Notre regard sur les arbres
Une conversation entre Louise Wright de Baracco+Wright Architects et Dave Witty
- Louise Wright
- On se retrouve à Elwood, une banlieue du sud de Melbourne (Naarm), tout près de la baie. On s’apprête à s’asseoir sous une casuarina.
- Dave Witty
- Cet arbre a une importance particulière pour moi. J’y venais souvent lorsque ma fille n’avait que quelques mois. On sortait le tapis de pique-nique et on s’installait à l’abri de son ombre. Elle adorait ce drooping she-oak [casuarina tombant] (Allocasuarina verticillata), parce qu’elle pouvait sentir, toucher et jouer avec les branchettes qui pendent comme des rideaux de perles. Ses cônes de graines sont aussi très distinctifs, ils ressemblent à des mini grenades, hérissées de becs pointus, elle les palpait et les faisait rouler dans la paume de sa main. On revenait toujours sous cet arbre, elle était simplement heureuse de jouer dans la fraîcheur de son ombre. Voilà pourquoi j’ai une connexion personnelle avec lui.
- LW
- Je connais aussi cet arbre et j’ai demandé à Dave de me le montrer après l’avoir découvert dans son ouvrage What the Trees See1 [Ce que voient les arbres]. J’ai trouvé son livre en recherchant une référence australienne sur les arbres du pays et son titre m’a tout de suite interpellé. Il résonnait avec mon propre intérêt pour l’environnement urbain envisagé à partir du point de vue des arbres. En tant qu’architecte, j’essaie de comprendre notre impact sur eux, de réfléchir à la manière dont nous pouvons mieux partager l’espace, leur accorder plus de place et améliorer leurs conditions de vie. Ce titre me laissait donc penser que le livre explorait la perspective des arbres – ce qui est tout à fait le cas – mais aussi leur rôle en tant que… comment dirais-tu, Dave? Témoin historique?
- DW
- Exactement. J’aime m’asseoir sous certains arbres vieux de trois ou quatre cents ans. Il y en a un, juste en bas de la route, que l’on appelle le ngargee arbre, ce qui signifie « arbre corroboree ». Il s’agit d’un gommier rouge des rivières dont l’âge est estimé entre quatre et cinq cents ans. Des témoignages écrits, rapportent que certaines des premières colonies européennes ont assisté à un corroboree sous ses branches. Quand je m’y assois, j’imagine à quel point le paysage et le monde ont changé depuis. Ce qui me semble intéressant dans ce rôle de témoin, c’est qu’avec un peu de connaissance historique, on peut visualiser le paysage comme une suite chronologique d’événements. L’histoire est souvent étudiée par fragment : on remonte à une date ou à une période précise, on s’y plonge, mais on ne considère pas toujours comment les choses en sont arrivées là, ni comment cette période a influencé les époques qui suivent. Or, en s’asseyant sous un arbre et en imaginant le paysage se transformer, on accède à une autre perspective, à percevoir l’évolution du monde.
Assis sous ce gommier rouge, on découvre un monde très différent. Il y a 300 ans, les Bunurong descendaient sur le rivage à la recherche d’huîtres. Cette zone, St. Kilda, était aussi un site important pour le grès utilisé pour aiguiser les outils. Le paysage autour de l’arbre ngargee s’est rapidement transformé. Beaucoup des arbres qui se trouvaient autour de ce gommier rouge ont été coupés et remplacés par des saules, des pins et d’autres essences prisées par les impérialistes britanniques. La région est aujourd’hui devenue une sorte de parc de plaisance, avec le secteur autour de l’Albert Park. À travers ce livre, j’ai voulu montrer que si l’on apprend à voir le paysage comme un processus en perpétuelle évolution, on peut alors envisager l’histoire autrement.
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Dave Witty, What the Trees See (Monash University Publishing, 2023). ↩
- LW
- C’est intéressant que tu mentionnes les gommiers rouges des rivières parce qu’ils subsistent encore, même en plein cœur de Melbourne, à la lisière du quartier central des affaires. Je m’y réfère souvent pour enseigner à mes élèves la présence de l’eau et les traces des paysages préexistants. Comme le diraient les Peuples traditionnels propriétaires, ces paysages existent toujours, ils sont simplement recouverts de béton aujourd’hui. Une connaissance, même élémentaire, des arbres, des communautés végétales et des paysages dont ils faisaient partie, permet de comprendre ce qui existait avant l’urbanisation et d’appréhender ces écosystèmes autrement. Il est essentiel que les responsables du développement urbain reconnaissent que ces espaces ne nous appartiennent pas exclusivement, ils sont aussi le territoire d’autres êtres vivants. À l’heure où l’on repense nos villes après la ville post-industrielle, il est possible de concevoir un partage de l’espace plus équitable, plutôt que de perpétuer cette profonde inégalité dans l’usage des terres. Je pense que les environnements urbains australiens sont vraiment uniques, au niveau international, en ce sens qu’ils conservent encore, çà et là, des fragments de paysages précoloniaux – ce qui est assez extraordinaire – comme des paysages ancestraux au beau milieu de la ville. Adopter cette approche, c’est saisir l’occasion de repenser l’urbanisation de nos villes.
