Architecture télévisée
Texte de Samuel Dodd
Dans les années 1970, tous les aspects de l’échange d’information imprègnent la culture télévisuelle. Selon un sondage de Roper effectué en 1974, le spectateur moyen de la métropole passe plus de trois heures par jour devant le petit écran. Des personnes sondées, 65 p. cent apprennent surtout par la télévision « ce qui se passait dans le monde aujourd’hui1 ». Entre 1976 et 1984, la firme d’architectes Moore Grover Harper (MGH, aujourd’hui Centerbrook Architects), installée dans le Connecticut, veut profiter de la portée de la télévision en produisant une série de charrettes en direct appelée Design-A-Thon. Ces programmes amalgament les techniques de l’émission marathon, du jeu- questionnaire, des nouvelles et de l’émission-débat. Ils constituent l’une des rares occasions offertes aux architectes américains de se servir de la télévision en direct comme forum pour présenter au public les renseignements concernant les plans de design locaux et suscitant la participation et les commentaires. Au total, les architectes produisent 22 heures de programmation avec le réseau local affilié à CBS et à NBC.
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Burns W. Roper, Trends in Public Attitudes Toward Television and Other Mass Media, 1959–1974, New York: Television Information Office, 1975, p. 3-6. ↩
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Chad Floyd, alors jeune architecte chez MGH se décrivant lui-même comme « natif de la télévision », introduit l’idée de téléviser le processus de design en 1975 dans le cadre d’une proposition pour le centre-ville de Dayton, en Ohio. Les électeurs ayant rejeté les premières tentatives de la Ville de réaménager le quartier, les administrateurs stipulent que le concept gagnant doit intégrer la mobilisation des citoyens. Influencé par le modèle novateur de participation du public utilisé par l’animateur d’émissions-débats Phil Donahue et la structure des émissions marathons des années 1950 et 1960, Floyd gagne le concours et sa proposition est retenue par la commission de MGH pour Dayton, inspirant la firme qui intègre des initiatives de design participatif dans des projets ultérieurs.
Avec le Design-A-Thon télévisé, les concepteurs de MGH encouragent la participation du public en ouvrant des bureaux avec vitrine dans les quartiers achalandés de la ville. Ces bureaux aux larges vitrines disposent de politiques de portes ouvertes; ainsi, les résidents peuvent regarder les architectes au travail et partager leurs idées de façon informelle. Au cours de réunions improvisées, les designers enregistrent des idées et les exposent dans la vitrine du bureau afin d’encourager le public à donner plus de commentaires. MGH met aussi sur pied des ateliers de design officiels assortis de visites guidées, de séances de jeux de rôle, d’exercices de dessin de plans et d’analyse de concepts. Conjuguées aux émissions de télévision, ces méthodes incluent une approche globale qui rend le processus de design aussi inclusif que possible. Au fil des huit années suivantes et grâce à une subvention du gouvernement fédéral américain visant l’aménagement urbain, MGH fait l’essai de sa méthode de design participatif dans cinq autres villes : Roanoke, en Virginie; Watkins Glen, à New York; Springfield, au Massachusetts; Indianapolis, dans l’Indiana; et Salem, en Virginie.
Chaque Design-A-Thon est diffusé en épisodes correspondant aux différentes phases du processus de design, à environ 30 jours d’intervalle. Au cours du premier épisode, les concepteurs se présentent et parlent du projet avant de prendre les appels des spectateurs. Dans le second épisode, ils présentent leurs concepts initiaux de design et invitent les spectateurs à partager leurs commentaires. Après avoir intégré ces remarques, les architectes proposent un choix de maquettes au cours du troisième épisode. Dans le dernier épisode, ils présentent les schémas recommandés, accompagnés de stratégies de mise en œuvre et des coûts de production. La direction du poste de télévision locale travaille avec plaisir avec les architectes, allant jusqu’à offrir du temps d’antenne gratuit, car les Design-a-thon répondent à une norme réglementaire de la Commission des communications fédérales, selon laquelle les stations doivent consacrer du temps d’antenne aux programmes « d’intérêt public ».
La mise en scène des Design-A-Thon, couplée à la transmission presque instantanée d’émissions télévisées en direct, transforme l’action de planifier en une expérience publique partagée. Pour répondre à la demande exceptionnelle du public, les Design-A-Thon font des architectes des personnages publics, les montrant même assis à leur planche de dessin en train d’esquisser en temps réel les idées des appelants. Les maquettes et les croquis affichent des couleurs mates et audacieuses adaptées à la lumière du studio, qui se transmettent avec clarté sur les postes en couleur comme sur ceux qui sont en noir et blanc. On demande aux architectes d’adopter un ton familier pour traduire des concepts complexes accompagnés d’un jargon technique en langage accessible au public. Les programmes décrivent volontairement le processus de design comme un geste de collaboration stimulant et quelque peu chaotique : des centres d’appels ouvrent des lignes de communication entre les concepteurs et le public, tandis que des suggestions des appelants sont affichées sur les murs du studio et sur des écrans, ce qui permet de visualiser le flot des idées. Faisant allusion au Design-A-Thon, l’Architectural Record référence le concept de « village global » de Marshall McLuhan et conclut ainsi : « Idée après idée, croquis après croquis, les gens et leurs architectes construisent une image de leur ville telle qu’elle devrait être1. »
Malgré des étapes initiales prometteuses, le potentiel de la télévision comme instrument de design participatif diminue dans les années 1980, lorsque les projets urbains ne reçoivent plus de fonds et que la déréglementation de la diffusion sous l’administration Reagan limite sévèrement les expériences des programmes d’urbanisme comme ceux des affaires publiques. Plus que les changements politiques et ceux qui affectent l’industrie, les attitudes professionnelles et les politiques conservatrices semblent avoir empêché les architectes de se tourner vers la télévision. Selon Floyd, le plus grand obstacle à son utilisation répandue en design tient à « l’image collet monté que les architectes ont d’eux-mêmes ». Lorsque nous avons tenté d’organiser un atelier de design ayant pour sujet la télévision et le design participatif à l’Université Yale, Floyd constate que « la majorité des professeurs [de cette université] trouvent le sujet inapproprié2 ». Le Design-A-Thon résume la ferveur sociale des années 1970, lorsque les architectes et les urbanistes exploraient les mécanismes de la culture populaire pour remplir les mandats de pertinence sociale.
Ce texte a été publié à l’origine en 2015 dans The Other Architect.