Espace à demi vide
Maroš Krivý retrace la manière dont la photographie encadre la potentialité des terrains vagues
« Il n’existe rien qui soit un espace vide », ne manquait pas de me rappeler ma directrice de thèse chaque fois que j’évoquais le sujet des interstices urbains, ou des friches. Elle avait raison, bien sûr. Il n’y a pas d’espace vide dans les économies capitalistes, seulement des processus d’accumulation et de dévaluation à travers lesquels le capital est canalisé dans les infrastructures et l’environnement bâti, puis laissé là dans l’attente d’une plus grande accumulation. Le vide mystifie - affirmer qu’un lieu est vide ignore ou occulte les processus, les conflits ou les histoires par lesquels il est devenu tel - et justifie donc de refaire le monde à l’image du capital, de la même manière que l’expansion coloniale est fondée sur l‘“amélioration” des territoires conquis. Ce que les capitalistes et les colons partagent, c’est leur vision du monde comme une succession de frontières qui reculent et qui doivent être revendiquées. Pourtant, le point que je m’efforçais maladroitement d’amener est celui de la signification du terrain vague comme catégorie historique. Par exemple, le terrain vague a été perçu à la fois sous l’angle des rapports fonciers qu’il sous-tend et sous celui d’une compréhension de l’espace en termes d’intérêts sous-jacents dans son utilisation et son développement1. Pour le dire autrement, le vide peut représenter un « imaginaire social » tangible dans la structuration de visions d’avenir : dénué de possibilités pour certains, plein de promesses pour d’autres. Si on l’examine du point de vue des politiques spatiales, le vide est le mieux abordé historiquement comme une catégorie justifiant l’imposition de valeurs ou de fonctions à un lieu en affirmant qu’il n’en a pas.
Un épisode dans la vaste histoire des friches touche à la rhétorique et aux stratégies visuelles et de design employées pour doter les espaces urbains indéfinis d’une connotation positive, en tant qu’exemples de « non-design ». Les professionnels de l’urbanisme et du design ont nourri une fascination pour les terrains vagues des villes et autres paysages résiduels en tant que lieux d’altérité et de potentialité. Quelles occasions et limites se présentent-elles quand ces professionnels mettent de l’avant une conception positive du vide dans une perspective d’encadrement des changements postindustriels dans la cité? Comment cet imaginaire est-il façonné par leurs propres situationnalité et positionnalité, ainsi que par leurs intérêts et leurs affects? Cet article, qui nous amène à Barcelone et Berlin autour de l’année 2000, traite de la façon dont les architectes se sont servis de la photographie pour repenser la valeur des friches et l’espace indéterminé qu’est le terrain à l’abandon. Je me concentre sur deux idées qui ont gagné en influence dans l’architecture autour de l’an 2000 lorsque les photographes ont attiré l’attention des designers sur les qualités intrinsèques et involontaires des lieux indéfinis, tout en les distinguant comme des sites de développement potentiel, tandis que les architectes se mettaient à imiter et exploiter leur esthétique « telle que trouvée » en acquiesçant au capital postindustriel.
Lorsque je suis tombé pour la première fois sur l’expression terrain vague, j’ai été, à l’instar de nombreux futurs urbanistes, interpellé par l’essai éponyme d’Ignasi de Solà-Morales. Aujourd’hui, « Terrain Vague » s’impose par son immense influence sur l’architecture, études urbaines et disciplines connexes, marquant un vecteur essentiel par lequel le terme s’est invité dans le vocabulaire des urbanistes peu après la publication de l’ouvrage en 19952. Solà-Morales imprègne cet emprunt lexical au français d’une inclination pour les endroits abandonnés, équivoques, en panne de fonction clairement définie au cœur des réseaux urbains de productivité et de circulation3. Comme bien des gens, je n’ai pas alors saisi le contexte dans lequel l’essai avait atteint le vedettariat intellectuel, les problématiques qui animaient Solà-Morales alors qu’il peaufinait son raisonnement au début des années 1990, ni l’importance de la photographie dans la construction de ce dernier. En abordant ces aspects, on peut mieux comprendre les potentialités et tensions qui ont présidé à l’appropriation architecturale du concept de « terrain vague ».
