Pour une architecture sans pelouse en façade
Texte de Fritz Haeg
L’omniprésente pelouse de façade dans la plupart des villes tentaculaires d’Amérique du Nord ou des banlieues-dortoirs du monde occidental est un exemple caractéristique d’aménagement paysager inconsidéré. La pelouse de façade représente aujourd’hui un signe de réussite sociale et dans les quartiers, c’est à qui déroulera le plus beau tapis de gazon au pied de sa façade. Dans les pays occidentaux où cette pratique est commune, plusieurs millions d’hectares de terrain sont malheureusement consacrés à cette monoculture stérile, dont l’unique qualité est de ne pas pousser trop vite ou trop profusément, et l’unique fonction est de verdir les abords des maisons. En réalité, la situation est encore plus perfide, puisque pour maintenir une pelouse en bonne santé, il est nécessaire de la traiter avec des produits chimiques qui pénètrent immédiatement dans la nappe phréa-tique, dans le but d’éradiquer d’autres formes de vie qui pourraient lui nuire, et de l’arroser en puisant dans nos réserves de plus en plus rares et précieuses en eau potable ; sans compter que cette végétation absorbe et rejette dans l’air la pollution émise par les moteurs à deux temps des tondeuses. Bien sûr, il existe de nombreux exemples de pelouses aménagées avec grâce, qui confèrent un certain charme aux lieux récréatifs (parcs, terrains de golf et promenades…), mais la pelouse privée bordant les maisons est rarement vouée à l’agrément : bien plutôt, elle n’est habituellement occupée qu’au moment de la tonte, de l’entretien, de l’arrosage, du désherbage ou de la fertilisation.
L’affectation de l’espace avant des maisons et pavillons en pelouse est une pratique héritée du passé, commune, et qui ne fait pas l’objet d’un choix délibéré puisqu’elle paraît « aller de soi ». Les habitants consciencieux continuent de planter et d’entretenir une pelouse parce que c’est le seul type d’aménagement vert qu’ils connaissent, et aussi parce que la disponibilité des équipements concourt à privilégier cette option au détriment d’autres. Cet espace privé est livré au regard public. Si bien que même si cette parcelle appartient au propriétaire, celui-ci n’est pas entièrement libre de la manière dont il l’aménage, et dès qu’il s’éloigne des conventions acceptées, il peut encourir non seulement la réprobation de ses voisins, mais également des pénalités de la part des associations de propriétaires. C’est donc un espace privé auquel s’attachent des responsabilités publiques. Chaque pelouse avant fait cependant partie d’un réseau dense de pelouses privées. Entre-tenues isolément, maison par maison, à grande échelle elles forment une vaste zone continue d’espace ornemental, constituant un phénomène ubiquitaire qui filtre tous les milieux, quelles qu’en soient les réalités géographiques, économiques, politiques ou religieuses. Grâce à la compréhension du système que nous mettons ici au jour, composé de nombreux individus travaillant seuls et côte à côte, il devient possible d’utiliser l’aménagement de l’espace de façade occupé par les pelouses privées comme levier de transformation spectaculaire de nos villes et lieux de vie. Si la volonté collective est adéquatement mobilisée, chaque lopin pourra être converti indépendamment, au rythme de chaque habitant, permettant ainsi de réinventer complètement, une maison à la fois, cette zone étendue et à forte visibilité, sans avoir à subir d’atermoiements bureaucratiques, de taxes supplémentaires, et sans dépendre de financements massifs.
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Je m’intéresse à ce moyen accessible et efficace d’amélioration de l’environnement urbain, non seulement au titre de solution à de nombreux problèmes actuels, mais également, sinon plus, pour ce qu’il permet d’accomplir aux plus hauts niveaux de la société. Nous devons décider de la manière dont nous voulons vivre et comment nous voulons traiter les villes qui nous ont été léguées par les générations précédentes. Quel que soit notre patrimoine, chacun de nous devrait pouvoir participer activement à la création continuelle des villes que nous avons en partage. C’est en combinant des formes immémoriales d’activités humaines, comme le jardinage, avec l’application responsable de technologies de pointe, que nous serons à même de répondre adéquatement aux problèmes environnementaux et urbains auxquels nous faisons face aujourd’hui.
