu’ils n’ont pas de bonnes relations en personne. Il y a bien quelques sous-groupes qui semblent retirer, en matière de qualité de vie, un certain bénéfice de l’utilisation de formes de connexion moins personnelles, mais pour la moyenne de la population, les espaces de socialisation en ligne n’ont rien fait pour augmenter l’indice de satisfaction dans la vie de ceux qui sont de gros utilisateurs. Cela pose alors des problèmes aux familles, aux écoles ou aux individus qui tentent de gérer leur utilisation des média sociaux de façon à en retirer de meilleures connexions plutôt que des moins bonnes. - CR
- Vous me rappelez ce magnifique livre de Peter Singer intitulé The Expanding Circle: Ethics, Evolution, and Moral Progress (Le cercle en expansion : éthique, évolution et progrès moral). Singer discute de ces cercles d’empathie, qui montrent comment nous nous rapportons à notre environnement social et révèlent les liens positifs que nous avons autour de nous. En extrapolant simplement et sans citer l’auteur : si ces cercles d’expansion deviennent trop grands ou déséquilibrés, cela crée beaucoup de stress, et les gens deviennent alors très insatisfaits dans les villes plus populeuses.
Il est donc important que nos relations suivent une sorte de structure hiérarchique ou fractale : comment pouvons-nous être certains d’adopter la bonne sensibilité lorsque nous établissons des connexions à différents niveaux de la société? Dans les grandes villes, par exemple, quelqu’un qui se perçoit comme un individu perdu dans une communauté de millions de personnes et sans liens de soutien se sentira tout petit. Et donc, je pense qu’on a ici un enjeu de design très intéressant pour nous tous, architectes, ingénieurs et urbanistes : comment pouvons-nous construire des villes qui facilitent totalement la création d’un arbre de connexions fractal ? - JH
- J’aimerais appuyer ce que Carlo dit ici à propos d’une ville qui ne serait pas une communauté de plusieurs millions, mais une communauté de communautés, car il est inévitable que la vie soit intrinsèquement locale et que ce soient les gens que vous voyez et avec lesquels interagissez de façon humaine très directe qui comptent d’abord et avant tout. On souhaite naturellement que des cercles se connectent avec d’autres cercles, et la beauté de la technologie moderne tient au fait qu’elle nous permet d’entretenir des relations personnelles étroites tout en maintenant des relations plus distantes.
En fait, dans les villes, il devrait être possible de simultanément exploiter la capacité de travailler à distance et de rejoindre des gens en personne dans des environnements sociaux ou autres, ce qui nous permettrait d’avoir le meilleur des deux mondes.
Je suis certain que nous tenons absolument à maintenir une structure communautaire étroite – à l’instar de ce qui existe dans de nombreuses villes italiennes, par exemple. Dans certaines grandes villes occidentales, on a constaté que l’augmentation de leur taille et de leur importance au fil du temps s’accompagnait d’une augmentation de la ségrégation des résidents par le revenu et l’occupation, et d’une diminution de la capacité à connaître ses voisins et à nouer des relations positives avec les gens. Il faut alors ou bien travailler plus dur pour créer soi-même ces circonstances opportunes, ou bien penser à une refonte qui permettra aux communautés locales de conserver leur caractère immédiat. Cela signifie que nous devons alors délibérément nous organiser pour opérer des déplacements plus courts et plus efficaces et augmenter les chances de vivre, travailler et aller à l’école dans le même quartier, de telle sorte que nous puissions établir ces connexions automatiquement.
Il y a aussi un deuxième aspect - celui que certains des liens les plus importants pour l’humanité s’étendent à travers les âges, et que les familles modernes tendent de plus en plus à être dispersées géographiquement. Ainsi, ce qui constituait autrefois l’unité sociale classique (la famille trigénérationnelle) est désormais perturbé : les enfants sont placés dans des garderies ; et les personnes âgées, dans des centres de soins créés pour elles – et rien qu’à cause de cela, les deux groupes mènent une vie beaucoup moins heureuse qu’ils ne le devraient.
Au chapitre de l’innovation sociale, il est aujourd’hui question d’aménager les installations d’accueil des enfants et celles réservées aux personnes âgées dans un même espace afin de permettre aux aînés d’enseigner et d’enrichir les jeunes ; et aux jeunes, de donner aux personnes vieillissantes l’occasion de recréer dans un cadre urbain le genre de satisfaction que peuvent produire les structures familiales traditionnelles. C’est donc un type de réorganisation sociale qui a des implications architecturales. Il existe de nombreux modèles modernes de cohabitation au Canada qui prévoient expressément des unités de vie multigénérationnelles – où on aura donc des gardiens d’enfants intégrés et tout ce qu’une petite communauté ou une famille fonctionnelle aurait normalement à sa disposition. En jouant des paramètres de conception, on peut mélanger espaces privés et partagés pour permettre à ces unités résidentielles de coopérer, et on peut entendu faire la même chose au niveau du quartier et de la communauté. On peut imaginer les types d’espaces qui pourraient être convertis à l’usage partagé et les différentes sortes d’utilisations en commun qu’on pourrait leur trouver.
