Affaires des domaines réciproques
Gary Hilderbrand et Kiel Moe discutent de la certification du bonheur
- KM
- L’exposition Nos jours heureux réussit à faire comprendre que de nombreux programmes privés de certification trouvent leur origine à Wall Street ou dans l’industrie de l’immobilier. Ainsi, le système LEED est né d’une conversation entre des promoteurs qui essayaient de louer le plus de locaux possible pendant la récession du début des années 1990. Quelqu’un a levé la main : « Nous pourrions dire aux gens que c’est vert », n’est-ce pas? C’est pourquoi la certification LEED portait au départ sur le remplacement de moquettes, le changement des placages de bois sur les portes et l’ajout de supports à vélo – les modifications les plus faciles à faire dans tout local afin de lui donner une autre image.
Les programmes de certification racontent tous la même histoire sur les façons de rentabiliser l’environnement, le bonheur, l’expérience ou la viabilité. Le programme a comme recette un peu de science, un peu d’évaluation collégiale et un peu de contribution d’architectes et d’architectes paysagistes. À mon avis, après quelques décennies de pareil fonctionnement, il me semble que ces programmes commencent à influencer certains types de produits reliés aux bâtiments et de systèmes de construction. Et ça a crée une profession invalidante d’experts qui se prononcent sur toutes ces sortes de choses. C’est pourquoi je vois tout ça comme un phénomène historique qui transforme la discipline. À vos débuts, vous ne faisiez pas ça du tout, non? - GH
- Pas au départ, non. Dès le début des années 2000 nous avons dû, cependant, engager des consultants en viabilité. Je dois admettre que j’ai mis du temps à accepter cette terminologie, parce que ma méfiance envers les systèmes de notation donnait aux mots une valeur amoindrie. J’ai toujours cru que nous, architectes paysagistes, travaillions naturellement à partir de l’idée de servir des paysages vivants; c’est pourquoi, en toute honnêteté, j’ai refusé le terme, tout en adoptant, au final,la plupart des pratiques de LEED.
Ce qui m’a fait évoluer quant à la « viabilité », c’est que nos clients ont commencé à l’exiger. Impossible de fonctionner sans démontrer comment nous la pratiquions. Maintenant vous allez penser que j’en suis devenu un disciple, en particulier quand on parle de ce programme – la Sustainable SITES Initiative. SITES est une création de l’American Society of Landscape Architects, du Lady Bird Johnson Wildflower Center et de quelques autres partenaires. Dans ce cas-ci, nous avions des personnes avec un vrai programme d’adaptabilité et de localisation, pour lequel des choix étaient faits par rapport à l’origine des ouvriers d’un projet, de ses produits, de la distance couverte par ceux-ci pendant la construction et du comportement d’un paysage une fois qu’il est habité.
Je suis aussi plutôt convaincu par le Delos Rating System appelé WELL Standard, qui m’impressionne quant aux types de choses qui sont évaluées. Il y a une mécanique de mesures, puis des choses qualitatives qui ne sont pas impossibles à mesurer, mais évaluées de façon moins objective. J’étais vraiment convaincu par le fait que la norme WELL porte sur la mitigation du bruit, la distance à parcourir pour trouver un vrai supermarché, la disponibilité de bonnes options de mise en forme et de santé ainsi que d’apprentissage continu, et de la distance pour se rendre à pied à son bureau de vote. Ces critères sont plus reliés à des éléments qui n’ont pas à voir avec des décisions financières de la part des promoteurs, ou même des décisions esthétiques ou techniques de la part de l’équipe de conception, mais plutôt reliés à l’obtention des conditions nécessaires pour construire des collectivités viables et soutenir le confort et le bien-être humains. - KM
- Mon avis est que beaucoup de formes de certifications constituent à peu de choses près des alibis pour le développement néolibéral. C’est vrai que WELL va plus loin, mais c’est aussi très clair qu’il s’agit d’une forme d’exceptionnalisme humain. C’est une question de mieux-être de l’être humain. Et c’est pourquoi j’aime que votre partie de l’exposition qui est censée porter sur la disponibilité d’ombre, traite plutôt du sol et des racines des arbres. WELL ne veut que comprendre comment une personne profite de ce système racinaire, mais j’aimerais savoir comment WELL va au-delà de l’humain.
