Cet esprit pop
Une entrevue avec Juan José Castellón, par Andrew Goodhouse
Une visite de l’exposition Jai tech : Ábalos&Herreros revue par Juan José Castellón est rythmée par la musique qui est diffusée dans la salle. Le commissaire invité Juan José Castellón, qui a travaillé au sein de l’agence d’Ábalos et Herreros, a choisi ces chansons comme musique de fond pour évoquer l’ambiance qui régnait dans le bureau telle qu’il se la remémore : Hello Sunshine et Golden Retriever par Super Furry Animals, Silence is Easy par Starsailor, Años 80 et El equilibrio es imposible par Los Piratas, Nada es gratis en la vida par El Cuarteto de Nos, Save It for a Rainy Day par The Jayhawks, Agosto esquimal par Maga, Retorciendo palabras par Fangoria et Echo de menos par Kiko Veneno.
La musique aide à recréer dans la galerie un peu de l’agence qu’Iñaki Ábalos et Juan Herreros ont dirigé à Madrid de 1984 à 2008. Mais quelle était son importance dans l’environnement de travail du bureau? Nous avons demandé à Juan José Castellón de nous en dire plus.
- AG
- La musique jouait-elle en permanence, à l’agence?
- JJC
- Absolument. Je pense que c’était même nécessaire, parce que nous passions beaucoup de temps au bureau. Pas que nous travaillions tard le soir tous les jours, mais c’était intense, avec de nombreux projets de front. Il était important de rester concentré, mais il était tout aussi important de maintenir une bonne communication, car personne ne faisait qu’une seule tâche; chacun en avait plutôt trois en parallèle, et devait se coordonner avec les autres sur différents dossiers.
L’organisation au sein de l’agence était marquée par un esprit de collaboration et de souplesse. Nous avions tous beaucoup de responsabilités, dans mon cas en particulier parce que je voyageais et travaillais sur chantier. Je crois que la musique a joué un rôle crucial pour créer cette ambiance chaleureuse. En fait, on se sentait dans un environnement très agréable. Pas de stress.
L’atmosphère était légère, et l’architecture elle aussi se voulait aussi légère que possible. La musique était un moyen d’y parvenir, et c’est dans cet état d’esprit que nous partagions nos styles et morceaux préférés très librement. Mes goûts personnels étaient probablement différents de ceux de certains de mes collègues, mais nous avons trouvé une forme de point de convergence musicale qui a donné le répertoire de l’agence, pour bâtir une ambiance conviviale.
Parfois, nous apportions notre propre musique. C’était avant les MP3 et Spotify, et nous avions des CD. Certains s’y trouvaient déjà, laissés par les précédentes générations d’employés de l’agence. - AG
- Donc vous accumuliez sans cesse.
- JJC
- Nous avions une collection, pas très importante, peut-être vingt-cinq ou trente CD. Et certains d’entre nous y ajoutaient. C’était agréable, car personne ne tentait d’imposer ses choix.
Nous faisions jouer pas mal de chansons quasiment en boucle; elles étaient devenues partie intégrante de la culture de l’agence. Par exemple, quand nous terminions de travailler le vendredi, il y avait toujours une série de morceaux signalant que nous allions probablement prendre une bière ensemble quelque part. Ou quand nous étions vraiment concentrés sur un concours, la musique changeait en fonction de notre état d’esprit, peut-être même inconsciemment. Mais je parle ici d’un état d’esprit collectif, pas individuel. Quand Juan ou Iñaki entraient dans la pièce par une journée faste, ils faisaient jouer leurs chansons préférées et se mettaient même parfois à chanter.
C’est pourquoi j’ai voulu intégrer la musique à l’exposition. Et avec sa présence, lorsque je traverse la salle, même sans jeter un œil à l’exposition, je peux retrouver cette ambiance de l’agence dont je me souviens. Cela donne une dimension psychologique et émotive aux pièces présentées, parce que nous ne montrons pas juste les documents physiques. Le visiteur peut saisir un peu de l’univers qui était le nôtre au bureau. - AG
- Les chansons que vous avez choisies pour l’exposition sont-elles en majorité des chansons du vendredi après-midi, ou est-ce un mélange?
