Forces de friction

La friction érode, la friction réchauffe. Les architectes, qui travaillent dans un domaine en rapide évolution et dans de nombreuses directions différentes, sont bien habitués aux forces de friction. Les conditions sociales, économiques et environnementales changeantes signalent une nouvelle urgence pour celles et ceux qui sont engagés dans la discipline, leur demandant de faire face, d’absorber et de répondre aux défis de notre temps. Ce dossier étudie la manière dont des voix contemporaines, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du champ de l’architecture, recadrent les conditions sociétales qui structurent leur travail. Il aborde la friction à la fois comme un catalyseur et comme une méthode : d’une part, en mettant en lumière les questions et les obstacles qui façonnent la pratique contemporaine et, d’autre part, en engageant des acteurs disparates pour renforcer la capacité productive de l’échange.

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Rivages en mutation

Kirsten Keller et Feifei Zhou sur les matérialités dynamiques de l’acquisition immobilière à Jakarta

Cet essai photographique a été réalisé après plusieurs visites récentes le long de la côte de Jakarta Nord. Il s’inscrit dans le cadre des recherches de terrain menées pour la thèse de l’anthropologue Kirsten Keller (2017, 2019-2020, 2024), en lien avec sa collaboration précédente avec la designer et chercheuse Feifei Zhou sur la création de l’essai visuel Flowing Toxins. Cette fois, Zhou et Keller se sont rendues ensemble à Jakarta pour observer les transformations côtières sur plusieurs années. Le paysage a profondément changé ; Flowing Toxins en capture un instantané dans le temps.

Flowing Toxins, dessin par Feifei Zhou et Kirsten Keller, 2020

L’acquisition immobilière est l’un des principaux moteurs de la transformation du paysage côtier de Jakarta. À mesure que la ville manque d’espace pour de nouveaux développements, la spéculation et les investissements immobiliers se déplacent vers la côte et la baie de Jakarta. Tandis que la ville aspire à devenir une métropole en bord de mer, cette mutation de l’environnement bâti génère de nombreuses frictions : entre le luxe des installations en bord de mer, les conditions environnementales volatiles et les kampungs côtiers (habitats urbains informels) qui dépendent de l’auto-organisation et des biens communs maritimes. À travers les photographies et les commentaires ci-dessous, nous réfléchissons à certaines de nos observations sur la matérialité et l’intentionnalité des constructions littorales à Jakarta, qu’elles soient motivées par la quête de profit des propriétaires ou par les besoins des communautés locales. Nous nous concentrons sur quatre matériaux : le sable et le ciment, les gravats, les sédiments et les moules.

Le sable et le ciment

Les projets de terre-plein impliquent l’utilisation de sable et de ciment pour transformer des zones aquatiques en terres et propriétés fermes et sèches. Avec la construction en cours d’une nouvelle capitale pour l’Indonésie, la cité-province de Nusantara à Kalimantan, la pratique du terre-plein est devenue un élément clé de la stratégie de développement urbain de Jakarta, visant à créer une « ville au bord de l’eau ». Tandis que Nusantara s’attache à ériger une capitale entièrement nouvelle, Jakarta façonne, elle aussi, un nouvel espace urbain à partir de fondations vierges, sur un terre-plein.

Depuis 1995, les grands projets de terre-plein se succèdent dans les plans d’aménagement urbain de Jakarta. Controversés, leur intégration et leur autorisation dépendent des fluctuations du climat politique. Autrefois intégrés au mégaprojet National Capital Integrated Coastal Development (NCICD), l’objectif était de réaménager la côte de Jakarta et à doter la ville d’une gigantesque digue contre les inondations. Ces terre-pleins ne sont pas conçus comme des barrières physiques, mais plutôt comme un moyen de financer la construction de la digue, grâce aux revenus générés par l’immobilier et le développement commercial.

Nos visites ont débuté sur Pulau D (île D), dont le nom provient d’une initiative antérieure du NCICD qui prévoyait la création de dix-sept îles artificielles dans la baie, chacune identifiée par une lettre1. Pulau D est également appelée « Golf Island » par les sociétés de promotion immobilières, en référence au vaste terrain de golf situé à son extrémité nord. L’île est composée de sable dragué, consolidée par des revêtements en béton et en pierre, comme le montre la figure 1. À l’arrière-plan, on aperçoit les piliers de béton destinés à la construction d’une île adjacente sur terre-plein.