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Vittoria Di Palma, Wasteland: A History, New Haven, Yale University Press, 2014. ↩
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Ignasi de Solà-Morales, « Terrain vague », dans Anyplace, dir. Cynthia Davidson, Cambridge, MA, MIT Press, 2005, 118-123. ↩
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L’étymologie de ce terme français date du XIXe siècle, où il servait alors à désigner l’espace transitoire à la limite de la ville, où les terres agricoles viennent se mêler aux banlieues de la classe ouvrière. ↩
Solà-Morales a présenté sa première ébauche de « Terrain vague » dans Anyplace, version révisée de la conférence ANY [Architecture New York} tenue au CCA en 1994. ANY, ou Anyone Corporation, était une plateforme visant à promouvoir un nouveau discours architectural à travers la philosophie poststructuraliste; Cynthia Davidson en était la tête pensante. Tout au long des années 1990, un groupe d’une douzaine d’acteurs principaux et de nombreux autres participants occasionnels – dont Rem Koolhaas, Phyllis Lambert et Fredric Jameson – s’est réuni annuellement dans des villes de quatre continents différents, une initiative jet-set facilitée par le soutien du conglomérat d’ingénierie japonais Shimizu. Le sentiment de malaise de Solà-Morales face à l’insularité de la culture architecturale, y compris son rôle dans ANY, l’a conduit à faire appel à la photographie pour valoriser les sites marginaux et indéterminés1.
Fait intéressant, un tiers du bref essai de six pages est consacré à relater comment « l’espace vide, abandonné […] subjugue l’œil du photographe urbain ». John Davies, Thomas Struth et Manuel Laguillo comptent parmi ces photographes dont le regard a éveillé chez Solà-Morales une fascination pour ce qu’il appelait la « ville résiduelle » : des espaces urbains caractérisés par leur pérennité historique et leur potentiel à venir. Étrangement, son essai dans Anyplace est illustré d’une unique photo de la Potsdamer Platz à Berlin, prise par un photographe d’agence et représentant une place encore vide, quoiqu’entourée déjà de grues imposantes. En préparation de la publication, Solà-Morales a soumis à Davidson une sélection d’images pour accompagner le texte, mais cette dernière est allée à l’encontre de ses directives éditoriales2. L’instrumentalisation des processus de reconstruction qu’opère la photo choisie – dans les années 1990, la Potsdamer Platz était qualifiée de plus vaste chantier de construction en Europe, tout proche de l’endroit où Eisenman allait bientôt frapper les esprits avec le Mémorial de l’Holocauste – crée une tension avec le point de vue plus large et plus nuancé de Solà-Morales sur l’évolution postindustrielle. Il n’est pas anodin que la version de la traduction publiée par la revue catalane Quaderns d’arquitectura i urbanisme comporte une photo évocatrice du port de Rotterdam signée Davies : un « terrain vague » qui accueille des activités quotidiennes comme la pêche3.
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Solà-Morales a joué un rôle ambigu au sein d’ANY, étant d’un côté membre de son comité directeur et le coordonnateur de la rencontre de 1993 à Barcelone, mais aussi de l’autre une sorte de critique du groupe, qu’il voyait se transformer en un « cirque ambulant de grands noms ». ↩
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Yasmine Sinno, « Solà-Morales’s Terrain Vague: Text and Contexts: Formulation, Dissemination and Reception: Perception and Intervention Processes at the Turn of the Millennium », thèse de doctorat, ETH Zurich, 2018, 161. ↩
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Ignasi de Solà-Morales, « Terrain Vague », Quaderns d’arquitectura i urbanisme, No. 212 (1996): 34-44. ↩
Cependent, jusqu’à quel point une fascination pour la ville résiduelle permet-elle de remettre en cause l’économie politique urbaine capitaliste? Une autre connotation du mot vague est passée inaperçue : les cycles d’accumulation et de dévaluation du capital qui balayent et transforment les lieux à la manière de vagues sans fin. À cet égard, l’accent que met Solà-Morales sur la « situation d’attente, potentiellement exploitable » de la terre ou du territoire paraît problématique1. Pour l’auteur, le « terrain vague » servait à l’origine de contrepied et de complément aux frénésies de développement urbain engendrées par les Jeux olympiques. Il pensait évidemment à Barcelone en encourageant les architectes à accorder plus d’attention au « monde étrange » des sites marginaux, de peur que leur profession ne devienne « un instrument agressif du pouvoir »2. Les Jeux olympiques de 1992 marquent le point de bascule historique entre le concret des programmes de reconstruction post¬dictature de la capitale catalane et les rêves de sa transformation en métropole mondiale. Au cours des années 1980, Barcelone a entrepris une transformation radicale basée sur de grands projets d’infrastructures et un aménagement urbain de haute volée. Sous l’impulsion du maire Pasqual Maragall et de l’urbaniste Oriol Bohigas, la politique de restauration du pouvoir populaire par la « réurbanisation » a cédé la place à des impératifs d’image et de compétitivité. La construction de l’emblématique village olympique et d’autres projets à l’envergure d’un quartier – où architecture novatrice s’est conjuguée avec l’idée de compléter la trame urbaine du XIXe siècle – a reposé sur un étroit partenariat financier entre secteurs public et privé .
