Comme dans un projet architectural, le « lieu », la forme et la méthode sont choisis avec soin et « imaginés » pour créer une connexion judicieuse entre sujet de recherche et outils à disposition. Le processus, ou la façon d’arriver à un résultat (si tel est le but), devient une partie fondamentale du projet.
À la fin des années 1950, Constantinos A. Doxiadis cherchait à créer les conditions favorables pour aborder de front les problèmes écologiques mondiaux, la crise du logement et les difficultés économiques. Il a estimé qu’une croisière d’une semaine en mer Égée en compagnie d’une équipe internationale et multidisciplinaire était la seule réponse appropriée. Le premier Delos Symposion s’est tenu en 1963, et le dernier a eu lieu en 1975. Ce n’est qu’en quittant la terre ferme, qu’en n’étant « nulle part » et qu’en s’extrayant des problèmes locaux que les experts rassemblés pouvaient transcender les notions individuelles de temps et de lieu pour réfléchir aux questions urgentes touchant la planète dans son ensemble (« Informal gatherings »).
L’Anyone Corporation, fondée en 1990, s’est qualifiée elle-même de « nouvelle forme d’institution ». L’accent mis par le groupe sur la nature indéterminée du mot « any » (n’importe quel) et ses emplois ultérieurs dans l’intitulé des conférences (Anyone, Anywhere, Anyway, Anyplace, Anywise, Anybody, Anyhow, Anytime, Anymore et Anything), ainsi qu’une idée précise et rythmé de durée fixée à onze années au total sont devenus des instruments programmatiques pour créer un climat favorable au dialogue. La notion de temps était une manière de générer et rassembler des idées grâce à la répétition d’un modèle dans différents lieux, dans ce cas sans tenir compte de l’élaboration de contenu, mais qui était assujetti à la même cadence de conférences et de post-conférences, avec ses échanges épistolaires entre les participants et la fondatrice-rédactrice en chef Cynthia Davidson, de même qu’à une publication subséquente. En stimulant et mettant en commun la réflexion, Anyone a établi une nouvelle plateforme pour débattre du devenir de l’architecture contemporaine.
Dans d’autres circonstances, le choix du lieu s’est avéré essentiel pour clarifier les objectifs de la recherche et concrétiser les ambitions de ces nouvelles institutions. L’ILAUD, par exemple, a toujours situé son action dans un contexte urbain et s’est habituellement concentré sur un centre historique. Pour De Carlo, et Alison et Peter Smithson, ainsi que d’autres participants, il était fondamental d’être en prise directe avec un lieu concret pour y partager une expérience (« In Urbino certain things are more obvious »). Mais le lieu était aussi un prétexte et un incitatif pour réfléchir sur l’architecture; le projet a alors pris la forme d’utilisation d’outils partagés de « lecture » (observer la ville et consigner ses éléments) et de « conception provisoire »; il pouvait s’agir aussi de proposer un projet non pas à titre de solution définitive et réalisable, mais comme scénario plausible pour alimenter la discussion.
Le choix ciblé d’instruments en réaction au contexte et aux problèmes posés fait de ces expériences une vitrine d’un autre mode de fonctionnement architectural. On y retrouve une grande précision dans la sélection des outils appropriés, leur invention, ou leur emprunt à d’autres disciplines : en d’autres mots, le bagage culturel de l’architecte y est mis face à un projet.
L’Atelier de Recherche et d’Action Urbaines (ARAU) et les Archives d’Architecture Moderne (AAM) ont cotoyé l’architecte Maurice Culot dans les années 1970 à Bruxelles, alors que de nombreux projets menaçaient de modifier inconsidérément et de manière permanente la trame de la ville historique. L’ARAU a proposé le « contre-projet » comme moyen dynamique de présenter un scénario alternatif et d’inviter simultanément les citoyens à imaginer le potentiel de leur ville. Mené de la même façon qu’un projet d’architecture, un contre-projet met en évidence les aspects problématiques du concept officiel et propose une alternative plausible, créant un espace utile pour le dialogue, dans une démarche qui va au-delà de l’action de protestation.
