Eaux troubles
Texte par Ashley Dawson
Pollué par des décennies de déversements de biphényles polychlorés (BPC) cancérigènes, le fleuve Hudson est le plus grand site du Superfund aux États-Unis1. Un effort de longue date pour nettoyer le cours d’eau n’a eu qu’un succès mitigé, et maintenant, l’intégrité de l’Hudson et des collectivités qui le bordent est menacée par une série de projets d’infrastructures d’exploitation capitaliste des énergies fossiles, dont la rapacité dépasse l’imagination. Malgré ces menaces, il ne serait pas exagéré de dire que l’Hudson demeure au cœur de l’identité étasunienne. Au XIXe siècle, des images de la vallée de l’Hudson par des peintres comme Albert Bierstadt et Thomas Cole ont contribué à créer l’impression que les États-Unis étaient un pays d’exception, dont les habitants avaient le privilège de vivre dans un environnement naturel d’une abondance sans pareille. Bien que le puissant Hudson ait aujourd’hui la même apparence qu’il avait dans des tableaux comme View of the Hudson Looking Across the Tappan Zee Towards Hook Mountain (« Vue de l’Hudson vers le mont Hook depuis le Tappan Zee »), de Bierstadt, nous ne pouvons plus manger les poissons qui nagent et se reproduisent dans ses eaux sans nuire gravement à notre santé. Une accumulation de risques invisibles affecte l’Hudson; un héritage caché d’industries toxiques, passées et actuelles, avec des incidences dramatiques pour le cours d’eau et pour les millions de personnes vivant le long de ses rives.
Si le fleuve était un symbole d’espoir national au XIXe siècle, il en est venu à incarner les sous-produits toxiques du développement industriel du pays, en raison des manufacturiers qui se sont installés le long de ses rives et ont utilisé l’Hudson comme un égout à ciel ouvert2. Bien que de nombreuses entreprises et entités gouvernementales (fédérales, des États et locales) soient complices des comportements mêmes qui ont pratiquement tué le fleuve, la General Electric (GE) a été parmi les pires, avec ses deux usines au nord d’Albany qui ont rejeté au moins 590 tonnes de BPC cancérigènes entre 1947 et 1977,3 moment où le Congrès a approuvé des mesures législatives visant à interdire l’utilisation de ces composés huileux comme agents isolants dans l’équipement électrique, fondées sur les preuves scientifiques croissantes de leur toxicité et de leur impact perturbateur sur le développement des systèmes endocriniens du fœtus pendant la grossesse. Les BPC étant très mobiles, la pollution déposée dans l’Hudson au cours de ces décennies n’a pas uniquement descendu le cours d’eau jusque dans le port de New York; elle s’est aussi déversée dans le monde entier. On a ainsi notamment retrouvé des BPC en fortes concentrations dans le corps d’Inuits vivant au nord du cercle arctique.
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Depuis les années 1980, l’Environmental Protection Agency (EPA) a tenté à deux reprises d’obliger la GE à nettoyer le fleuve Hudson de ses BPC. Chaque fois, l’organisme fédéral a dû faire face à une forte réaction politique de la part de l’entreprise, et les efforts de l’EPA se sont éventuellement enlisés face à la une vive résistance de l’administration Reagan. Une décennie plus tard, comme le prévoit la loi fédérale, l’EPA est revenue à la charge. En 2002, après seize ans d’études approfondies sur le mouvement des points névralgiques de BPC dans le fleuve, les niveaux de toxines dans les poissons, les risques pour la santé humaine et les technologies de dragage proposées, l’EPA a décidé de procéder au nettoyage du fleuve Hudson. Selon le plan proposé sur cinq ans pour la remise en état, deux millions de mètres cubes de sédiments contaminés par les BPC allaient être dragués sur une portion de soixante-cinq kilomètres du fleuve, en aval des deux usines abandonnées de la GE au nord d’Albany, permettant de retirer quarante-cinq tonnes de BPC du fond du fleuve.
