Architecture de l’invocation

L’architecture peut souvent se retrouver au service d’un message : l’institution est digne de confiance ou avant-gardiste; telle personne ou telle entreprise est puissante; ce monde est un monde auquel on peut croire. Ce dossier étudie des exemples d’environnements conçus comme une modalité d’une stratégie de relations publiques. En analysant la manière dont l’architecture (et, tout aussi important, ses représentations) se fait porteuse de communication et d’influence, on peut mieux appréhender les versions de la réalité que celle-ci nous propose.

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À la recherche d’une image publique : l’Université de Montréal

Extraits des textes de Phyllis Lambert, d’Isabelle Gournay et de Michel Fournier. Photographies de Gabor Szilasi

Porte d’entrée du vestibule d’honneur avec marquise semi-circulaire, Université de Montréal, 1989. PH1990:0017

Phyllis Lambert, de « L’architecture à l’intersection des cultures »

L’arrivée à Montréal, depuis que les aéroports ont remplacé les ports de mer, est signalée au voyageur par la tour de l’Université de Montréal. S’élevant sur le versant nord du mont Royal, cette tour a remplacé, comme symbole de l’entrée dans la ville, celle de Notre-Dame-de-Bonsecours qui depuis la fin du XVIIe siècle guidait les navires du Saint-Laurent, et celles de l’église paroissiale de Notre-Dame. Toutefois, l’édifice de l’Université a été conçu par Ernest Cormier au milieu des années 1920, bien avant l’époque du transport quotidien par avion. La grande échelle du bâtiment et l’importance de sa tour – qui affirme une volonté de sécularisation formant contraste avec la flèche de l’église – conservent aujourd’hui leur valeur signalétique et restent les symboles de ce moment où la société québécoise aborde résolument le XXe siècle.

Unique de bien des façons, moderne dans la forme comme dans l’esprit, ce bâtiment constitue, à partir des traditions profondément enracinées du Montréal français et catholique, une sorte de projection dans un futur caractérisé par un mouvement vers la laïcisation et une volonté de rayonnement international. Hommage au talent, à la formation rigoureuse et à la vision d’Ernest Cormier, il permet aujourd’hui d’accorder une place déterminante à cet architecte. En effet, l’édifice universitaire de Cormier représente une œuvre architecturale majeure dans l’Amérique du Nord des années 1920, où l’on assiste à la naissance d’une architecture de grande échelle beaucoup plus marquée par le concours du Chicago Tribune que par les grands débats qui s’engagent alors en Europe sur le rationalisme de la forme.

La tour du pavillion principal, 1989. PH1990:0014

Gabor Szilasi, photographe. Le couronnement des amphithéâtres, la tour et le corronnement de la chapelle du pavilion principal, Université de Montréal, octobre 1989. PH1990:0030:001-002

Vue partielle de l’élévation, coin de l’aile ouest, cour d’honneur, décembre 1989. PH1990:0015

Isabelle Gournay, de « La formation et les premières œuvres d’Ernest Cormier »

Un trait positif et fort bien documenté de la personnalité de cet homme raffiné et cultivé, d’une immense curiosité, fut son ouverture au monde extérieur1. Au début du XXe siècle, cet état d’esprit se rencontre fréquemment au sein de la bourgeoisie catholique de Montréal. Les membres des professions libérales, de cette élite intellectuelle francophone à laquelle appartient la famille de Cormier, ainsi que les professeurs et administrateurs de l’Université de Montréal, se tournent vers Paris pour parachever leurs études et parachever leur bagage culturel en général. Comme nous le verrons, le cosmopolitisme d’Ernest Cormier, qui englobe l’Europe en général et les États-Unis, procède en grande partie d’un refus d’appartenir à un groupe social déterminé ou d’adhérer à une idéologie bien définie. C’est au nom d’une formation plus étendue et plus cosmopolite que celle de ses collègues montréalais qu’il revendique à juste titre l’entière responsabilité du chantier de l’Université de Montréal.