- GH
- Pour le projet du Tampa Water Street, que nous avons eu le plaisir de voir inclus dans Nos jours heureux, nous avons guidé notre équipe vers l’engagement réel de créer de l’ombre dans les parties publiques d’un grand quartier de plus de vingt îlots au centre-ville. Tampa est un lieu où l’ombre est essentielle. C’est pourquoi nous avons axé le travail de nos chercheurs en science du sol, de nos arboriculteurs, des ingénieurs et des architectes vers ce qui est nécessaire à la vie d’un arbre mature dans un environnement urbain très exotique. Nous nous consacrons vraiment à ce que tout le monde comprenne que nous avons affaire à des domaines réciproques : nous avons le monde spatial de la rue et du trottoir, sur lequel nous marchons, qui doit être frais, qui doit remplir un grand nombre de fonctions comme l’évapotranspiration, la réception d’eaux pluviales, des polluants, etc. Sous cette surface, nous avons besoin d’une infrastructure qui tente du mieux qu’elle peut de copier ce qui se passe dans la nature en matière de condition des arbres et d’interactions des sols. En ville, il ne s’agit pas du tout de sol naturel, il est manufacturé, et nous devons reproduire et accélérer le cycle naturel des nutriments caractéristique des interactions entre les plantes et le sol presque partout sur la surface de la planète. C’est ce qui fait que le monde respire.
C’est pourquoi l’une des premières actions que nous avons réalisées à Tampa fut de restructurer les dimensions de la rue, les lieux des services d’utilité publique, le drainage et les trottoirs. Ça peut sembler simple. Mais j’ai découvert que c’était aussi intéressant qu’exigeant. Le but, bien sûr, c’est de créer un environnement urbain vital, fascinant, qui produit également une expérience de la nature. Il s’agit d’un engagement très important, et nous travaillons avec les autorités municipales pour modifier leurs normes en matière de dimensions des rues, d’alignement des trottoirs et des passages pour piétons. Une foule de détails complexes entre dans la production d’une expérience durable d’ombre dans la rue.
- KM
- Depuis des décennies, j’ai beaucoup appris à travers les particularités de ce que vous faites, et plus précisément à travers les détails de ces particularités. Cette explication, que l’ombre prend de la place au-dessus, en dessous, mais qu’elle prend aussi du temps… Il y a un vecteur de temps à l’œuvre ici, et je suis curieux de savoir comment votre travail et la certification WELL se complètent ou se contredisent… Disons que Tampa est frappée par un ouragan : est-ce que cette réflexion fait partie de votre design? À cause de ces données, je suis en effet inquiet que nous traitions le bonheur présent comme une colonie de mal-être futur, ou quelque chose du genre.
- GH
- Je dirais que notre premier objectif est d’obtenir des surfaces qui se drainent bien et un bon réseau d’égouts pluvial, avec des plateformes pour bâtiments qui sont au-dessus du niveau de tempête de cinq cents ans. Et c’est vraiment le genre de réflexion que nous devons avoir pour tous les environnements côtiers. Nous devons ensuite concevoir un sol qui peut être rincé. Et de recourir à une espèce qui survit dans un minimum d’intrusion d’eau salée. Ça signifie éliminer beaucoup d’arbres que nous aurions pu vouloir planter. À Tampa, nous avons produit un gradient de plantation. Nous utilisons environ neuf espèces d’arbres, certaines plus adaptées à des conditions de hautes terres, d’autres à des conditions de basses terres où elles seront exposées à de potentielles inondations lors d’ondes de tempête. En ce qui touche à l’environnement terrestre, nous faisons tout ce que nous pouvons. C’est ainsi que Tampa est en train de pouvoir s’adapter au climat, et ce dans l’un des endroits où ça compte le plus.