Nous avons documenté plusieurs maisons en construction sur Pulau D, illustrant un métissage entre les styles architecturaux chinois et européens, avec une esthétique postmoderne exacerbée (figure 2). L’aménagement urbain et le style architectural de Pulau D rappellent ceux des villes chinoises du second ou troisième tiers, notamment avec ses boutiques et restaurants animé2. Le terre-plein est nouveau (et très controversée), mais les communautés sino-indonésiennes font également partie intégrante du développement culturel et urbain de Jakarta depuis des centaines d’années, avec une longue histoire dans Jakarta Nord. Parmi de nombreuses autres influences culturelles, ils ont créé des styles architecturaux et des aménagements spatiaux distincts et durables à Jakarta.

Nous avons également visité Pantai Mutiara, une autre bande de terre-plein située du côté est de Pulau D. Les devantures de magasins, les bâtiments et les maisons de maître de Pantai Mutiara affichent une variété de styles opulents, parfois agrémentés d’une touche de modernité. La figure 3 montre une vaste résidence privée aux éléments architecturaux de style colonial, avec au premier plan une digue en béton qui sépare non seulement la terre de l’eau, mais aussi l’espace public d’une cour privée au bord de l’eau, aménagée pour accueillir des yachts. L’île, érigée de toutes pièces sur des terres marécageuses, semble être devenue un laboratoire d’expérimentation pour des styles architecturaux inattendus et hors contexte, comme s’il n’existait aucune référence à l’histoire spatiale, sociale ou écologique du lieu. Un sentiment d’étrangeté émane non seulement des juxtapositions entre les bâtiments, mais aussi des contrastes frappants entre Pulau D, Pantai Mutiara et leur environnement immédiat.

La figure 4 représente la digue actuelle à Pantai Mutiara, un autre projet de terre-plein qui, malgré sa construction récente, montre déjà des signes d’affaissement. En y regardant de plus près, on remarque que le niveau de la mer est visiblement plus élevé que celui du sol construit, séparé uniquement par un mur de béton. Les marques visibles de renforcement et de surélévation de la digue, semblables à une coupe stratigraphique, témoignent de l’affaissement progressif du terrain, qui se manifeste par une élévation du niveau de la mer. Ce mur se révèle toutefois insuffisant pour assurer une protection adéquate contre les inondations. Les projets de terre-plein ne sont donc pas à l’abri des problèmes qu’ils cherchent précisément à prévenir.

Le sable et le ciment, piliers de notre environnement bâti moderne, ont radicalement transformé les paysages terrestres et aquatiques du monde entier à travers la prolifération du béton. Considéré comme un matériau universel, capable de façonner tout type d’environnement, quel que soit le climat, la topographie ou l’échelle, le béton est devenu le symbole de la stabilité, de la modernisation et de la permanence. Pourtant, les fissures visibles dans la digue indiquent bien plus que de simples lacunes matérielles du béton ; elles exposent l’échec profond des ambitions anthropocentriques de la société, qui se heurtent aux réalités imprévisibles et changeantes de notre avenir dans l’Anthropocène.


  1. Des dix-sept îles artificielles proposés, seulement Pulau D et Pulau C ont été construits, tandis qu’il reste un vestige de Pulau G datant de l’arrêt de sa construction lors d’un moratoire de 2016 sur la remise en état de la baie de Jakarta. 

  2. Le système des tiers pour les villes chinoises est une classification hiérarchique non officielle des villes chinoises en fonction de leur degré de développement. Les villes de premier tiers comprennent Beijing, Shanghai, Guangzhou, Shenzhen, et récemment d’autres grandes villes telles que Chengdu et Nanjing. 

Figure 1
Photographie de Feifei Zhou

Figure 2
Photographie de Feifei Zhou

Figure 3
Photographie de Feifei Zhou

Figure 4
Photographie de Feifei Zhou

Gravats

Les caractéristiques du béton, difficile à recycler et peu durable, sont souvent sous-estimées dans les projets d’urbanisme, et la côte de Jakarta permet d’observer ce qui survient après l’utilisation massive de ce matériau. Les déchets et les débris en béton ne disparaissent pas simplement – ils se déplacent ailleurs. Dans le cas de Muara Angke, un kampung situé à moins de trois kilomètres de Pulau D et de Pantai Mutiara, ces débris sont réutilisés pour créer des terres côtières. Comme dans la plupart des zones littorales de Jakarta, l’affaissement et les inondations sont fréquentes en raison du tassement rapide du sol. Ce kampung, qui abrite environ quatorze mille personnes, principalement des populations qui pratiquent la pêche et qui n’ont aucun droit fonciers, est particulièrement vulnérable aux expulsions et n’a pas accès aux infrastructures de base en matière d’eau et d’assainissement. Auto-construit sur des terrains autoproclamés, le kampung est considéré par le gouvernement comme une occupation illégale.