J’irai jusqu’à dire que le jardinage n’est pas suf-fisamment pris au sérieux pour le moyen rigoureux de conception urbaine et architecturale qu’il représente, ou encore, comme la forme radicale de militantisme politique qu’il pourrait constituer. Je reste cependant convaincu que cette activité humaine ancestrale et essentielle, si elle est appliquée stratégiquement dans nos villes, peut devenir une des formes d’architecture la plus raffinée et la plus remarquable qui soit.
Entre l’utopie d’une table rase et l’aspiration irréaliste de continuer sur notre lancée actuelle, il existe un moyen terme qui consiste à assumer les choix urbanistiques qui ont déjà été faits, tout en adaptant judicieusement certains aspects de l’environnement bâti qui est le nôtre. Avant de continuer à convertir des terres pour étendre notre habitat sur des territoires toujours plus vastes, ne serait-il pas plus sage d’essayer d’abord de faire meilleur usage des terrains qui sont déjà nôtres, à commencer par les espaces de façade des maisons, actuellement occupés par les pelouses ? Comment ces espaces peuvent-ils cesser de remplir des fonctions exclusivement ornementales, en exigeant des soins constants, pour être investis de fonctions pratiques et sociales et avoir des effets revitalisants ? Les réponses devraient être aussi diversifiées que les lieux et les terrains auxquels elles s’appliquent, et adaptées aux personnes qui les aménagent et les entretiennent (selon les budgets, la dis-ponibilité et les besoins locaux des habitants). Les solutions pourraient consister en des jardins de plantes xérophiles (aimant les milieux secs) nécessitant très peu d’eau, de plantes indigènes parfaitement adaptées au climat et aux écosystèmes locaux, d’herbes verdoyantes, ou même des jardins de plantes permettant la décontamination des sols et la purification de l’air, par phytoremédiation. Dans l’esprit des jardins de la Victoire*, je mène actuellement le projet « Edible Estates », qui propose de remplacer la pelouse avant par un aménagement de plantes comestibles diversifiées, composé de légumes, de fruits et d’herbes. Cet espace très visible, chronophage, polluant, ruineux, la plupart du temps inoccupé et même souvent facteur de division sociale, est ainsi transformé comme par alchimie, en un espace fécond qui permet de nourrir facilement des familles à l’aide de produits sains et locaux, tout en favorisant une sociabilité plus harmonieuse entre voisins et une interaction plus enrichissante avec l’environnement.
En règle générale, les architectes ont tendance à se concentrer sur les bâtiments, ces objets posés dans le paysage, faits de matériaux de construction produits industriellement et contenant des espaces clos. Cela peut sembler une manière évidente de procéder, mais ne pourrait-on pas trouver d’autres modes de conception et de production de l’architecture qui soient mieux adaptés à l’évolution actuelle de nos sociétés ? Imaginons un avenir où primerait une vision plus large de l’architecture, qui considérerait le bâtiment juste comme une solution parmi un vaste éventail de réponses à un problème architectural donné. Imaginons que peut-être les bâtiments et les paysages ne constituent pas des projets distincts, mais plutôt des composantes inséparables d’un continuum de réalisations humaines.
- Les « jardins de la Victoire » sont des jardins créés pendant la Seconde Guerre mondiale, aux Etats-Unis, au Canada et en Angleterre, autour des maisons, sur les terrains vagues, toits et autres espaces vacants. Produi- sant des fruits, des légumes et des herbes, ces jardins contribu-aient à l’effort de guerre. Ils sont un exemple de défis relevés par le jardinage et la coopération.
Fritz Haeg est artiste et activiste qui s’intéresse à des sujets aussi variés que le design, le jardinage, la performance et la résolution de problèmes écologiques. Ce texte a été publié pour la première fois dans Actions : Comment s’approprier la ville, un livre que nous avons produit en 2008.