Sola-Morales a élaboré son concept de « terrain vague » en partie en éveillant un intérêt critique pour les strates cachées de la ville révélées par les photographes. En 1990, Quaderns d’arquitectura a passé la commande à Laguillo, Davies et d’autres de documenter la capitale catalane pendant sa transformation en vue des Jeux[^9]. Ces photographes ont ouvert à Solà-Morales une porte d’entrée sur le « monde étrange » en dissonance avec l’imaginaire dominant présidant aux projets de développement urbain : Laguillo, par exemple, a photographié abondamment le quartier d’El Poblenou avant qu’il ne devienne un haut lieu des Olympiques; bien qu’il s’agisse d’un travail documentaire, ses images donnent une impression de vitalité à des lieux considérés comme vides, reflétant l’argument de Solà-Morales sur les terrains vagues3. De façon explicite, lorsque les membres d’ANY ont débarqué en 1993 dans la ville, tout juste sortie des Jeux, Solà-Morales a récupéré ces photographies pour donner corps à sa réflexion sur l’architecture, la violence et la complicité de la discipline avec les pouvoirs coloniaux4.
Néanmoins, comme Solà-Morales ne s’est jamais pleinement confronté aux dynamiques capitalistes ou socio-environnementales qui sous-tendent les terrains vagues, il s’est contenté de définir et de défendre leur valeur potentielle dans le cadre étroit de l’image de la ville. Il est particulièrement révélateur de son évaluation globalement positive des interventions olympiques, qui, selon lui, « ont véritablement créé un espace public à partir d’un espace résiduel », simplement parce qu’elles respectaient la trame urbaine du XIXe siècle5. L’importance accordée par Solà-Morales au consensus entre les concepteurs et les autorités publiques autour de ce qu’il appelle “le charme discret des bonnes manières” révèle l’importance accordée par les petits bourgeois à l’arbitrage du bon goût6. Dans ce cas, la préoccupation de l’architecte pour la visualité urbaine ou la lisibilité du design urbain est en tension avec l’attention accrue du photographe pour la texture des lieux marginaux.
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Ignasi de Solà-Morales, « Present and Futures: Architecture in Cities », Thresholds, No. 14 (1997): 24. ↩
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Solà-Morales, « Terrain vague », dans Anyplace, 123. [^9] Jorge Ribalta, Universal Archive: The Condition of the Document and the Modern Photographic Utopia, Barcelone, Museu d’Art Contemporani de Barcelona, 2008, 85–86. ↩
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L’essai « Terrain vague » de Solà-Morales a réciproquement été republié dans la monographie de Laguillo, Barcelona 1978-1997. Manuelo Laguillo. Barcelona, MACBA, 2007. Voir aussi Sinno, 106. ↩
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Ignasi de Solà-Morales, “Violence and Colonization,” dans Anyway, dir. Cynthia Davidson, New York, Rizzoli, 1994, 116-123. ↩
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Ignasi de Solà-Morales, “Letter from Barcelona,” Any 0 (1993): 60. ↩
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Ignasi de Solà-Morales, “Barcellona alla fine del 1992,” Lotus 77 (1993): 126. ↩
J’ai trouvé une autre photo de Davies dans Berlin: Stadt ohne Form, un livre publié en 2000 par Philipp Oswalt et réalisé en collaboration avec Anthony Fontenot et Rudolf Stegers1. Elle montre un petit personnage poussant un vélo à travers une vaste brache dans le quartier de Kreuzberg à Berlin. L’image, datant d’avant la réunification, est associée sur la page à une photographie prise par Oswalt d’un chantier de construction déserté à Mitte, emblématique du caractère erratique du boom de la construction dans la capitale germanique après la réunification. Les deux photographies illustrent le chapitre sur les interstices urbains, Die Leere : une catégorie clé parmi une série d’investigations expérimentales autour de l’idée d’un Berlin ville informe. Dans le livre, Oswalt explore le thème du vide urbain sous l’angle d’un éventail d’analogies culturelles, de la pièce silencieuse 4’33” de John Cage à la doctrine mystique selon laquelle la contraction divine est une condition préalable à la création, allant même jusqu’à citer le trait d’esprit de Rem Koolhaas pour qui « quand rien n’existe, tout est possible »2. Cependant, les aspects du quotidien et du quelconque mis en relief par la photo de Davies font mentir ces rapprochements et déclarations grandioses.
