Les régimes scopiques du pétrole
Sanaz Sohrabi à propos de la visualité et le pouvoir dans les archives photographiques de British Petroleum
Voir le pétrole
Où situer le pouvoir de voir le pétrole? Cette question, peut sembler simple, mais le pouvoir de voir le pétrole et de contrôler sa représentation a eu de profondes implications politiques au cours de l’ère moderne. Depuis leur création en 1921, les archives de British Petroleum (BP) constituent le dépôt officiel des documents historiques de la multinationale pétrolière et gazière sous contrôle britannique1. Ses pratiques médiatiques soigneusement orchestrées – photographies, films de fiction et documentaires, actualités filmées, publications imprimées et magazines mensuels – offrent une perspective documentaire qui se veut exhaustive sur son passé2. Ces archives, désormais conservées au Modern Record Centre de l’Université de Warwick, regroupent une vaste production cinématographique et photographique couvrant tout le XXe siècle. Elles offrent un accès privilégié à l’évolution infrastructurelle, sociale et politique de l’industrie pétrolière, notamment en Iran et dans l’ensemble de l’Asie de l’Ouest.
Mon analyse des perturbations écologiques et sociales durables engendrées par le projet pétrolier contrôlé par les Britanniques en Iran et en Asie occidentale s’écarte de l’approche documentaire des archives de British Petroleum. En reconsidérant ces archives comme une technologie de production de connaissances, il devient possible de révéler leur rôle dans la fabrication des manières de voir et de comprendre les mondes imaginés, bâtis puis détruits par les opérations pétrolières britanniques3. Pour aider à dénouer la relation entre visualité, autorité et archives, il est essentiel d’examiner les liens matériels qui unissent l’économie politique du pétrole à sa représentation. En m’appuyant sur le concept de « régimes scopiques » – des modes de perception du monde fondés sur la vision et la culture –, je cherche à montrer comment différents États, compagnies pétrolières et mouvements politiques ont visualisé et représenté le pétrole au fil du temps. Laura Hindelang a examiné les stratégies visuelles adoptées par les compagnies pétrolières dans la presse écrite, montrant comment celles-ci ont historiquement « dissocié les sites, les relations de pouvoir et les politiques d’extraction des représentations avantageuses de l’énergie fossile dans la vie quotidienne, masquant ainsi les conséquences sociales, politiques et écologiques de l’extraction et de la combustion du pétrole que nous connaissons aujourd’hui »4. De son côté, Brian Larkin souligne que les infrastructures pétrolières « stockent en elles des formes de fantasmes et de désirs ». Cette perspective permet de dépasser l’analyse de l’environnement bâti pour comprendre comment « le politique peut se constituer par d’autres moyens »5. L’approche ethnographique de Larkin sur les infrastructures pétrolières éclaire la manière dont les compagnies occidentales et leurs héritières postcoloniales ont cultivé des mythes culturels autour du « pouvoir de voir le pétrole ».
Les technologies de vision employées par les compagnies pétrolières – photogrammétrie aérienne, films ethnographiques et études géologiques, ont délibérément façonné les perceptions de la nature et des populations. Les archives visuelles et textuelles de BP ont structuré avec soin ses infrastructures pétrolières et sa main-d’œuvre en catégories raciales et ethniques distinctes. En soulignant « la dimension psychique et sociale de la vision, et sa production de subjectivité », on comprend comment BP a régulé, selon l’analyse de Nicholas Mirzoeff, les « différences entre les façons dont les individus voient, leur capacité à voir, mais aussi les conditions sous lesquelles ils y sont autorisés ou contraints » pour imposer une vision essentialisante et unifiée6. Martin Jay, en positionnant les régimes scopiques comme des paradigmes visuels évolutifs enracinés dans des cadres culturels, souligne que la modernité occidentale doit être comprise comme un « terrain contesté, plutôt qu’un ensemble harmonieux de théories et pratiques visuelles »7. L’analyse des archives iconographiques comme ceux de BP, avec la notion de régime scopique, permet de remettre en question les récits hégémoniques occidentaux de la pétro-modernité et leurs perceptions de l’« Autre ». À cette fin, cet essai photographique examine les processus spatiaux, visuels et matériels qui ont contribué à produire la vision totalisante de l’infrastructure pétrolière de BP, tout en révélant comment ses archives ont configuré les relations de pouvoir entre le contrôle et la visualisation du pétrole.