Muara Angke était autrefois un estuaire à mangroves. Dans les années 1970, des communautés pêcheuses migrantes du nord de Java ont commencé à s’y installer, comblant progressivement les terres marécageuses et instables à l’aide de divers matériaux disponibles, tels que des gravats. Aujourd’hui encore, les déchets de construction acheminés par camion depuis d’autres parties de la ville sont réutilisés pour consolider les différents types de sols du kampung. Nous avons observé des gravats tapisser et remblayer des routes (figure 5), être fraichement étalés sur des sentiers (figure 6), entassés autour des maisons pour ralentir les effets de l’affaissement, ou encore utilisés pour revendiquer la propriété d’un terrain (figure 7). Comme le montre la figure 8, ces gravats sont généralement transportés par camion depuis la ville en grandes quantités, un sous-produit du développement urbain fulgurant de Jakarta. Il est coûteux pour les sociétés de promotion immobilière de se débarrasser correctement de ces rebuts, qui sont donc vendus à bas prix aux kampungs côtiers, une solution avantageuse pour les deux parties.

En raison de la nature informelle et morcelée de la construction des terrains et des habitations, l’affaissement et les inondations à Muara Angke sont également imprévisibles. Les routes s’érodent, s’enfoncent et sont continuellement emportées de manière inégale par les crues, entraînant une dégradation esthétique qui alimente la perception du kampung comme un « slum » [bidonville]. Ce terme problématique et discriminatoire, est couramment employé dans le discours de la politique urbaine de Jakarta.

Alors que Jakarta ne cesse de s’élever, la charge croissante de son expansion galopante dépasse la capacité de charge du sol, aggravant le problème déjà critique de l’affaissement. Les gravats issus des projets de construction sont par ailleurs réutilisés pour rehausser et stabiliser le sol dans les kampungs côtiers tels que Muara Angke. En termes spatiaux, l’expansion territoriale de Jakarta s’étend à la fois horizontalement et verticalement, mais reste déterminée par des objectifs et des formes souvent conflictuelles.

Figure 5
Photographie de Feifei Zhou

Figure 6
Photographie de Feifei Zhou

Figure 7
Photographie de Kirsten Keller

Figure 8
Photographie de Kirsten Keller

Sédiment

Muara Angke a subi une transformation radicale au cours des dernières années en raison de la sédimentation, avec la formation d’une bande d’au moins vingt-cinq mètres de nouvelles terres composées de sédiments et de déchets le long de la côte. Les maisons sur pilotis, autrefois construites au bord de l’eau, se trouvent désormais plus à l’intérieur des terres. Dans la figure 9, ce qui était autrefois la mer est maintenant solidifié à cause de la sédimentation et des déchets solides. Cette sédimentation est une bonne illustration d’un paysage à la fois anthropique et soumis aux forces indépendantes de l’action humaine que l’on associe généralement à la « nature ». En tant qu’estuaire où le fleuve rencontre la mer, le littoral de Muara Angke varie constamment, sous l’effet des courants, des marées et de l’accumulation des sédiments. Une série d’images satellites prises depuis le début des années 1990 jusqu’à aujourd’hui révèle cette sédimentation dynamique.

L’accumulation non-planifiée de terres à Muara Angke ne se compose pas uniquement de sédiments ; les déchets qui s’échouent continuellement sur le rivage en sont également une composante importante. L’accumulation massive de détritus peut survenir de manière soudaine et imprévisible. Le déversement continu de déchets dans les cours d’eau, ainsi que l’érosion et l’urbanisation en amont, perturbant les cycles naturels de sédimentation, entraînent périodiquement la formation de dépôts de détritus, malgré les tentatives sporadiques des pouvoirs publics pour les éliminer. Cette forme de sédimentation est par ailleurs exacerbée par la disparition d’infrastructures côtières « vertes » comme les mangroves, les herbiers marins et les vasières, qui joue un rôle crucial dans la rétention des sédiments transportés par les rivières vers l’océan. Ces zones humides amphibies et protectrices sont de plus en plus remplacées par des digues et des ouvrages de terre-plein, laissant les sédiments souvent contaminés, qui seraient normalement absorbés par l’écosystème, s’accumuler le long de la côte, avec des conséquences imprévisibles.