La photo d’Oswalt (mais pas celle de Davies) fait une réapparition dans Urban Catalyst, mi-manifeste, mi-rapport de recherche résultant d’une bourse de trois ans octroyée par la Commission européenne à Oswalt, ainsi qu’à Klaus Overmeyer et Philipp Misselwitz pour mener des études sur le rôle de ce qu’ils appelaient les « usages temporaires »3. Entre 2001 et 2003, le projet Urban Catalyst, qui doit son nom au collectif formé par les trois architectes en 1999, s’est intéressé à une variété d’activités informelles sur les sites vacants. La valeur de ces espaces en apparence vides a été mise en avant en opposition au programme de reconstruction critique, un modèle conservateur pour rebâtir Berlin selon le principe d’urbanisme d’îlots et de rues du XIXe siècle et une architecture historique réimaginée. Comme alternative à cette politique d’aménagement prédominante, validée par l’adoption du plan d’urbanisme des quartiers centraux défavorisés en 1999, Urban Catalyst a formulé une série de recommandations visant à permettre des pratiques de libre atelier et en tirer parti en tant que moteurs d’une revitalisation urbaine postindustrielle.
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Philipp Oswalt, Anthony Fontenot, Rudolf Stegers et Arbeitsgruppe Automatischer Urbanismus, Berlin: Stadt ohne Form: Strategien Einer Anderen Architektur, Munich, Prestel, 2000. ↩
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Dans Berlin: Stadt ohne Form, 63. ↩
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Philipp Oswalt, Klaus Overmeyer et Philipp Misselwitz, Urban Catalyst: The Power of Temporary Use, Berlin, DOM, 2013. ↩
Urban Catalyst associait la valeur des vides à leur rôle potentiel de « terreau propice à l’innovation ». « Les utilisateurs temporaires », affirmaient Oswalt, Overmeyer et Misselwitz, font plus de cas des « visions personnelles » que des « exigences politiques »1. Saskia Sassen a contribué à l’ouvrage par une entrevue, dans laquelle elle relevait un rapport étroit entre les « terrains vagues » et la culture de l’artisan à l’américaine2. Kees Christiaanse, qui, en sa qualité de professeur à la TU Berlin, a assuré un cadre institutionnel au projet, a préfacé Urban Catalyst en choisissant de souligner le contraste entre la culture de confrontation présente dans le Berlin-Ouest d’avant la réunification et ce qu’il considère comme l’esprit de collaboration prévalant dans les années 1990, où « capitalistes et militants locaux » travaillaient de concert3.
Oswalt, Overmeyer et Misselwitz se sont appuyés sur la photographie pour étayer leur argument en faveur du potentiel créatif des friches urbaines. Urban Catalyst est ponctué de deux ensembles de planches, l’une en noir et blanc, l’autre en couleurs. La photo du chantier de construction abandonné d’Oswalt fait partie du premier ensemble d’images, représentant des lieux désaffectés sans presence humaine visible. Alors que Berlin: Stadt ohne Form était entièrement imprimé en noir et blanc, une telle utilisation dans Urban Catalyst sert à mettre en valeur les images saturées de couleurs éclatantes qui forment la seconde série de planches. Une impression de malaise ou de tension quant aux occasions saisies s’estompe à la vue des clichés candides montrant la culture de la débrouillardise qui s’épanouit dans ces intervalles urbains : des bars apparaissant parmi les voies ferrées désaffectées, une demande de subvention remplie à la va-vite dans un lieu extérieur désordonné sur un bureau déclassé, des piscines gonflables flanquées de fumigènes portables pour couronner le tout. La signification des activités routinières dans la vie urbaine, telle qu’elle est palpable dans les photographies réalisées par Davies au port de Rotterdam et à Kreuzberg, s’estompe dans les images en couleurs, qui insistent sur la désuétude et l’utilisation créative. Le fait d’associer déserts urbains et notion d’initiative et de potentiel entrepreneurial témoigne et participe d’un changement culturel plus large à Berlin : le passage de l’Alternative Szene à la scène comme capital .