- DW
- Tout à fait. Comme tu le dis, selon les Peuples traditionnels propriétaires à travers toute l’Australie, les gommiers rouges des rivières sont souvent un indicateur de la présence d’eau à proximité. Leur vaste canopée offre un ombrage précieux et de nombreuses activités traditionnelles se déroulent sous leur feuillage. Ils symbolisent également la vie. Dans les environs de Melbourne, le long de la rivière Werribee ou dans le Woodlands Park, on trouve encore beaucoup de spécimens vieux de trois ou quatre cents ans. Ces arbres regorgent de vie : insectes et oiseaux nichent dans les cavités de leur tronc et leur présence soutient un écosystème en symbiose avec les autres plantes qui les entourent. Un seul gommier rouge peut être utilisé par plus d’un millier d’espèces tout au long de l’année.
Le parc d’Elsternwick avec les gommiers rouges plantés sur une pelouse, ressemblant à des « sucettes ». En comparaison, le gommier de rivière en forêt aurait un aspect similaire, mais avec un sous-étage touffu à différentes hauteurs, quelques arbres plus petits (tels que les wattles et les cerisiers ballart) et une diversité d’espèces, plutôt qu’une seule espèce et une pelouse. Fevrier, 2025. Photographie de Dave Witty
- DW
- Si j’en parle, c’est parce que, non loin de chez nous, à Elsternwick Park, un effort a été fait pour reboiser avec des arbres indigènes. De nombreux gommiers rouges y ont été plantés, sans doute au cours des trente ou quarante dernières années, mais sans recréer leur environnement naturel. Ce type d’aménagement est souvent qualifié de « lollipop park » [parc sucette] : des aires de pelouse parsemées d’arbres individuels qui se dressent comme de petites sucettes. Ainsi, un oiseau en particulier, le méliphage bruyant, envahit ces espaces au point d’en chasser les oiseaux de plus petite taille. Bien qu’il s’agisse du même arbre, il ne peut exister correctement par lui-même sans faire partie d’une communauté.
- LW
- Notre façon actuelle d’intégrer les arbres en milieu urbain est donc très similaire : il y a de la place pour un seul arbre, ou alors, ils se retrouvent alignés, ou encore confinés dans une parcelle de nature ou dans un espace restreint, et c’est un réel problème pour les arbres.
- DW
- Oui, il faut changer notre manière de voir les choses. En travaillant dans l’urbanisme, je constate que dans les plans d’aménagement, lorsqu’il est question d’un arbre, on précise qu’il faut en planter un qui atteindra une hauteur de six à huit mètres, un arbre de taille moyenne qui arrivera à maturité d’ici à quelques années. Comme s’il s’agissait d’un problème mathématique. Ce dernier doit atteindre la hauteur optimale d’un point de vue esthétique et la quantité d’ombre idéale pour réduire l’effet d’îlot de chaleur urbaine. Cette approche ne tient absolument pas compte du fait que chaque essence a des propriétés diverses et fonctionne dans des contextes très distincts. On ne peut pas se contenter de considérer un seul arbre, il faut penser en termes de biodiversité dans un sens beaucoup plus large, à toutes les interactions potentielles qui peuvent résulter de sa plantation. Il nous faut passer d’un extrême à l’autre, alors que pour le moment on se concentre uniquement sur…
- LW
- Les services de l’arbre, peut-être?
- DW
- En effet, le terme « service » est bien choisi. Nous avons tendance à considérer les arbres uniquement pour les ressources qu’ils nous procurent plutôt que pour leur importance dans un ensemble de relations interconnectées. C’est ce vers quoi nous évoluons, et il faudra, je crois, un profond changement de mentalité pour passer d’un extrême à l’autre.
Un autre casuarina (Allocasuarina littoralis). Casuarina noir à l’intérieur de la Garden House de Baracco+Wright Architects. La « maison » a un sol non scellé et est située sur une zone de remblai sur un site dont la végétation indigène est en cours de restauration dans le sud-est de Melbourne. Récemment, un trou a été percé dans le toit pour permettre à l’arbre de continuer à pousser et de recevoir l’eau de pluie. Photographie de Rory Gardiner. © Rory Gardiner
- LW
- Les architectes n’ont pas toujours beaucoup de contrôle sur les espaces publics et sur ce qui s’y passe, pour autant nous pouvons intervenir à l’échelle des sites individuels. Il s’agit de questionner l’espace que l’on choisit de laisser, ce que l’on y place, déplace ou intègre et pourquoi. De nombreuses possibilités existent. Et par ailleurs, bien sûr, il est essentiel de militer à plus grande échelle pour changer la façon dont nous appréhendons le monde, ce qui est véritablement au cœur de la question. Ce que l’on ne voit pas, on ne s’en soucie pas. Il faut donc porter notre attention sur cet angle mort.