À mon avis, cela établit des identités sociales positives de dimensions variées. Le but est qu’une famille connectée vive au sein d’une communauté connectée. Considéré à l’échelle mondiale, il est bien évident que pour faire face de manière raisonnable aux menaces liées au changement climatique, nous devons développer le sens d’une communauté encore plus grande – une identité sociale qui englobe non seulement les tribus et les autres populations de notre ville, mais également les habitants de notre pays et des autres pays dans le monde, ainsi que les générations à venir sur la planète.
Robin Dunbar réalise un travail étonnant en biologie évolutive à Oxford. Il classe différentes espèces de mammifères selon la taille de leur néocortex et met cela en rapport avec la taille du groupe avec lequel elles peuvent interagir. L’idée est que, pour chaque mammifère, il existe une taille de groupe pour laquelle un individu gardera à l’esprit les informations qui lui permettront de collaborer avec les autres. De toute évidence, notre néocortex ne s’agrandit pas au rythme requis pour nous permettre d’accueillir dans notre esprit les millions de personnes dans les villes et les milliards de personnes dans le monde. Nous avons donc maintenant besoin de mettre en place des institutions sociales qui nous permettraient de nous familiariser avec les autres pour qu’il soit plus facile pour nous d’interagir avec eux en tant que parents, familles ou voisins. - CR
- Selon moi, les travaux de Dunbar sur ce nombre – ce nombre de contacts, appelé nombre de Dunbar – sont très intéressants. Et je pense qu’on ne sait probablement pas si ce numéro est inné ou s’il est sujet à changement. Laissez-moi vous donner un exemple de quelque chose qui a changé en réponse au conditionnement des limites et de l’interaction : James Flynn, chercheur en renseignement en Nouvelle-Zélande, a découvert que les scores de QI dans le monde augmentaient constamment. Je me souviens qu’il m’a parlé de milliers de corrélations différentes. Personne ne sait vraiment d’où cela vient, mais ils sont certains que cela ne provient pas de changements au niveau biologique : la hausse des QI a été trop rapide. Elle ne peut pas s’expliquer par des changements dans notre cerveau. La corrélation la plus probable se rapportait à l’urbanisation. Vous vous trouvez dans un environnement plus diversifié, avec plus de stimuli, et cela modifie notre façon de réagir à l’environnement. C’est essentiellement ce que mesure le QI: une sorte d’intelligence liée à la façon dont nous réagissons à un certain nombre de conditions extérieures.
Je me demande donc si c’est la même chose pour le nombre de Dunbar, s’il pourrait changer avec de nouvelles conditions. Peut-être que dans le village d’avant, le nombre de Dunbar correspondait au nombre de personnes avec lesquelles on interagissait, mais qu’aujourd’hui, ce nombre pourrait contenir différentes communautés depuis la famille, la communauté locale et la ville jusqu’à la communauté mondiale. Un tel nombre pourrait venir à l’appui des allégeances qui, comme le disait John, sont essentielles à notre survie, alors qu’on tente de répondre aux grands défis de notre temps: le changement climatique, la conversion de la force de travail à l’intelligence artificielle, etc. - JH
- Absolument.
- CR
- C’est certainement la seule solution que nous ayons pour notre planète; à un moment donné, avec ce cercle en expansion, nous aurons vraiment le sentiment que nous sommes tous ensemble comme si nous étions sur le vaisseau spatial planétaire de Buckminster Fuller. Et une de ses citations me vient à l’esprit. Il a dit que nous devions décider si nous voulions être les architectes du futur ou si nous allions en être les victimes. Nous devons vraiment jouer avec nos nouveaux outils, comprendre leurs aspects positifs et négatifs et les maîtriser.
- JH
- Je suis entièrement d’accord. Et alors que nous commençons à conclure, je pense qu’il est utile de rappeler explicitement que le travail des chercheurs en bien-être a été révolutionné par la reconnaissance de la primauté des liens sociaux en tant que moteurs du progrès humain. Et sans les données extraites de la vaste collecte d’évaluations subjectives de la qualité de vie, nous n’aurions pas pu mesurer l’impact de facteurs tels que le revenu et la consommation par rapport à la qualité des liens sociaux. Cela nous permet de parler de quartiers, de villes et de pays en les différenciant. Nous pouvons récolter suffisamment d’informations au sujet des réseaux dans lesquels les gens vivent et travaillent pour comprendre quels en sont les aspects les plus importants, ce qui nous aide à déterminer les trajectoires futures de nos technologies.
Notre présent contemporain a mis le pouvoir du social sur la sellette, là où il n’a jamais été auparavant et d’où il sera difficile de le chasser. - CR
- Je pense que nous luttons en fait pour cela depuis longtemps. Si vous lisez Épicure, il y a un passage où il dit que nous devons rechercher ce qui nous apporte le bonheur et le malheur, et essayer de supprimer le malheur de nos vies pour augmenter notre bonheur. Cela a toujours été notre véritable objectif, celui que nous avons poursuivi au fil des ans avec différents indicateurs. Il semble que ce dont nous discutons actuellement ait été à l’ordre du jour depuis des milliers d’années – et aura toujours une nouvelle pertinence en raison de nouvelles connaissances et de nouvelles données.
John Helliwell et Carlo Ratti ont discuté avec Francesco Garutti en préparation de notre exposition Nos jours heureux.