- KM
- C’est inévitable. Encore une fois, pour moi c’est là où l’exceptionnalisme humain de WELL lutte contre ses propres objectifs. Parce que quand vous décrivez la façon dont vous allez fournir de l’ombre pour quelqu’un qui va voir un match de baseball ou courir les magasins, vous décrivez une interaction entre des espèces multiples, microbes, plantes, arbres, n’est-ce pas? C’est à mon avis philosophiquement et intellectuellement anachronique de seulement penser en terme d’humains – et c’est l’une des raisons pour lesquelles je suis content que vos recherches arbre/sol figurent dans l’exposition. Elles nous forcent à réfléchir à une échelle beaucoup plus large.
Ces programmes de certification fonctionnent projet par projet, traitant ceux-ci comme un objet performatif rendu plus efficace ou plus acceptable, mais les questions clés reposent en fait dans les problématiques beaucoup plus vastes qui touchent des espèces multiples. Une critique facile des programmes de certification c’est qu’ils sont très réducteurs et qu’ils tendent à négliger la riche complexité des spatialités et temporalités dont vous parlez.
- GH
- Nous devons aussi aborder la responsabilisation ici. Parce que l’une des raisons qui sous-tendent la création des systèmes d’évaluation c’est que chacun, dans un monde où les ressources sont limitées, est plus responsable de ce qu’il fait, non? Bien sûr, nous considérons les programmes de certification comme moins efficaces et peut-être onéreux et coûteux s’ils deviennent trop réducteurs, sclérosés et institutionnalisés. Mais ils sont aussi bénéfiques. Je trouve que certaines personnes qui travaillent dans ce domaine sont très créatives et nous poussent vers de meilleures solutions.
- KM
- J’aime que vous abordiez la responsabilisation et la reddition de compte, des termes riches selon moi. Ce mot remonte à La société du risque d’Ulrich Beck et à son explication en tant que phénomène sociologique, la façon dont nous sommes liés, à la base, à travers la gestion et la comptabilisation du risque. Dans une grande partie de mon travail de recherche, cela se concentre presque exclusivement sur la responsabilisation quant au fait que ceci ou cela vienne de telle ou telle partie du monde, qu’il existe des façons de réduire les iniquités sociales, écologiques, économiques –
- GH
- L’empreinte carbone, les coûts sociaux, les inégalités en matière de travail, de capital, etc.
- KM
- Nous devons comprendre que nous construisons et créons un monde d’échanges environnementaux hétérogènes ou économiques inéquitables – d’un designer à un autre, je veux que notre reddition de compte se situe à ces niveaux, alors que dans les certifications WELL et LEED les questions ne sont pas vraiment soulevées. Un élément qui n’est peut-être pas directement lisible dans Nos jours heureux, c’est le spectre – disons le spectre entre le capitole néolibéral d’une capitale comme New York et l’autre extrémité du spectre, qui peut être les violations des droits de la personne dans l’extraction de cobalt au Congo, ou autre chose du genre. Notre économie croissante du lithium – nous tentons de légiférer à propos d’emplois verts et de conditions équitables aux É.-U. – tout cela se fera au coût de cruauté et de pauvreté plus extrêmes dans d’autres parties du monde.
Les expériences esthétiques de ce siècle seront évaluées en fonction du fait que tout cela est relié parce qu’elles vont commencer à entrer en collision les unes avec les autres de manière de plus en plus intense – et c’est pour cela que je remets en question cet imaginaire dans le quartier de Tampa. Est-ce que ce sera un lieu où les personnes se réuniront et réorganiseront la vie parce qu’il y a des sols qui se drainent bien? Si on veut parler de bien-être, je pense qu’on doit comprendre tout ça; de la même façon, on ne peut négliger le sol ou les plantes.
Enfin, j’aime que cette image des bureaux de Lehman Brothers, l’échec du néolibéralisme, soit utilisée au début de Nos jours heureux. C’est brillant. Et l’exposition se termine, simplement, avec les particularités de votre travail à Tampa. Cette décision curatoriale m’a époustouflé. Et c’est pour moi une énorme leçon de l’exposition.
Gary Hilderbrand et Kiel Moe ont parlé en août 2019, tandis que [Nos jours heureux : Architecture et bien-être à l’ère du capitalisme émotionnel] (https://www.cca.qc.ca/fr/evenements/63178/nos-jours-heureux) était en vue.