La décision de l’EPA était une victoire significative en dépit de circonstances difficiles. La GE ne recula cependant devant rien dans sa campagne pour contrer les plans de l’EPA. Elle finança des études épidémiologiques qui soutenaient qu’aucun lien n’existait entre les BPC et le cancer4. Elle a fait du lobby auprès du Congrès contre le dragage et pour la diminution du financement de l’agence de différentes manières. Elle a même poursuivi le gouvernement fédéral devant les tribunaux, alléguant que la capacité de l’EPA d’ordonner des nettoyages en vertu de la loi du Superfund était inconstitutionnelle5. Encore pire, l’entreprise a aussi dépensé des dizaines de millions de dollars pour financer une campagne de publicité visant à terroriser les résidents de la vallée de l’Hudson afin de les dissuader de soutenir le nettoyage proposé6. Non seulement a-t-elle menacé de fermer ses usines dans la région, faisant des milliers de chômeurs, mais elle a aussi, dans le cadre de sa campagne anti-dragage, distribué de l’argent à des groupes de propagande orchestrant de la désinformation populaire, comme les Citizen Environmentalists Against Sludge Encapsulation (des citoyens environnementalistes contre l’encapsulation de boues) et les Farmers Against Irresponsible Remediation (des agriculteurs s’opposant à un assainissement irresponsable), et qui participèrent à la diffusion de craintes concernant l’impact environnemental négatif des tentatives de nettoyage proposées par l’EPA. Dans le grand public, certains commencèrent à s’inquiéter d’un rejet possible de produits toxiques dans l’eau à la suite du dragage des sédiments contaminés par les BPC qui augmenterait la pollution du fleuve pour des années. Bien que des études exhaustives menées par l’EPA sur l’effet du dragage aient conclu que celui-ci n’augmenterait pas les niveaux de BPC dans l’eau, la GE a réussi à saper leur crédibilité en jouant sur la méfiance du public envers l’opinion d’experts à propos de l’environnement. Cette méfiance a été renforcée par la perception de culpabilité et de duplicité du gouvernement dans le cas d’importants désastres environnementaux, comme l’empoisonnement de la collectivité de Love Canal à la fin des années 1970.
La controverse sur le nettoyage de l’Hudson a ainsi fait partie d’une tentative plus vaste de la droite de s’élever contre l’écologie à travers un pseudo-populisme, qui alimente d’ailleurs aujourd’hui directement les campagnes climatosceptiques. Ajoutant au sentiment anti-dragage, la GE a fait paraître dans des journaux du nord de l’État de New York des publicités ayant déclenché une colère populaire malsaine contre les efforts du gouvernement pour retirer les produits toxiques du fleuve, avec des slogans comme « Vous êtes contre le dragage? Malheureusement, vous ne pourrez pas passer au vote. » Les publicités de la GE, qui présentaient des images bucoliques du fleuve, sous-tendaient que la menace sur le cours d’eau venait plutôt des efforts de nettoyage du gouvernement fédéral que des politiques cyniques de l’entreprise et de son refus d’accepter le rôle qu’elle a joué pendant des décennies de pollution. Dans sa lutte contre le nettoyage commandé par l’EPA, la GE (en cause dans des dizaines de sites du Superfund au pays) menait une campagne plus large contre le précédent que constituerait la reconnaissance d’une responsabilité sociale des entreprises de la région.
Bien que le dragage ordonné par l’EPA ait eu lieu entre 2009 et 2015, les pressions politiques exercées par la GE ont néanmoins eu des conséquences. Le travail d’assainissement commandé par l’EPA n’a couvert qu’une section de soixante-cinq kilomètres de la partie supérieure de l’Hudson, entre les usines de la GE à Fort Edward et Hudson Falls, et celles de Troy, en aval. Si cette section constitue la partie la plus contaminée du fleuve, elle ne couvre que 20 % du site complet du Superfund. L’idée qui sous-tendait le plan de l’EPA était que, une fois la portion la plus lourdement contaminée du fleuve nettoyée, le cours inférieur de ce dernier se restaurerait de lui-même7. Selon Daniel Raichel, avocat auprès du Natural Resources Defense Council, cette solution était erronée dès le départ parce qu’elle était basée sur une séparation du fleuve en sections, en appliquant des normes de pollution beaucoup moins rigoureuses aux portions en aval. Pire encore, après la décision de nettoyage prise par l’EPA en 2002, des consultants travaillant pour la GE ont mené des tests qui ont révélé des taux de contamination de l’Hudson deux ou trois fois plus élevés que prévu, et des niveaux de diminution des BPC dans le fleuve beaucoup plus faibles que ceux attendus. Le dragage n’a dans les faits pas été aussi efficace que ce qu’avait annoncé l’EPA; selon les prévisions initiales, les niveaux de BPC auraient été si faibles immédiatement après le dragage qu’un adulte aurait pu manger une demi-livre de poisson pêché dans le fleuve tous les deux mois sans éprouver d’effet négatif. Aujourd’hui, la modélisation de la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA) des États-Unis révèle qu’il faudra en réalité encore au moins quarante ans pour que les niveaux de contamination dans le fleuve baissent pour rejoindre ceux attendus au départ par l’EPA8. Donc, malgré le mandat conféré au Superfund par la loi, qui précise que l’EPA doit s’assurer que les sites pollués sont propres et sécuritaires pour les humains et autres êtres vivants, le fleuve Hudson restera toxique pendant plusieurs générations. D’autres organismes fédéraux à vocation scientifique comme la NOAA et le Fish and Wildlife Service sont maintenant en conflit avec l’EPA, affirmant qu’ils ne peuvent pas mener à bien les mandats de restauration qu’ils ont reçus, puisque l’EPA a pratiquement permis à la GE d’abandonner une série de sites du Superfund le long du fleuve Hudson9.