Les planches couleur dans Urban Catalyst font écho à l’image d’un Berlin « pauvre, mais sexy » popularisée par le maire Klaus Wowereit (SDP) en 2003. Coïncidant avec l’arrivée à son terme du projet Urban Catalyst, le slogan affiché par le leader social-démocrate résumait à lui seul l’importance que son parti politique accordait aux industries créatives comme moteurs du renouveau économique urbain1. En 2004, le SDP a chargé Oswalt, Overmeyer et Misselwitz de mener une étude sur les plus de 500 hectares d’espaces vacants à Berlin. Urban Pioneers (2007), un livre blanc publié par le Sénat pour le développement urbain et l’environnement de Berlin, a fourni un cadre de référence pour la mise en œuvre de l’utilisation temporaire en tant que stratégie de développement urbain postindustriel. « Les pionniers urbains », y expliquent les architectes, créent une « impulsion financière » bénéfique pour la ville grâce à la combinaison d’une « mise de fonds minimale » et d’un « colossal investissement personnel » 2. Il y avait là une « occasion » à saisir pour les propriétaires fonciers, comme le souligne dans la préface du rapport la sénatrice pour le développement urbain Ingeborg Junge Reyer (SDP), afin de « réaliser le plein potentiel » des espaces vacants3.
Une série de collages qui parsèment Urban Pioneers saisit bien le rôle à deux facettes que joue l’architecte dans l’intégration du travail créatif à l’accumulation de capital. Dans une double page particulièrement frappante, des photographies de DJ à leurs platines et de l’emblématique palais de la République, de l’époque de la RDA, contrastent avec une série de coupures de presse qui juxtaposent reportages sur les « nomades créatifs » et grands titres comme « La ville est vide [bracht] : 800 lots attendent des investisseurs ».
Le concept de loyer potentiel, qui renvoie à celui qu’un propriétaire pourrait exiger si une parcelle avait un emploi « plus soutenu et de meilleure qualité », est essentiel pour comprendre le mécanisme d’embourgeoisement. Si les études sur ce dernier s’interrogent quant au rôle des artistes comme agents et victimes du déplacement capitaliste, l’influence affective exercée par l’architecture et la photographie dans l’anticipation, voire la promotion de baux à venir demeure sous-explorée. Bien que les défenseurs des espaces urbains temporaires, qu’ils soient urbanistes ou photographes, n’aient pas ménagé leurs critiques envers des aménagements conservateurs épousant l’image de l’Allemagne impériale, l’histoire visuelle des vides urbains met en relief une alliance de plus en plus explicite entre architecture et capital postindustriel.
À la fin du XXe siècle, la photographie a pris un intérêt plus grand pour le regard porté par les architectes et les professionnels de l’urbanisme sur les parcelles inoccupées, les terrains vagues et les autres paysages urbains qui défient toute catégorisation évidente entre environnements bâti et naturel. Un architecte aurait pu autrefois percevoir ces sites comme vides; aujourd’hui, en partie influencé par les images, il réalisera qu’il est peut-être en présence d’un espace à moitié plein. Toutefois, reconnaître qu’un lieu n’est pas désert tout en mettant l’accent sur son potentiel le prépare aussi à se voir propulsé dans une valse d’interventions spéculatives – un cas de figure qui pourrait empêcher à jamais son plein développement. Pour Johan Andersson, s’appuyant sur les travaux Rebecca Amato, « associer le “terrain vague” au “vide” ou « la nature sauvage » risque de reproduire l’imagerie de la frontière coloniale de l’embourgeoisement »4. La collaboration, en ce nouveau millénaire, entre architecture et photographie joue un rôle ambigu dans ce processus : d’un côté la remise en cause de la vision néo-moderniste des friches comme autant de sites vierges en attente de bonification, de l’autre le façonnage d’un imaginaire frontalier en soulignant leur potentiel de d’accumulation humaine et de capital foncier.
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Das Stadtentwicklungkonzept 2020 (Senatsverwaltung für Stadtentwicklung, 2004) a noté une importance croissante des industries créatives, de la compétitivité urbaine et de l’immobilier international dans le développement de Berlin, par opposition à la dimension formelle de la reconstruction critique. ↩
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Studio UC et Klaus Overmeyer (dir.), Urban Pioneers: Temporary Use and Urban Development in Berlin, Berlin, Senatsverwaltung für Stadtentwicklung & Jovis, 2007, 40. ↩
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Ingeborg Junge Reyer, « Preface », dans Urban Pioneers, 18. ↩
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Johan Andersson, « Berlin’s Queer Archipelago: Landscape, Sexuality, and Nightlife », Transactions of the Institute of British Geographers, No. 48 (2007): 104; Rebecca, Amato, « On Empty Spaces, Silence, and the Pause », dans Aesthetics of Gentrification: Seductive Spaces and Exclusive Communities in the Neoliberal City, dir. Christoph Lindner et Gerard Sandoval, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2021, 247–268. ↩