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Fondée à l’origine comme filiale pétrolière en 1908, l’Anglo-Persian Oil Company (APOC) est devenue l’un des plus grands producteurs de pétrole dès la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’APOC est renommée Anglo-Iranian Oil Company en 1935 (AIOC). En 1951, le Parlement iranien vote à l’unanimité la nationalisation de l’industrie pétrolière, qui prend le nom de National Iranian Oil Company (NIOC). L’Anglo Iranian Oil Company est officiellement rebaptisée British Petroleum (BP) Company en 1954. ↩
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Pour de plus amples informations sur l’histoire de BP Archive, voir Katayoun Shafiee, « Documenting Anglo-Iranian Oil at the BP Archive », Jadaliyya, 17 décembre 2019, https://www.jadaliyya.com/Details/40354. ↩
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Liliana Gómez, Archive Matter: A Camera in the Laboratory of the Modern, University of Chicago Press, 2023. ↩
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Laura Hindelang, « Oil media: Changing portraits of petroleum in visual culture between the US, Kuwait, and Switzerland », Centaurus 63, no. 4 (2021) : 676. ↩
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Brian Larkin, « The politics and poetics of infrastructure », Annual Review of Anthropology 42 (2013) : 333. ↩
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Nicholas Mirzoeff, « On Visuality », Journal of Visual Culture 5, no. 1 (2006) : 55. ↩
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Martin Jay, « Scopic Regimes of Modernity », dans Vision and Visuality, Bay Press, 1988, 4. ↩
Par exemple, l’utilisation de l’image panoramique occupait une place centrale dans la pratique photographique de BP, illustrant avec précision les bâtiments industriels, les raffineries et les champs pétrolifères pour construire une vision totalisante du pétrole. Une esthétique industrielle réaliste traverse les albums officiels de relations publiques de BP, qui cherchaient principalement à présenter un champ visuel épuré, focalisé sur le pétrole et sa production. Le mode panoramique, souvent privilégié dans les images de commande, reflète l’ambition de capturer l’intégralité de l’infrastructure pétrolière en seulement deux diptyques ou des photographies composées de huit plaques. Chaque plaque photographique était conçue pour être assemblée en une image continue, offrant une vue complète du paysage ou des opérations industrielles. Cette perspective panoramique, à la fois fragmentée et continue, traduit un sentiment de maîtrise de l’espace et du temps, tout en incarnant une compréhension linéaire du lieu.
Depuis leur apparition, les modes de représentation panoramiques dans les pratiques picturales et photographiques ont été étroitement liés aux processus impérialistes1. Dans une étude récente, Tim Barringer remarque que « [l]es origines des techniques de dessin panoramique sont à chercher dans les pratiques utilitaristes de l’armée britannique. Les vues prospectives des champs de bataille potentiels étaient soigneusement reproduites au graphite et à l’aquarelle à partir d’un point d’observation élevé. Les artistes participant à l’entreprise coloniale adoptaient souvent cette même position souveraine qui, plus tard, caractérisera également la photographie coloniale ». Depuis ses débuts dans le dessin et la peinture, le panoramique a orienté notre regard vers une expérience permettant de contempler paysages, merveilles urbaines et scènes de guerre avec un « œil omniscient »2. Il incarnait et promettait une expansion illimitée, tant sur le plan visuel que thématique. Devenus de véritables spectacles à une époque marquée par les rivalités entre empires mondiaux, les panoramas en trois dimensions offraient aux publics du XIXe siècle une immersion dans des paysages et des événements historiques reconnaissables. Comme le note Barringer, « le panorama proposait une juxtaposition insistante et fantasmagorique de l’“ici” et de l’“ailleurs” – le chez-nous et l’étranger, le familier et l’exotique, le centre impérial et la périphérie, la métropole et la province, la civilisation et ses prétendus autres. Le panorama mondial pouvait, mieux que tout autre médium, offrir un équivalent expérientiel – un simulacre grandiose – des événements lointains, vécus sous tous les angles »3.