L’élément de la vitrine du Design-A-Thon a mis de l’avant ce type de débat public dans un autre ordre d’idées. Le choix de Moore Grover Harper d’avoir un bureau donnant sur la rue a littéralement placé les architectes en vitrine, elle-même devenue un lieu de dialogue nouveau qui allait enrichir les divers projets de recherche et de planification commandés par les autorités de la Ville. Des ateliers ont été donnés régulièrement dans les vitrines et une politique de portes ouvertes a permis aux résidents de mieux connaître le processus d’urbanisme et d’y participer une fois qu’ils en avaient pris connaissance à la télévision (« In full view of passers-by »).
Et si les questions politiques sont l’objet d’une discussion, où mieux les aborder que dans la ville elle-même? Tel a été le parti pris de Melvin Charney pour l’exposition Corridart, qu’il a organisée avec la participation de nombreux artistes et collectifs à l’occasion des Jeux Olympiques de 1976 à Montréal. La rue Sherbrooke dans son ensemble est devenue le lieu de l’exposition, traversant la ville d’ouest en est, suivant un panorama segmenté de quartiers riches et ouvriers jusqu’au stade olympique. La rue est devenue une toile de fond en trois dimensions, soulignant les contradictions du développement dans un contexte de célébrations olympiques : crise du logement social et destruction irréfléchie de bâtiments historiques. Les études systématiques et approfondies de Charney ont produit une précieuse documentation historique de cette artère montréalaise, qui a nourri l’installation limpide et bien synchronisée de l’exposition, tout en jouant sur l’ambiguïté communicative de cette « descente dans la rue ».
Dans leurs efforts pour influencer et renouveler la pratique architecturale, ces groupes ont dû expérimenter directement avec tous les outils à leur disposition : téléviseurs, autobus, appareils photo, sites web, performances théâtrales, communiqués, feux d’artifice, chansons, enquêtes, jeux, lettres, pour ne citer que quelques-uns des dispositifs inusités ayant servi à produire cette nouvelle forme d’architecture.
Monica Pidgeon a débattu, consigné et illustré les idées des architectes les plus importants du siècle dernier dans le cadre d’un projet de documentation encyclopédique qui a duré plus de vingt ans : Pidgeon Audio Visual. Elle a entamé la série parce qu’elle croyait fermement à la transmission des idées de ces architectes à travers leurs propres mots; pour comprendre ce qu’était l’architecture, il fallait écouter ceux qui la pratiquaient (« It will look handsome […] in addition to being useful »). Elle a fait appel à un système novateur de diffusion pour l’édition architecturale qui lui permettait d’immortaliser et combiner paroles et images en une collection de matériels audiovisuels vendus internationalement aux bibliothèques, écoles et autres institutions. Plus qu’un ensemble de documents présentant des architectes parlant d’eux-mêmes, la collection constitue un moyen de faire rayonner les connaissances en architecture auprès d’un large public.
Se servir de la conversation comme outil pour présenter et relater des idées sur l’architecture et la ville a trouvé écho chez CIRCO, une autre expérience d’édition. Les architectes espagnols Luis Moreno Mansilla, Emilio Tuñón et Luis Rojo de Castro se sont lancés dans cette aventure en 1993, en parallèle à leur propre pratique. Deux fois par mois, ils arrêtaient tout pour publier les contributions de nombreux architectes de l’heure, en plus de leurs propres écrits. Ils avaient mis au point un format pratique de feuilles A4 imprimées et reliées à l’agence, avec une diffusion simple et informelle à travers un cercle d’amis et de connaissances. Tout un chacun pouvait s’inscrire gratuitement en leur envoyant une carte postale. Ce choix d’un outil simple, à la nature immédiate et appropriée, est un moyen de participer aux discussions en cours sur d’importants sujets, au-delà des murs de l’agence.
Observer l’architecte qui agit autrement et s’éloigne de la norme pour inventer de nouvelles façons par lesquelles l’architecture peut bâtir un programme culturel est aussi l’occasion de se demander comment l’architecture peut continuer à être un domaine de création intellectuelle. Cela nous rappelle que l’architecture comme mode de pensée ne mène pas uniquement à l’architecture bâtie et que, malgré son existence en apparence intangible, cette dimension de l’architecture n’en est pas moins efficace dans l’expression de ses intentions et de ses idées. En fait, c’est plutôt l’inverse qui est souvent vrai.
Ces études de cas ne sont que des morceaux choisis de ce qui pourrait être un guide d’alternatives autrement plus considérable. C’est en imaginant la possibilité d’une compréhension plus articulée de l’architecture, et en réfléchissant à ce que cette dernière peut être, qu’un domaine élargi, riche d’actions en devenir, se dessine.