  1. Pratiquant la reliure, le jardinage, la menuiserie et l’aquarelle, Cormier semble concerné dans ses activités non professionnelles – ainsi que dans son travail d’architecte d’ailleurs – davantage par la maîtrise parfaite d’un savoir-faire que par les débats intellectuels ou doctrinaux. 

Marcel Fournier, « La construction de l’Université de Montréal sur le mont Royal »

Dans le développement du système universitaire québécois, l’épisode de la construction des nouveaux locaux de l’Université de Montréal sur le mont Royal prend une dimension symbolique d’autant plus grande qu’il marque d’une croix blanche l’entrée du Québec dans la modernité : contre la tradition s’affirme, majestueuse, la science. Les dates elles-mêmes sont importantes : 1920, quelques années après la Première Guerre, création de la « nouvelle » Université de Montréal; 1943, plus de vingt ans plus tard et quelques années avant la fin de la Seconde Guerre, inauguration du nouvel édifice sur le mont Royal. Entre les deux, les projets et les débats, les problèmes et les critiques, bref toutes les tensions résultant de la « rencontre de la tradition et de la modernité », en pleine période de crise économique.

De l’Université de Montréal, « la seule qui représente à Montréal la quintessence de l’effort intellectuel du Canada français », le journaliste et pamphlétaire Jean-Charles Harvey dira, au moment de l’interruption des travaux de construction, qu’elle est « une institution féconde en déboires, en mécontentements, en faillites1 ». En 1943, au moment de l’inauguration officielle du nouvel immeuble sur le mont Royal, La Presse rappelle que « les imposantes constructions que l’on aperçoit de si loin sont la réalisation d’un rêve né il y a près d’un quart de siècle » et résume ce « quart de siècle de luttes et de progrès » dans les termes suivants : « Avant d’atteindre au sommet du mont Royal, les officiers supérieurs et les professeurs de l’Université ont dû gravir un aride calvaire, parfois au milieu de l’apathie générale, quand ce ne fut pas en butte à l’injurieuse critique. C’est presque miracle que cette maison ait pu, à travers la crise économique et au cours de la guerre actuelle, rallier les bonnes volontés indispensables et obtenir les capitaux essentiels2. »


  1. Jean-Charles Harvey, « Plus qu’une pitié, une honte ! », Le Jour, no 49 (19 août 1939), p. 1. 

  2. « Le plus grand centre de culture française du monde en pays libre », La Presse, 5 juin 1943, p. 29. 

La salle des promotions, 1989. PH1990:0022:002

Isabelle Gournay, de « Le travail d’Ernest Cormier à l’Université de Montréal »

Non seulement Ernest Cormier bouscule-t-il les barrières typologiques, mais encore il transgresse les notions traditionnelles de « styles » auxquelles ses clients, et le public québécois en général, étaient encore très attachés. Il ne fut jamais question d’adopter le Collegiate Gothic, très répandu au Canada et magnifiquement représenté à l’Université de Toronto par la Hart House. Cela n’a rien de surprenant : depuis l’avènement de l’ultramontanisme, les Canadiens francophones sont le plus souvent opposés à ce style, qu’ils identifient à la domination des institutions britanniques. D’ailleurs, dès 1886, dans le programme du concours pour la reconstruction de ce qui n’était alors que la succursale de l’Université Laval, on indiquait clairement : « Les concurrents ne sont pas astreints à suivre aucun genre d’architecture en particulier; le style gothique seul est exclu. Un plan régulier, plutôt sévère, dépouillé d’ornements superflus, sera préféré1. »