La pratique informelle du terre-plein est courante dans les kampungs côtiers tels que Muara Angke, en raison de la pénurie généralisée d’espaces de vie abordables. Il n’est donc pas surprenant que les gens aient rapidement tiré parti de cette sédimentation. Dans la figure 10, une personne de Muara Angke a revendiqué une parcelle de terrain en l’entourant de clôtures en bambou. Le gouvernement considère cependant que ce terre-plein de sédiments et de déchets appartient par défaut à l’État. Dans la figure 11, une personne ajuste la façade de sa maison pour l’adapter à la nouvelle terre. On remarque que les pilotis anticipent de futures inondations et, peut-être, la disparition éventuelle de la terre sédimentaire. Toutefois, un panneau sur la clôture indique qu’il est interdit de construire ou d’utiliser ce terrain, car il est la propriété du gouvernement provincial. Cette juxtaposition met en évidence la tension entre l’adaptation locale et les restrictions officielles.

Figure 9
Photographie de Feifei Zhou

Figure 10
Photographie de Kirsten Keller

Figure 11
Photographie de Kirsten Keller

Moules

La coquille de la moule verte asiatique est un autre matériau de récupération essentiel à Muara Angke. Les moules sont cultivées dans les eaux peu profondes de la baie de Jakarta par les populations qui pratiquent la pêche des kampungs côtiers. Récoltées en grandes quantités, elles sont ramenées sur le rivage pour être immédiatement transformées par des personnes travaillant de façon temporaire. Les plus grosses moules sont vendues fraîches, tandis que les plus petites sont bouillies et décortiquées pour leur chair (figure 13), générant d’énormes quantités de coquilles, qui sont ensuite dispersées sur le front de mer (figure 14).

L’expansion stratégique des terres le long de la rivière et du littoral à l’aide de coquilles de moules est pratiquée depuis au moins deux décennies. Le rivage s’étend vers l’extérieur ; tandis que l’accumulation verticale des coquilles permet de lutter contre l’affaissement des sols. Ces terres artificielles offrent davantage d’espace pour les activités de pêche et les habitations temporaires. La figure 12 montre l’écaillage de moules sur une zone de terre-plein aménagée avec ces coquilles. Sous-produit inévitable d’une activité de subsistance essentielle, les coquilles sont réutilisées de manière ingénieuse pour créer un espace de vie pour des personnes marginalisées. Pourtant, le gouvernement perçoit cette pratique comme une forme d’empiètement ou de désorganisation, considérant les accumulations de coquilles comme un problème environnemental.

Depuis l’émergence de projets de terre-plein à grande échelle, la baie de Jakarta, généralement considérée par les communautés locales de pêche comme un bien commun, est de plus en plus convertie en propriété privée terrestre. La proximité de l’océan est convoitée tant par les sociétés de promotion immobilière que par les populations vivant de la pêche, mais pour des raisons opposées. Pour les personnes qui habitent les kampungs côtiers, maintenir un lien physique avec le littoral est essentiel à la préservation de leurs moyens de subsistance, qui deviendront non viables si ces communautés sont expulsées vers l’intérieur des terres et ou vers des zones plus isolées.

Figure 12
Photographie de Feifei Zhou

Figure 13
Photographie de Feifei Zhou

Figure 14
Photographie de Feifei Zhou

Ces différentes dynamiques liées à la propriété créent un réseau complexe de frictions qui se manifestent à travers les situations rencontrées et que nous avons cherché à illustrer par nos photos. Pourtant, les communautés marginalisées vivant de la pêche, souvent injustement accusées d’être responsables de la pollution et de la présence de déchets dans l’environnement et stigmatisées pour leur supposé manque d’hygiène, sont en réalité contraintes d’adapter en permanence leurs moyens de subsistance, leurs pratiques et même leurs styles architecturaux face aux changements imprévisibles qui leur sont imposés par la reconfiguration du territoire. Cette adaptation est dictée non pas par le choix, mais par la nécessité, à mesure que leur environnement se transforme indépendamment de leur volonté.

Cet article a été traduit de l’anglais par Gauthier Lesturgie.

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