J’essaie d’aborder cet angle mort avec mes élèves en architecture en examinant l’environnement bâti ou la manière dont on conçoit un bâtiment depuis la perspective d’un arbre. Les arbres sont utilisés pour leurs services dans l’architecture depuis longtemps et de nombreux projets encensés prétendent coexister avec eux. En réalité, ces efforts ne sont généralement pas bénéfiques pour l’arbre. Nous analysons donc un grand nombre de ces projets, en décortiquant le rapport entre architecture et végétal. Penser à la vie de l’arbre et à ses multiples relations pourrait nous amener à changer de regard. - DW
- À l’échelle individuelle, chaque personne peut avoir un impact significatif en choisissant les essences à planter dans son jardin ou en participant aux consultations communautaires sur la sélection des arbres pour les rues, les parcs et les réserves. Ces arbres sont susceptibles de vivre cinquante, soixante, voire plus de cent ans pour certains d’entre eux. Les décisions que nous prenons peuvent donc avoir des conséquences considérables. Comme nous l’avons évoqué avec la plantation des gommiers rouges à Elsternwick Park, les choix d’arbres sont souvent dictés par des critères esthétiques. Récemment, on observe une tendance à privilégier les espèces indigènes aux exotiques et à s’intéresser au type d’oiseaux que l’on peut attirer dans son jardin en fonction de l’espèce choisie. Toutefois, cette question reste très complexe.
- LW
- La plupart du temps, les arbres sont sélectionnés en fonction de leur compatibilité avec les structures : des systèmes racinaires qui ne sont pas trop gourmands en eau ou destructeurs ou qui ne font pas trop de dégâts sur les toits ou de chutes de feuilles encombrantes ou qui ne surplombent pas trop les bâtiments, etc. Les pauvres arbres essaient simplement d’obtenir un peu d’humidité et d’oxygène. C’est une approche strictement pragmatique. Il s’agit d’un type de gestion qui n’est pas axé sur la sollicitude ou l’attention, mais au contraire sur le coût et la facilité. C’est ce même raisonnement qui décide de la plantation d’un arbre ou de son abattage à proximité d’un bâtiment. La relation entre les arbres et les architectures est généralement très négative. De nombreuses personnes n’hésiteraient pas à abattre au profit d’un bâtiment, mais il est très rare qu’un bâtiment ou une route soit démantelée au profit d’un arbre. Cette inégalité me semble aberrante : l’existence d’un arbre – selon la façon dont on voit le monde – a infiniment plus de valeur sur une échelle de temps et d’espace. Là encore, une autre manière de penser aux bâtiments et aux êtres vivants consiste à envisager différents systèmes de fondation pour les architectures qui leur permettent d’exister à proximité d’un arbre. Nous devons nous adapter, partager, changer, plutôt que d’imposer systématiquement nos exigences au végétal.
Un autre casuarina (Allocasuarina littoralis). Casuarina noir à l’intérieur de la Garden House de Baracco+Wright Architects. La « maison » a un sol non scellé et est située sur une zone de remblai sur un site dont la végétation indigène est en cours de restauration dans le sud-est de Melbourne. Récemment, un trou a été percé dans le toit pour permettre à l’arbre de continuer à pousser et de recevoir l’eau de pluie. Photographie de Rory Gardiner. © Rory Gardiner
- DW
- En bas de la rue, il y a un arbre kurrajong qui est classé au patrimoine par le National Trust. Il est vieux de cent ans environ, il n’est pas originaire de la région, mais il a été planté il y a longtemps et on a estimé qu’il était important de le conserver. Il existe des zones de protection des arbres, y interdisant la construction à plus de 10 % pour permettre aux racines de faire leur œuvre. Pourtant, lorsque le site a été aménagé, un immeuble d’habitation a été érigé juste à côté de cet arbre, ce qui est très rare de nos jours. Le bâtiment empiète probablement sur 50 % de la zone de protection, ce qui contrevient à toutes les exigences en matière de planification. Et pourtant, ce choix a donné naissance à une interface remarquable, où l’arbre et l’architecture fonctionnent ensemble. C’est une rareté ici, mais cela prouve qu’avec des décisions réfléchies, c’est possible.
- LW
- Comment fonctionnent-ils ensemble? Le bâtiment fait-il de la place pour l’arbre?
- DW
- Au fond, ce bâtiment respecte l’arbre. Sa conception reconnaît en quelque sorte qu’il était là en premier et que c’est l’architecture qui doit s’adapter à lui et non l’inverse, comme ce devrait toujours être le cas. En Australie, nous héritons d’un état d’esprit culturel que Robin Boyd a décrit comme une « arboraphobie », une peur des arbres. Au cours des soixante-dix ou quatre-vingts dernières années, tous ces paysages ont été systématiquement déboisés pour faire place à de nouvelles banlieues1. Cet état d’esprit se retrouve encore aujourd’hui dans les nouveaux quartiers construits à la périphérie des villes. Mais cet exemple, avec le kurrajong, va à contre-courant de cette logique, une approche plus respectueuse de l’arbre que du bâtiment.
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Robin Boyd, The Australian Ugliness (F.W. Cheshire, 1960), 74-100. ↩
Traduit de l’anglais par Gauthier Lesturgie.