Un grand nombre de facteurs peuvent expliquer l’abandon des références classiques, auxquelles les universitaires semblaient tout d’abord favorables2. Invoquons, en premier lieu, la nature du programme : il s’agit essentiellement d’édifier des locaux médicaux et scientifiques, pour lesquels le caractère sobre de la décoration est non seulement admis, mais encore fortement recommandé par les « experts3 » précédemment invoqués par Mgr Maurault; en second lieu, les restrictions budgétaires : les universitaires ne tiennent pas à être accusés de dilapider les fonds de la souscription publique. Intervient ensuite le processus même de la commande : contrairement à la plupart des universités privées anglophones, il n’y a pas de mécènes aux idées peu avancées en matière artistique et dont il faudrait satisfaire les moindres volontés. Enfin, le rapport de force entre l’architecte et ses clients est très exceptionnel : si la commission consultative contrôle (plus ou moins) les cordons de la bourse, l’autorité, le savoir-faire et le caractère entier d’Ernest Cormier lui permettent d’imposer ses idées en matière d’esthétique. Précisant qu’il valait mieux se fier à l’inspiration de l’architecte, les universitaires sont donc conduits à admettre que « le pastiche est une forme d’art toujours inférieure » et qu’il « vaut mieux être de son époque4 ».


  1. M. E. Méthot, « Programme du concours ouvert aux architectes du Canada et des États-Unis pour la préparation des plans de la succursale de l’Université Laval », 1886, p. 3 (Archives de l’Université Laval, 515-55-3). Pour la Hart House, les architectes Sproatt et Rolph se virent décerner, en 1925, une médaille de l’Institut des architectes américains. L’École de médecine de McGill (1908) est construite par Brown et Vallance dans un style Tudor très géométrisé et simplifié. Dans les années 1920, le style gothique prévaut au Canada anglophone; voir David R. Brown, « The University of Saskatchewan, Saskatoon »; C. H. Wright, « The University of Toronto » JRAIC, vol. 2, no 1 (janv.-fév. 1925), p. 5-24; « The University of Western Ontario », JRAIC, vol. 2, no 4 (juil.-août 1925), p. 128-138; « University of British Columbia, Vancouver, B.C. », JRAIC, vol. 2. no 5 (sept.-oct. 1925), p. 173-178; Rev. Sidney Childs, « Trinity College, University of Toronto » JRAIC, vol. 2, no 6 (nov.-déc. 1925), p. 195-200; « Concordia College, Edmonton, Alberta », JRAIC, vol. 3, no 6 (nov.-déc. 1926), p. 239-243. 

  2. Le_neo-Georgian_, très en vogue aux É.-U., est réinterprété à l’École de médecine de l’Université d’Alberta (1920) par Percy Nobbs; voir également F. W. Patterson, « Acadia University, Wolfsville, Nova Scotia » JRAIC, vol. 2, no 4 (juil.-août 1925), p. 139-140; Stanley MacKenzie, « Dalhousie University, Halifax » JRAIC, vol. 3, no 1 (jan-fév. 1926), p. 19-27; « The Lady Beaverbrook Building, University of New Brunswick, N.-B. », JRAIC, vol. 7, no 7 (juillet 1930), p. 257-262. 

  3. Voir par exemple Sigismund Goldwater, « Basic Ideas in Hospital Planning » The Modern Hospital, vol. 16, no 4 (avril 1921): « L’extravagance, pour un hôpital, consiste en une simple décoration extérieure » (page 308, trad.). 

  4. Olivier Maurault, Propos et Portraits, Montréal, Éditions Bernard Valiquette, 1940, p. 173. 

Rampe d’un escalier circulaire à l’angle de la cour d’honneur, juillet 1989. PH1990:0024

Fenêtres du passage sous le vestibule d’honneur, 1989. PH1990:0027

Les extraits d’essais paraissant ci-dessus ont d’abord été publiés dans l’ouvrage Ernest Cormier et l’Université de Montréal (1990), produit en marge de l’exposition éponyme. Nous avons demandé à Gabor Szilasi de photographier le campus de l’Université de Montréal en 1989, et nous avons présenté ces photos dans une exposition concurrente intitulée Passages à l’Université de Montréal.

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