Un loft en l’air : John Hejduk à la Cooper Union
Texte de Gary Fox
« LOFT SPACE » – Sur un papier à entête à son nom, parmi les esquisses miniatures d’une Cooper Union réinventée, John Hejduk griffonne ces mots à la plume tout en majuscules, style typique de lui.
« CITY ON THE HILL » – Ailleurs sur la page, ces mots sont tracés d’une même main par Hejduk, mais de façon inclinée, presque comme pour incarner leur sens. En proposant sa city, vers 1970, Hejduk revisite à sa manière la « city upon a hill » (« cité sur la colline ») que John Winthrop proposait en 1630, une métaphore renvoyant à ce désir d’ériger la colonie anglaise à naitre dans la baie du Massachusetts en modèle de moralité. « Les yeux de tous sont sur nous » professait le Puritain, reprenant un passage du Sermon sur la montagne. Véritable figure de rhétorique politique récurrente jusqu’au XXe siècle, cette formule de Winthrop, commode et brève, a été reprise par les politiciens de droite et de gauche pour paraphraser l’exceptionnalisme américain (rôle d’exemple démocratique que s’est lui-même donné le pays). Mais l’exceptionnalisme de Hejduk ne tenait ni à la morale ni au nationalisme. Il tenait à l’architecture.
Diplômé de la Cooper Union 20 ans plus tôt, en 1950, Hejduk y retourne en 1964, cette fois pour y enseigner. Un an plus tard, il dirige le Département d’architecture et, avant 1970, commence à redessiner le bâtiment de grès brun de l’école. Mal en point à cause de problèmes structuraux et non conforme au code de prévention des incendies, le bâtiment fut réduit à une coquille : « On avait convenu, écrit Hejduk, évider le bâtiment et y introduire de nouveaux espaces »1. Une armature de poutres servait à supporter la coquille pour que Hejduk ait toute la liberté de construire sa cité sur la colline à l’intérieur.
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John Hejduk, [chapitre sans titre], dans B. Goldhoorn (dir.), Schools of Architecture, Rotterdam : NAi Publishers, 1996, p. 12. ↩
L’édifice, classé monument historique national, présente un défi planimétrique : l’absence de parallélisme entre les façades opposées. Pour s’affranchir d’une telle contrainte formelle, Hejduk crée deux systèmes de trames orthogonales, l’une étant presque deux fois plus dense que l’autre. La petite trame, qui part du coin sud-est du bâtiment, servirait à aménager les bureaux administratifs de l’école et les espaces communs de circulation. La grande trame, qui part du coin nord-est du bâtiment, délimiterait les ateliers, les studios, les laboratoires, les bibliothèques et les salles de classe. Les deux systèmes ne sont jamais alignés. Au contraire, les trames s’entrechoquent et, à leur point de rencontre, forment une épaisse zone tampon entre les espaces public et privé, les espaces d’exposition et d’enseignement. Au-dessus de ce système de trames apparait, à travers le plâtre blanc et les carreaux gris, le langage abstrait de Hejduk : les colonnes indiquent les différents nœuds de la trame et les cloisons suggèrent les lignes, tandis que les panneaux curvilinéaires tranchent sur l’ensemble et transgressent les repères de toute rectilinéarité.
Dans Mask of Medusa, ouvrage rétrospectif de l’œuvre de Hejduk, l’architecte dit du bâtiment redessiné : « Il s’agit simplement d’un outil pédagogique ». Ainsi, l’immeuble de Hejduk devait servir d’outil d’apprentissage à l’instar du nine-square problem, autre outil pédagogique de sa création : « Et voilà que les étudiants travaillent sur un problème dans un bâtiment qui est lui-même un exemple du problème »1. Pris dans une mise en abyme pédagogique, les étudiants de la Cooper Union profitent à la fois d’un bâtiment conçu comme une leçon matérielle sur les possibilités de l’architecture, et des notions enseignées dans son enceinte.