La vision panoramique occupe une place essentielle dans la visualité moderne, depuis les peintures et dessins de la fin du XVIIIe siècle jusqu’à la photographie panoramique, capable de saisir de vastes paysages en un seul regard. Dans les premières photographies coloniales britanniques du sous-continent indien, les images panoramiques traduisaient des représentations orientalistes de l’architecture et des champs de bataille, tout en occultant les populations locales et les rébellions politiques4. De manière similaire, en examinant attentivement les panoramas de la BP, on peut discerner la présence discrète, presque invisible, de travailleurs parmi les bâtiments. Pourtant, en photographiant l’immensité des paysages de l’industrie pétrolière à travers une série de cadres, ces clichés produisent un effet de monumentalisation. À l’instar des photographies panoramiques précédentes, elles offrent une vision abstraite qui minimise à l’intérieur de son cadre, la production colossale de la main-d’œuvre.
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Le panorama est également un format de divertissement offrant des représentations picturales immersives à 360 degrés sur une surface cylindrique au cours des XVIIIe et XIXe siècles. ↩
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Tim Barringer, « Empire and the Origin of the Panorama », Yale University Press, 14 janvier 2021, https://yalebooks.yale.edu/2021/01/14/empire-and-the-origins-of-the-panorama/. ↩
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Barringer, « Empire and the Origin of the Panorama ». ↩
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Avehi Menon, « Stretch of Imagination: The Rise of Panoramic Photography in India », Sarmaya, 21 février 2022, https://sarmaya.in/spotlight/stretch-of-imagination-the-rise-of-the-panorama/. ↩
Surveiller le pétrole
En plus du panorama, BP a également documenté le développement des villes pétrolières et des champs pétrolifères depuis une perspective aérienne. La compagnie a réalisé un nombre impressionnant d’études urbaines aériennes d’Abadan, destinées à illustrer l’état actuel du développement urbain tout en planifiant l’expansion des logements sociaux et l’aménagement de nouvelles « ruelles » ou quartiers1. Ce type de photographie aérienne met en avant les styles architecturaux distincts de chaque quartier et visualise la proximité spatiale entre la raffinerie, les projets immobiliers, les ports et le réseau ferroviaire. Ces images révèlent les divers mécanismes de surveillance déployés par la compagnie pétrolière, au-delà de la simple photographie. Comme le souligne Liliana Gomez, l’articulation entre discours visuels et raciaux dans les archives photographiques des entreprises reflète le rôle historique de la photographie dans le renforcement des outils biopolitiques de gouvernance dans les villes-entreprises2.
Par exemple, il est apparu clairement que les villes et les champs pétroliers étaient placés sous une surveillance étroite par BP. La coordination de cette opération pétrolière militarisée s’avérait être une entreprise d’une grande complexité. Le personnel européen et britannique, ainsi que toute personne appartenant à la catégorie générale des « British Imperial Subject (B.I.S) » [sujets britanniques impériaux] – notamment les personnes indiennes –, étaient fréquemment affectés à des postes de communication sensibles. Même les équipes médicales, y compris les médecins internes, faisaient partie du corps politique de la compagnie, recueillant des informations sur les activités des tribus locales et rapportant leurs observations aux cadres supérieurs de l’entreprise. En revanche, les individus iraniens et arabes étaient systématiquement exclus de ces fonctions stratégiques. Le contrôle des infrastructures de communication et de l’information se révélait fondamental pour maintenir le flux de pétrole tout en réprimant toute forme de mobilisation politique. Cette nécessité devenait d’autant plus pressante face à l’intensification des activités syndicales et à la montée de la dissidence politique parmi les communautés ouvrières locales et immigrées.
En m’intéressant de plus près aux archives des grèves ouvrières conservées dans les archives de BP, j’ai constaté qu’elles révèlent la surveillance exercée sur la production de la main-d’œuvre, malgré la rareté des documents visuels relatifs à ces mouvements politiques. La lecture de l’imposant volume de rapports secrets rédigés par les responsables de l’entreprise sur les activités politiques des syndicats ouvriers met en lumière l’omniprésence d’un regard militarisé, scrutant minutieusement leurs moindres faits et gestes. Cette histoire politique des grèves ouvrières ouvre une voie essentielle pour retrouver les images, les voix et les récits absents. Malgré la prédominance de la langue anglaise dans les archives de BP, le farsi y apparaît également, notamment dans les rapports secrets sur les activités syndicales du personnel pétrolier, dans les lettres écrites depuis les prisons par des personnes ouvrières, et dans les collections de pamphlets politiques iraniens anticoloniaux. Ces traces archivistiques font du farsi un marqueur de surveillance, associant cette langue à la répression politique, au secret et au besoin de contrôle1. Les grèves, rarement documentées visuellement dans ces archives, trouvent néanmoins une représentation indirecte à travers les reportages et les documents militaires observant les communautés ouvrières et les activistes2. J’ai découvert de longues listes de grévistes où leurs noms, numéros d’identification et professions dessinent des portraits vagues, même en l’absence de photographies.