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Le Superfund est un programme du gouvernement fédéral des États-Unis qui finance le nettoyage de sites pollués par des matières dangereuses. Lancé en 1980, le programme autorise l’Environmental Protection Agency (EPA; Agence des États-Unis pour la protection de l’environnement) à identifier les responsables d’émissions de substances dangereuses afin de les obliger à nettoyer le site ou à procéder elle-même à l’assainissement à l’aide du Superfund et se faire rembourser par les pollueurs. ↩
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Pour un aperçu de cette histoire de développement industriel et de pollution fluviale, voir John Cronin et Robert F. Kennedy Jr., The Riverkeepers: Two Activists Fight to Reclaim Our Environment as a Basic Human Right, New York, Scribner, 1997. ↩
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« Hudson River PCBs », Riverkeeper, consulté le 15 décembre 2016. ↩
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Charlie Cray, « Toxics on the Hudson: The Saga of GE, PCBs, and the Hudson River », Multinational Monitor, vol. 22, no 7/8 (juillet/août 2001). ↩
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Mary Esch, « GE Loses Appeal of Superfund Case », Times Union, 30 juin 2010. ↩
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Cray, « Toxics on the Hudson ». ↩
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Daniel Raichel, entrevue personnelle, 12 octobre 2016. ↩
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Ibid. ↩
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Ibid. ↩
Mais l’Hudson ne souffre pas seulement des séquelles empoisonnées de l’ère industrielle étasunienne. Le fleuve et les communautés humaines et animales qui vivent le long de ses berges sont également de plus en plus menacés par l’infrastructure toxique de notre époque d’extraction extrême. À partir de la fin de 2011, des trains de marchandises suivant la rive orientale de l’Hudson ont commencé à transporter une forme très volatile de pétrole brut extrait par fracturation hydraulique de la formation de Bakken, du Dakota du Nord vers les raffineries de la côte Est. Les trains qui transportent ce chargement dangereux dans des centaines de wagons-citernes noirs en forme de comprimés, contenant chacun 1135 hectolitres de carburant toxique et très inflammable (l’équivalent de deux millions de bâtons de dynamite), sont appelés bomb trains, ou bombes ferroviaires, par les employés des chemins de fer. Plusieurs de ces trains de mauvais augure serpentent vers le sud tous les jours au départ du port d’Albany, où ils passent à moins de cinq mètres d’un complexe de logements sociaux, jusqu’à la grande raffinerie de Philadelphie1. Les bombes ferroviaires ont bien mérité leur surnom: en 2013, l’une d’entre elles a déraillé et explosé à Lac-Mégantic, au Québec, tuant 47 personnes et déversant une centaine de milliers de litres de pétrole brut dans la rivière de la région. La quantité de brut volatil transportée par train ayant grimpé en flèche, passant de seulement 9 000 wagons noirs en 2009 à plus de 500 000 aujourd’hui, le nombre d’explosions a suivi la même tendance. Malgré cette augmentation massive du trafic ferroviaire, les bombes ferroviaires ne constituent pas le seul mode de transport du brut sur l’Hudson. Conséquence de la surabondance actuelle des combustibles fossiles, le brut est expédié le long du fleuve non seulement par trains, mais aussi par barges, qui ont transporté en 2015 plus de 71 millions de barils de pétrole vers l’embouchure du cours d’eau au départ d’Albany. La garde côtière américaine envisage de créer quarante-trois nouveaux lieux de mouillage pour les porte-conteneurs le long de l’Hudson, transformant quelque 970 hectares du fleuve en terrains de stationnement pour ces bombes fluviales2.