C’est justement pour la dernière de ces deux stratégies pédagogiques que Hejduk est mieux connu. Désireux d’enrichir les outils d’apprentissage dans sa discipline, Hejduk (directeur du Département à partir de 1965, responsable des programmes en 1968 et doyen de l’École d’architecture à partir de 1975) embauche d’éminents poètes, dramaturges, cinéastes, critiques littéraires et romanciers pour diriger des séminaires et des ateliers. Fait nettement moins connu, parmi ces recrues s’illustre une forte présence de psychologues expérimentaux, de sociologues et de cybernéticiens de haut niveau, qui contribuent autant que les premiers à cette opération d’envergure. Parmi ces grandes figures s’est démarqué John Zeisel qui a défendu les études d’observation dans la recherche et donné le cours-séminaire intitulé « Behavioral Science in Architectural Practice » (Science comportementale en architecture appliquée) vers la fin des années 1970. Hejduk embauche aussi Allen Wallis pour mener le cours intitulé « Introduction to Environmental Psychology » (Introduction à la psychologie environnementale) et le cours au choix « Planning of Community » (Planification communautaire), cours sur les « théories, en sciences sociales, qui tentent d’expliquer les comportements en communauté et d’en prédire ou d’en contrôler la nature changeante ». Pendant la même période, le cours empirique « Modern Classics in the Social Sciences » (Classiques modernes en sciences sociales) remplace le cours « World Literature » (Littératures du monde) comme cours obligatoire du programme de base en architecture. Les cours au choix « Socio-Technological Studies » (Études sociotechnologiques), « Psychology: Learning and Behavior » (Psychologie : apprentissage et comportement), « Psychology of Intelligence and Creativity » (Psychologie de l’intelligence et de la créativité) et « Social Psychology » (Psychologie sociale), qui ont préparé le terrain à la recherche expérimentale sur l’hérédité et l’environnement, viennent quelques années plus tard. De grands noms comme la psychologue Judith Sills, le cybernéticien Ranulph Glanville, le parapsychologue Stanley Krippner et les chercheurs en sciences sociales Sharon Garman Pavlovich, Leo Kaplan et David Koch ont aussi fait partie du corps enseignant de la Cooper2. Tous ont embrassé inconditionnellement l’idée d’un comportement entièrement dépendant de l’environnement.
Ce genre de béhaviorisme positiviste n’est pas d’emblée associé à Hejduk. L’intérêt qu’il exprime pour la psychologie ne fait aucun doute, mais cet autre intérêt découle plus manifestement d’une vision freudienne, qui se révèle souvent à travers certaines formes de narrativité, d’affiliation inconscientes et de fiction participative. Sur son papier à entête personnel, Hejduk force la cohabitation de ces deux perspectives épistémologiques : le psychanalytique et le comportemental.
« CITY ON THE HILL » est un rêve freudien qui, à travers les esquisses d’un nouveau bâtiment, évoque une fiction romantique mais coloniale, récurrente mais refoulée. À première vue, « LOFT SPACE » semble déplacé. Mais, dans les années ayant précédé une telle proposition, les artistes new-yorkais se sont mis à coloniser les lofts de SoHo laissés à l’abandon, pratique plus tard légalisée grâce à la loi de zonage de 1977 pour les artistes en résidence. Hejduk affirme, dans son ouvrage de 1970 sur la transformation de la Cooper Union, que les lofts industriels, « chers au cœur des architectes, des urbanistes, des mordus de Peter Cooper et de tous ceux qui sont sans cesse ébahis devant la prévoyance et l’ingéniosité des esprits visionnaires à toute épreuve du 19e siècle », promettaient la concrétisation de la « versatilité illimitée » que nécessite « la nature organique d’une école »3. Le bâtiment n’était absolument pas « un monument », mais plutôt un loft capable, à sa manière unique, de favoriser un nouveau modèle d’ouverture éducative4. De plus en plus pris pour un symbole de la créativité de l’époque, le loft, comme archétype, ne se résume pas à un simple espace d’expression de la créativité; il est plutôt un espace générateur de créativité5. Allusion aux possibilités comportementales avancées par Wallis et ses collègues, les mots « LOFT SPACE » à l’extrémité de la page défendent l’idée d’une adéquation entre la forme architecturale et son effet sur le moral, l’idée d’un bâtiment pouvant servir d’instrument pour faire des usagers un certain type de personne. « LOFT SPACE » rend possible la « CITY ON THE HILL ».
Sous la plume de Hejduk, l’immeuble de la Cooper Union devient un modèle du potentiel de l’architecture à conditionner le comportement. Comme pour donner un sens littéral cette espèce d’exceptionnalisme comportemental, Hejduk dessine une cité imaginaire au-dessus du bâtiment. Le surplus d’encre n’a peut-être rien d’anodin. La rhétorique de Hejduk s’exprime directement par l’encre. L’encre se transpose en forme construite et la forme construite en comportement. Voici le rêve de Hejduk.
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John Hejduk, Mask of Medusa: Works, 1947–1983, New York, Rizzoli International Publications Inc., 1985, p. 70. ↩
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Ulrich Franzen, Education of an Architect, a Point of View, New York, MoMA, 1971; John Hejduk, et al., dir., Education of an Architect, New York: Rizzoli International Publications, Inc., 1988; Ulrich Franzen, Kim Shkapich et Alberto Pérez-Gomez, Education of an Architect: a Point of View the Cooper Union School of Art & Architecture 1964–1971, New York: Monacelli Press, 1999; Catalogues et descriptions de cours de la Cooper Union, Cooper Union Archives. ↩
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John Hejduk, Cooper Union Renovation Project, 1970, p. 3. ↩
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Op. cit., p. 1. ↩
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Sylvia Lavin, “Creative Space,” séminaire, University of California, Los Angeles, hiver 2014. Voir aussi Sharon Zukin, “The Creation of a ‘Loft Lifestyle,’” dans Loft Living: Culture and Capital in Urban Change, Baltimore: Johns Hopkins Press, p. 58-81. ↩
Gary Fox était ici pour d’une résidence de recherche en 2016, dans le cadre de notre Programme pour les doctorants.