- JJC
- Ce sont surtout des chansons que nous passions assez souvent. Elles ont cet esprit pop, cette forme de légèreté. On les écoutait, et on se sentait d’un seul coup décontractés. Certaines sont en espagnol, et d’autres en anglais. Ce mélange reflète bien à mon avis la personnalité de l’agence, parce que si une bonne part des employés étaient Espagnols, la moitié venaient d’ailleurs, d’Allemagne, de Pologne, du Mexique…
Nous avions de la musique très locale, de Madrid, et puis nous avons intégré des répertoires mexicains ou anglais, parfois un peu punk, un peu plus radicaux. Mais il s’agissait toujours de musique liée à nos sentiments du moment. - AG
- Donc les genres étaient éclectiques?
- JJC
- Oui, mais l’idée commune était cette impression de légèreté ou de bonheur. Nous faisions jouer de tout. David Sobrino, qui avait un rôle très important à l’agence, était le DJ officiel. Il aurait probablement fait un meilleur choix que le mien pour l’exposition. Il adore la musique, et il a pris les commandes : il apportait de nouvelles chansons, et s’assurait qu’il y avait toujours quelque chose qui jouait. Mais nous participions tous.
- AG
- Écoutez-vous encore ces chansons, ou les avez-vous redécouvertes à l’occasion de l’exposition?
- JJC
- Pour certaines d’entre elles, je ne les avais pas entendues depuis cette époque. Elles étaient pour moi presque indissociables de l’agence, mais j’en ai redécouvert beaucoup. Bien sûr, j’aime plusieurs des groupes, comme Los Piratas, mais la musique dans l’exposition n’est pas nécessairement celle que j’écoute. C’est plutôt la musique que j’associe à ce contexte-là et cette expérience professionnelle. Super Furry Animals et Go-Betweens ne font pas partie de mes groupes préférés. Je les aime surtout parce qu’ils ramènent tous ces souvenirs à la surface.
- AG
- Pourriez-vous imaginer Ábalos&Herreros sans musique?
- JJC
- Non. La musique faisait tellement partie de nous, à cette époque-là. Iñaki et Juan savaient très bien choisir des gens qui s’intégreraient à l’équipe. Nous avions tous d’excellentes relations, et je ne crois pas que c’était le fruit du hasard. Je pense que Iñaki et Juan essayaient de recruter pas seulement sur la base du meilleur talent (ils engageaient évidemment des gens avec une bonne formation et d’excellentes aptitudes en architecture), mais aussi en fonction d’une attitude ou d’une personnalité particulières. Certains de ceux qui étaient là à l’époque ont aujourd’hui leur propre pratique et sont dispersés un peu partout dans le monde, mais nous avons partagé des tas d’expériences en travaillant ensemble et sommes toujours proches.
La musique faisait partie de cette expérience, et après le travail, nous prenions une bière, allions au cinéma ou dans une fête. C’était une extension de notre temps de travail, parce qu’il arrive un moment dans la vie d’un architecte, surtout en travaillant dans une agence très sollicitée, où vie personnelle et vie professionnelle s’entremêlent. Vos amis sont vos collègues et vos projets deviennent vos propres préoccupations. Vos expériences et même votre propre cheminement en tant que personne sont intimement liés à votre travail.
S’il y avait des problèmes au bureau, ce n’était pas simplement des problèmes entre collègues, mais aussi entre amis. Difficile de faire la part des choses, et c’est pourquoi il m’est impossible de me pencher sur les archives avec beaucoup de distance. Je ne peux prétendre à une approche scientifique. Il y a pour moi un lien émotif avec Juan et Iñaki, mais aussi avec la période où j’ai travaillé à l’agence.
L’exposition Jai tech : Ábalos&Herreros revue par Juan José Castellón était le produit de sa recherche axée sur le fonds Ábalos&Herreros au CCA. Elle a été présentée en 2015 à l’occasion de Sortis du cadre : Ábalos&Herreros.