Augmentant considérablement cette infrastructure toxique, les entreprises pétrolières et gazières ont milité activement en faveur de la construction d’oléoducs destinés à transporter le pétrole de fracturation et de sables bitumineux vers l’embouchure du fleuve, dont le Pilgrim Pipeline, qui devrait s’étendre sur 275 kilomètres le long de la rive occidentale de l’Hudson. Cet oléoduc rempli de dangereux pétrole de fracturation traversera plus de cinquante villes dans les États de New York et du New Jersey, ainsi que de nombreux milieux humides et tributaires de l’Hudson, menaçant l’approvisionnement local en eau potable et répandant de la pollution atmosphérique, même en l’absence d’un bris catastrophique. Multipliant massivement le risque, la Spectra Energy Corporation a construit l’oléoduc AIM directement sous le fleuve Hudson, à quelques centaines de mètres de la centrale nucléaire vétuste d’Indian Point à Buchanan, dans l’État de New York (située à moins de cinquante kilomètres au nord de Times Square); une centrale tristement reconnue pour son historique de fuites, petits incendies et déversements débutant avec son ouverture, en 1962. Comme Spectra Energy ne pouvait obtenir la permission de creuser sous la centrale nucléaire, elle a relié le large pipeline qu’elle a foré sous l’Hudson à un vieux pipeline de diamètre plus petit installé avant la construction d’Indian Point. Considérant que, aux États-Unis, le vieillissement de l’infrastructure des combustibles fossiles est l’un des principaux facteurs déclencheurs lors d’explosions catastrophiques, les projets de Spectra visant à convoyer du brut volatil à travers un oléoduc vieux de soixante ans sous un réacteur nucléaire situé tout près de la plus grande ville du pays ne sont rien de moins que criminels3.
Si nous voulons éviter les changements climatiques désastreux, nous devons cesser de construire plus de pipelines ou de creuser des mines de charbon. Comme le disait récemment Bill McKibben, « Nous avons fini de repousser la frontière des combustibles fossiles.4» Le combat contre la logique expansionniste fatale du capitalisme des ressources fossiles se joue actuellement au grand jour à Standing Rock dans le Dakota du Nord. Mais la lutte ne doit pas s’arrêter là. L’infrastructure dangereuse de l’extraction extrême s’installera bientôt dans une ville, un cours d’eau ou un littoral près de chez vous, si elle n’est pas déjà là, cachée. Les États-Unis et le Canada comptent près de cinq millions de kilomètres d’oléoducs et de gazoducs, et ils construisent de nouvelles infrastructures à un rythme effarant. Cet écheveau croissant d’infrastructures de l’industrie pétrolière et gazière provoque des centaines d’accidents chaque année et contribue à la lente violence des changements climatiques à travers des fuites systémiques de gaz à effet de serre, comme le méthane. Si les accidents d’oléoducs sont relativement rares en termes statistiques (les accidents impliquant des camions, par exemple, tuent chaque année en moyenne quatre fois plus de personnes que les bris de pipelines), quand ils surviennent, ils causent des dommages considérables5. De plus, les pipelines comme ceux qui passent sous la centrale nucléaire d’Indian Point restent enterrés pendant des décennies, leur état n’étant donc pas surveillé jusqu’à ce qu’un cataclysme se produise. Mais les oléoducs vétustes ne sont pas seuls en cause : les pipelines récemment installés présentent un taux de problèmes comparable à celui d’installations centenaires, reflétant une urgence contemporaine à construire des infrastructures pour gérer le surplus de pétrole et de gaz produits par la révolution de la fracturation hydraulique. Ce surplus est tel qu’une partie importante des infrastructures capitalistes cachées d’exploitation des ressources fossiles n’est pas mise en place pour favoriser « l’indépendance énergétique », mais plutôt pour faciliter l’exportation du gaz et du pétrole dans des marchés plus lucratifs. Ce faisant, certains des lieux les plus emblématiques des États-Unis sont menacés. C’est certainement le cas du fleuve Hudson. Si la vallée de l’Hudson a un jour été un symbole des promesses du Nouveau Monde, de la grande abondance qui définissait les États-Unis en tant que nation, elle a depuis enregistré un grand nombre des tribulations de l’ère de l’anthropocène. Toujours pollué par l’héritage toxique de l’époque industrielle qui a propulsé les États-Unis vers l’hégémonie mondiale, le fleuve Hudson est aujourd’hui sur la ligne de front d’un combat contre les formes d’extraction extrême qui constituent véritablement une menace existentielle à l’avenir de l’humanité sur la planète.
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Leanne Tory-Murphy, « Bomb Trains on the Hudson », The Indypendent, 15 août 2016. ↩
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Scenic Hudson, « Proposed Hudson River Anchorages ». ↩
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Lena Groeger, « Pipelines Explained: How Safe Are America’s 2.5 Million Miles of Pipeline? », ProPublica, 15 novembre 2012. ↩
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Bill McKibben, « Recalculating the Climate Math », New Republic, 22 septembre 2016. ↩
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Lena Groeger, ibid.. ↩
L’auteur aimerait remercier les personnes suivantes, qui lui ont fait profiter de leurs grandes connaissances de l’Hudson : Kim Fraczek, Manna Jo Greene, Kathryn Jahn, Daniel Raichel et Nancy Vann. Toutes les opinions exprimées dans cet article sont celles de son auteur.
Ashley Dawson était conférencier invité au CCA dans le cadre du séminaire Outils d’aujourd’hui 2016{:target=”blank”}. Il est l’auteur de _Extinction: a Radical History (OR Books, 2016).