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L’anglais étant la langue dominante des archives BP, toutes les correspondances, journaux ou communiqués politiques rédigés à l’origine en farsi indiquaient comment l’entreprise surveillait les activités anticoloniales et les mobilisations syndicales de la main-d’œuvre du secteur pétrolier. ↩
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Merci à Krista Lynes pour cette observation. ↩
Le regard panoptique des archives converge avec les représentations totalisantes des villes pétrolières sous contrôle de BP, révélant l’interdépendance entre autorité, archives et visualité dans les infrastructures physiques du pétrole. Dans son étude de la visualité, Mirzoeff retrace la généalogie de trois « stades de visualité » – l’esclavage colonial, l’impérialisme et le complexe militaro-industriel – pour montrer comment les régimes spatiaux et visuels ont été historiquement cultivés par les détenteurs du pouvoir pour sauvegarder et exercer leur autorité à travers l’accumulation de capital, la gouvernance biopolitique et l’hégémonie culturelle. La généalogie de Mirzoeff éclaire le lien entre la visualité – entendue comme un ensemble d’outils de représentation et de modes de perception – et notre compréhension du complexe énergétique mondial contemporain1. Le passage global du charbon au pétrole au milieu du XXe siècle a marqué une transition entre les logiques impérialistes et celles du complexe militaro-industriel que nous connaissons aujourd’hui. Cette période a vu la prolifération de diverses entreprises agricoles, industrielles et pétrolières, souvent organisées sous la forme de « villes-entreprises ». Kaveh Ehsani décrit ces projets plus vastes comme des expériences d’« ingénierie sociale » : dans ces cités ouvrières du début du XXe siècle, les espaces de travail étaient délibérément intégrés aux espaces de loisirs pour mieux contrôler la main-d’œuvre pétrolière, gérer la ségrégation et optimiser la production2. Ces villes pétrolières ont facilité et généré des espaces classifiables, spatialisés et esthétisés. Les villes pétrolières d’Iran, en particulier Abadan, qui abrite la principale raffinerie et son complexe industriel, ont été parmi les premiers sites à incarner ce contrôle méticuleux de l’espace.
Ariella Azoulay a également analysé la photographie et le cinéma en tant que technologies visuelles dominantes qui définissent les régimes scopiques de la modernité. Ces régimes décrivent comment « les pratiques de voir, de représenter et de positionner le sujet sont liées aux systèmes de connaissance et de pouvoir qui façonnent ce qui peut être perçu comme vrai »3. Dans une perspective archivistique, ils concernent aussi la relation entre l’esthétique et la politique ainsi que le « partage du sensible » au sein des archives4. Azoulay écrit : « Sous un régime scopique impérial, “ ce qui était là ” est rendu équivalent à ce qui est présent dans le cadre »5. Ainsi, le partage des présences et des absences dans les archives de BP a été minutieusement orchestrée par les diverses approches visuelles et textuelles des photographes et des archivistes de la compagnie pour documenter les corps et espaces dissociés, dépossédés et déplacés de leurs liens historiques avec le territoire. Au fil de mes recherches dans ces archives, je n’ai cessé de penser aux familles des personnes ouvrières du secteur pétrolier, à leurs enfants et à leurs espaces domestiques, tout en contemplant les vues aériennes des logements de la compagnie et des quartiers ségrégués d’Abadan. Bien que ces vues aériennes aient été conçues pour abstraire – et peut-être même effacer – la présence des communautés ouvrières et leurs conditions de vie, j’ai toujours imaginé ces espaces domestiques nichés dans les interstices des photographies aériennes. Dans son analyse des images photographiques et filmiques, Azoulay met en évidence l’espace politique qu’elles contribuent à produire au-delà du cadre, ainsi que les pratiques institutionnelles qui sous-tendent l’autorité de ces représentations.
