Les jouets façonnent l’esprit no 5
Texte d’Annie Gérin
Le Jeu des monuments de Paris tire ses origines d’un jeu de la Grèce antique. Il s’agit là d’une des nombreuses versions de ce qui est aujourd’hui largement connu sous le nom de Jeu de l’oie, un jeu de société didactique dont la popularité a pris de l’essor dans toute l’Europe aux 18e et au 19e siècles grâce à l’expansion de l’industrie de l’imprimé. Ces jeux ont fait l’objet de nombreuses éditions qui dépassaient souvent les dix mille exemplaires, mais seul un nombre restreint nous est parvenu.
À la fin du 18e siècle en France, le thème bucolique traditionnel du Jeu de l’oie cédait souvent la place à une variété de sujets inspirés de l’histoire, de la politique, des technologies modernes ainsi que des sciences naturelles; de riches références iconographiques, culturelles et idéologiques mettaient ces sujets en valeur. Grâce à l’impression en série de ces jeux, les joueurs se familiarisaient avec l’histoire des dynasties, des blasons, des stratégies militaires et des moyens de transport, avec l’ornithologie et la botanique ainsi qu’avec les styles architecturaux et les monuments importants. On a attribué l’extraordinaire popularité du jeu au fait qu’il jumelait récréation et culture générale.
Au gré des dés, les joueurs se déplacent le long d’une spirale composée de 63 cases illustrées, depuis sa périphérie jusqu’en son centre. Le but du jeu consiste à atteindre le premier la dernière case, symbole d’une terre promise quelconque (en numérologie, la tradition veut que le chiffre 63 représente l’aboutissement de l’évolution historique). Les joueurs sont confrontés à des obstacles qui les font, le cas échéant, avancer, reculer ou passer leur tour. Dans des versions du jeu pour adulte, des amendes en espèces sont exigées lors du passage sur certaines cases de pénalité, comme c’est le cas pour le Jeu des monuments de Paris.
La spirale de cette version du jeu conduit les joueurs dans une visite de Paris au gré de ses grands monuments. Chaque case est illustrée d’une vue inspirée de la porte Saint-Denis, du Palais Royal, du Quai d’Orsay, de la colonnade du Louvre, du Panthéon, de l’Hôtel des Invalides, etc. Les hôpitaux, les ponts et la morgue de Paris jouent tous un rôle dans l’intérêt du jeu et influent sur la progression des joueurs. La case ultime, le numéro 63, accueille l’Arc de Triomphe. Au dessus flotte un coq sur fond de soleil, symbole de la monarchie de Juillet.
La destination finale n’est jamais anodine dans les différentes versions du Jeu de l’oie, et le Jeu des monuments de Paris ne fait pas exception. L’Arc de Triomphe est une commande de Napoléon Bonaparte en 1806 pour célébrer la victoire de ses armées à Austerlitz. Bonaparte avait tout d’abord pensé à une avenue qui partirait de l’Arc de Triomphe et, traversant Paris d’ouest en est, passerait par différents monuments tels que le Louvre et la Bastille. Quoiqu’il en soit, pendant la Restauration des Bourbons (1814-1830) qui suivit l’exil de Napoléon, la construction fut arrêtée. Ce n’est qu’au cours de la monarchie de Juillet (1830-1848) que le projet fut achevé et dévoilé aux Parisiens en 1836.
Le Jeu des monuments de Paris est donc plus qu’un simple jeu planté dans un décor monumental. Ce jeu est un monument en soi, si l’on se réfère à la définition donné par Alois Riegl, soit un objet conçu avec l’intention précise de préserver de hauts faits contemporains pour les générations futures. Il propose une Histoire de Paris à travers ses monuments et ce, jusqu’à la victoire de Napoléon. Mais il prend aussi le pari stratégique de placer la Monarchie de Juillet assiégée à la case 63.
Chercheure en résidence au CCA en 2002-2003, Annie Gérin a produit ce texte pour notre site Web en 2009. Notre collection possède un nombre important de jouets et de jeux en lien avec l’architecture et la société.