À la recherche d’un monde nouveau
par Pierluigi Nicolin
L’ouvrage Kommunen in der Neuen Welt 1740–19721 porte sur l’étude de communautés ayant renoncé à la société individualiste axée sur le profit et la compétition. Effectuée à partir d’une exploration des lieux et des environnements où s’ancra la quête spirituelle d’une utopie, cette étude nous plonge au cœur de nombreuses aventures. Dans ce compte-rendu réalisé en 1972 de leur pèlerinage sur les lieux légendaires des utopies américaines du XIXe siècle, Liselotte et Oswald Mathias Ungers comparent les communautés utopiques d’hier et celles d’aujourd’hui, partant du principe que des communautés parallèles ont toujours trouvé le moyen d’éclore; le fait que le courant contemporain fut temporaire ne signifie pas que le rêve d’une révolution sociale et culturelle non violente est aujourd’hui abandonné.
Oswald Ungers enseigna à l’Université Cornell, où il fut nommé directeur du département d’architecture. Il se consacra à des projets de concours et à la recherche théorique en matière de morphologie et de processus de changements urbains, privilégiant une vision du studio d’architecture aux antipodes des grandes firmes professionnelles et plus près de l’idée d’une famille artistique. Bien que le début des années 1970 fut une période d’avant-gardes radicales, où fleurirent les communautés hippies et d’autres manifestations de la contre-culture, Oswald M. Ungers et son épouse Liselotte vinrent en fait s’installer aux États-Unis en 1968, en réaction aux excès des mouvements de la jeunesse à Berlin cette même année. Cela est peut-être l’élément le plus surprenant pour les lecteurs de cet ouvrage, voire pour le cercle étroit de spécialistes et d’amis qui connaissaient la raison de l’immigration du couple Ungers, puisque ce couple très soudé (Oswald Mathias disait de Liselotte, citant Sénèque : « Ceci n’est pas pour la multitude, mais pour toi, car nous sommes l’un pour l’autre un assez grand théâtre » 2) entreprit tout de même de sillonner les États-Unis à la recherche des lieux symboliques de l’utopie pacifiste, en une sorte de pèlerinage, comme pour compenser la déception éprouvée après les manifestations de Berlin contre la Technische Hochschule (l’université où Ungers enseignait).
Le leitmotiv du pacifisme, ainsi que l’attention particulière portée à la destinée de communautés fondées par des groupes d’origine allemande et à celles inspirées de mouvements religieux européens comme les colonies Amana constituées par les « inspirationnistes », une émanation du mouvement piétiste allemand des XVIe et XVIIe siècles, ou encore les colonies huttérites relevant du mouvement chrétien anabaptiste du XVIe siècle, démarque l’approche des Ungers d’autres traitements des communautés utopiques du Nouveau Monde, axées sur la recherche d’un nouvel Eden ou d’une nouvelle Jérusalem, ou sur les idées séculaires du socialisme utopique.
Il ne fait aucun doute que l’observation de ces enclaves collectives – engagées dans la laborieuse élaboration de modèles de ce qui est considéré comme la cité idéale –, de même que l’étude de l’interaction entre idéologie et architecture, et entre planification sociale et planification physique dans les communautés utopiques américaines, inspirèrent les idées architecturales et urbanistiques d’O. M. Ungers.
De multiples façons, les différentes utopies, particulièrement teintées de fouriérisme, exécutèrent des scénarios bien définis qui inspirèrent chez Ungers à la fois une approche taxinomique et l’exercice d’un authentique art combinatoire. Dans les établissements créés par les communautés américaines, la substance construite de l’enclave utopiste – l’architecture dans ses divers aspects – fut réalisée par l’agencement d’éléments discrets. Il semble que chaque pâté de maisons ou groupe de bâtiments représentait une variante d’un même groupement organisé en un nombre indéfini de fonctions narratives. Pour un architecte enclin à jouer le jeu structuraliste avec les morphologies, l’expérience de l’art combinatoire fut rendue possible par la réalisation d’un répertoire des divers modèles urbanistiques et des types de bâtiments constituant les « matériaux » de base de ces modèles : des matériaux préalablement ramenés aux éléments discrets indispensables à ce que l’utopie puisse se reconnaître dans une représentation transparente d’elle-même.
Il reste que la structure de l’ouvrage reflète l’esprit systématique d’Oswald Mathias Ungers, tandis que l’influence de la personnalité de Liselotte est décelable avant tout dans la dimension narrative et le ton de l’écriture. Ici, la figure centrale est celle d’un personnage absorbé dans une quête, et les auteurs expriment une sincère sympathie pour les dilemmes communs à toutes les sociétés utopiques : les tensions entre des processus participatifs ou autoritaires, entre les sphères privées et publiques, entre l’idée d’une société autosuffisante et celle d’une communauté reproductible et ouverte sur le monde. Les thèmes explorés dans cet ouvrage – pacifisme, émancipation des femmes, relations conjugales et éducation des enfants – ont un précédent littéraire en la nouvelle « Nybyggnad » (« Nouvelle construction ») d’August Strindberg, dans laquelle une jeune femme émancipée recherche une vie différente de celle dans la société individualiste axée sur le profit et la compétition, et finit par prendre refuge dans une communauté utopique appelée le Familistère3.
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Liselotte et Oswald Mathias Ungers, Kommunen in der Neuen Welt 1740-1972, Cologne, Kiepenheuer & Witsch, 1972. ↩
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Oswald Mathias Ungers, « When one deals with architecture », Lotus International, no 57, 1988, p. 36. Citation de Sénèque tirée de Œuvres complètes de Sénèque le philosophe, traduction de J. Baillard, Paris, Librairie Hachette, 1879; tome II, p. 12. ↩
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August Strindberg, Utopier i verkligheten: Fyra berättelser, Stockholm, A. Bonnier, 1885. ↩