Les tours sonores
Texte de Shannon Mattern
Cette photographie de 2000, tirée de la collection du CCA, montre la tour radio Chabolovka de l’architecte-ingénieur Vladimir Shukhov, commandée par Lénine et achevée en 1922. Acclamée comme icône du constructivisme, la tour a absolument besoin d’être restaurée. Cette photo peut servir à raconter l’histoire des concepts constructivistes russes ou celle des innombrables voyages que le photographe Richard Pare a accomplis en Union soviétique au cours des 20 dernières années pour documenter cette tour et d’autres structures modernistes abandonnées. Mais on y perçoit aussi la présence de quelque chose d’invisible, d’intangible – une histoire spatiale immatérielle qui a résonné tout au long du siècle dernier. Cette solide structure hyperboloïde, endommagée par une forte corrosion, a été à la source d’ondes sonores évanescentes qui ont soulevé des révolutions.
Lénine considérait que l’invention de la radio avait une très grande importance politique. Il voyait la radio comme « un journal sans papier ni câble », un outil de propagande permettant une distribution vaste et à distance, sans les contraintes d’infrastructures physiques (outil également adapté à la diffusion sélective de messages sans traces envoyés aux camarades). La radio a été la voix vivante de Lénine, « l’événement qui a façonné l’histoire avec ses discours en direct convoyant son charisme politique de masse » a écrit Susan Buck-Morss1. Si la voix enchante oralement, l’infrastructure qui la transporte – les circuits électriques et les tours radio – est visuellement séduisante et s’appuie sur la relation historique entre le nationalisme et la technologie sublime.
L’attention accordée à ces architectures destinées aux communications modernes présageait notre fascination actuelle pour les centres de données hautement sécurisés et les cabanes de bord de mer où aboutissent des câbles de fibre optique transocéaniques. Pourtant, la merveilleuse technologie radio, avec ses promesses de dissiper les distances géographiques, ne signifie pas que l’oralité démodée – celle de la voix humaine présente incarnée par le locuteur – est inutile ou rebutante. Buck-Morss a reconnu qu’à l’ère de la société de masse:
La voix comme moyen d’organiser les masses exige une nouvelle technologie. Des mégaphones ont amplifié le son en le dirigeant, mais il faut néanmoins la présence visuelle du locuteur pour atteindre le grand public. Les estrades d’orateurs en témoignent, et elles comptent parmi les concepts couramment élaborés par les artistes révolutionnaires du régime bolchévique naissant, même lorsque les haut-parleurs électroniques ont accru l’amplification acoustique2.
L’image de Lissitzky montrant « Lénine sur le podium », également conservée dans la collection du CCA, illustre une telle estrade. En 1920, pendant la construction de la tour radio Shabolovka, Lénine invite ses étudiants de Vitebsk à adapter les méthodes suprématistes aux besoins de la vie réelle en concevant « une estrade sur laquelle les chefs de la révolution pourraient parler au peuple1 ». En 1924, Lissitzky ajoute une représentation de Lénine au sommet de la tour conçue par un étudiant, Ilia Chashnik2. De nombreux érudits ont spéculé sur les motifs de cet ajout. Une version de cette représentation, montrant Lénine au milieu d’une proclamation, en veston et cravate, tendant le bras et pointant l’index, est d’abord parue sur une affiche de 1920 intitulée Prizrak brodit po Evrope, prizrak kommunizma (Un spectre hante l’Europe, le spectre du communisme)3. Lissitzky exprime plus tard qu’il est satisfait du concept du podium : « c’est exactement ce que je voulais, la courbe de la structure qui renforce le geste4 » soit, ici, un mouvement du corps penché vers l’avant très prononcé, voire un geste du bras spectaculaire.
Ici s’exprime aussi le son de la voix. Ces deux images nous montrent des constructions qui fonctionnent comme infrastructures acoustiques, comme supports de la voix. En écoutant ces photographies muettes ainsi que d’autres dessins, maquettes et artefacts provenant de collections et de sites d’excavations du monde entier, et en cherchant à entendre la sonorité de documents issus de collections et de lieux disparates, on peut continuer à reconstituer l’histoire de l’architecture en tant que moyen d’expression sonore.
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Margarita Tupitsyn, El Lissitzky: Beyond the Abstract Cabinet: Photography, Design, Collaboration, New Haven, Yale University Press, 1999, p. 32. ↩
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Ibid., p. 32. ↩
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Victoria E. Bonnell, Iconography of Power: Soviet Political Posters Under Lenin and Stalin, Los Angeles: University of California Press, 1997, p. 144. ↩
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Tupitsyn, ibid., p. 20. ↩
Nous avons accueilli Shannon Mattern à titre de chercheur invité en 2012.