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Mirzoeff, « Scopic Regimes of Modernity » ↩
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Kaveh Ehsani, « Social engineering and the contradictions of modernization in Khuzestan’s company towns: A look at Abadan and Masjed-Soleyman », International Review of Social History 48, no. 3 (2003). ↩
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Kyle Grayson et Jocelyn Mawdsley, « Scopic regimes and visual turn in International Relations: Seeing world politics through the drone », European Journal of International Relations 25, no. 2 (2018) : 432. ↩
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Jacques Rancière, The Politics of Aesthetics, A&C Black, Londres, 2004. [Publié initialement en français sous le titre Le Partage du sensible : esthétique et politique, La Fabrique éditions, Paris, 2000]. ↩
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Ariella Azoulay, « The Natural History of Rape », Journal of Visual Culture 17, no. 2 (2018) : 169. ↩
Prenons l’exemple de cette photographie représentant l’un des champs pétrolifères du Khuzestan. L’aile de l’avion guide notre regard vers le puits de pétrole, désignant la fumée qui s’élève à l’horizon. Cette fumée signale-t-elle un incendie qui doit être éteint? Ou s’agit-il d’un événement sous surveillance et contrôlé? L’appareil photo, le photographe et le puits de pétrole ne forment plus qu’une seule entité, articulant deux registres visuels distincts dans ce cadre : d’une part, le paysage, relégué à l’arrière-plan de l’action et d’autre part, le premier plan qui établit un lien spatial et visuel entre le puits, l’avion et la personne qui capture cette scène.
La photographie suivante de cet album s’attarde également sur la traînée de fumée d’un puits de pétrole, mais cette fois depuis une perspective plus proche et terrestre. Il s’agit d’un diptyque capturant une scène d’action dans sa globalité. Rien n’indique avec certitude qu’il s’agisse du même puits de pétrole, ni même que ces photographies aient été prises le même jour. L’image se focalise sur la fumée, que nous suivons d’une plaque photographique à l’autre : elle semble se déplacer vers la droite, quittant le cadre de la première pour entrer dans celui de la seconde. La fumée, trace matérielle du puits de pétrole, attire notre attention sur un danger potentiel, bien qu’il reste incertain si ces clichés ont été réalisés pour documenter un incendie ou pour enregistrer un état régulier des opérations. L’ordre d’archivage de ces deux photographies produit un arc narratif, renforçant l’autorité de l’appareil photo de la compagnie pétrolière : sa capacité à représenter le puits de pétrole sous plusieurs angles, emplacements et coordonnées spatiales témoigne de sa domination sur le paysage. Le regard panoramique omniprésent des photographies des archives de BP occulte les perturbations et la violence de l’appareil photo – et de la compagnie – dans le paysage en le cadrant continuellement comme une image abstraite.
En parcourant les archives photographiques coloniales du pétrole, je m’interroge : ces ressources pourraient-elles servir de preuves juridiques pour réclamer des réparations économiques et une justice écologique? Quelle différence y a-t-il entre observer la dévastation environnementale des champs pétroliers du sud de l’Iran – documentée à travers des milliers d’images et de films – et regarder en ligne les images de la marée noire de Deepwater Horizon en 2011? Comment le regard archivistique influence-t-il notre proximité avec les crises environnementales? La représentation archivistique d’un incendie de puits de pétrole survenu en 1951 près d’Ahwaz – qui dura près de cinq semaines – enregistre-t-elle cette catastrophe environnementale de la même manière que les images de Deepwater accessibles au public? Où se situe le seuil de responsabilité historique pour une entreprise comme BP1? Nous habitons, de manière inégale, les soi-disant futurs pétroliers qu’ont décrits et projetés les archives de BP. Pourtant, à mes yeux, la catastrophe et le traumatisme social liés à l’extraction pétrolière imprègnent chaque recoin de ces images abstraites. À plusieurs reprises, il m’était impossible de faire autrement que de fixer ces images et de m’y attarder; le poids de contempler une telle tragédie écologique se dérouler dans l’espace confiné des archives est difficile à exprimer avec des mots.
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Rig 20 (1951) est un film de 15 minutes qui documente l’incendie d’un puits de pétrole à Naft Sefid en 1951. Ce court-métrage, primé au festival du film de Venise en 1952, montre comment les paradigmes visuels et documentaires autour de la crise écologique de l’extraction pétrolière ont évolué au fil des décennies. ↩
Traduction de l’anglais par Gauthier Lesturgie.