Ils sont simplement partis
Photographies d’un photographe inconnu. Texte de Margo Pfeiff
En cette époque de guerre froide, les États-Unis craignaient une invasion russe de l’Amérique du Nord par le nord et, au début des années 1950, l’armée américaine, soutenue par des ingénieurs du Massachusetts Institute of Technology, avait planifié et financé la construction d’une chaîne de 63 installations radar formant un réseau longeant approximativement le 69e parallèle, depuis l’ouest de l’Alaska jusqu’en Islande, en passant par le Canada et le Groenland, à environ 300 kilomètres au nord du cercle arctique. D’une longueur de 5 000 kilomètres, le Réseau d’alerte avancé, ou Réseau DEW, sorte de barrière radar, devait détecter la présence de bombardiers et de missiles soviétiques, et donner une alerte précoce en cas d’invasion.
Au début de la construction, en décembre 1954, le Grand Nord canadien était le vaste domaine de peuples autochtones, dont des Inuits nomades, et il abritait à peine quelques comptoirs de la Compagnie de la Baie d’Hudson et des postes de la Gendarmerie royale du Canada. Habitants avisés du littoral, les Inuits de l’actuel territoire du Nunavut suivirent de près le projet de construction dans l’intention de troquer avec les nouveaux venus nourriture et biens de consommation, tout comme ils l’avaient fait précédemment avec les chasseurs de baleines et de phoques. Certains firent même partie de l’équipe de 25 000 personnes qui travaillaient inlassablement durant les très courts étés boréals et dans l’obscurité totale des hivers impitoyables, quand la température descend en deçà de 40 degrés Celsius.
L’opération conjointe entre les États-Unis et le Canada représente l’un des plus grands projets d’ingénierie jamais entrepris. Plus de 460 000 tonnes de matériel furent acheminées par voie terrestre, aérienne et maritime vers l’une des régions les plus isolées de la planète. Les États-Unis acceptèrent de financer et de construire le réseau, et d’employer autant que faire se peut de la main-d’oeuvre canadienne. Le 31 juillet 1957, deux ans et huit mois à peine après le premier coup de pelle dans la toundra, le Réseau DEW était fonctionnel. Quarante-deux des stations, soit l’essentiel du réseau, se trouvaient en territoire canadien, le site le plus important, érigé sur 8 000 hectares de toundra, étant celui de DYE-MAIN, à Cape Dyer.
Cependant, dès le début des années 1960, il était devenu évident, avec la mise au point des satellites et des missiles de croisière lancés depuis des sous-marins, qu’un grand nombre des bases du Réseau DEW étaient devenues obsolètes. En 1963, la moitié des sites canadiens furent fermés et remis au ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien [nommé par la suite le ministère des Affaires autochtones et du Développement du Nord Canada, puis le ministère des Affaires autochtones et du Nord Canada]. La plupart des sites encore actifs poursuivirent leurs activités de surveillance des agissements des Russes jusqu’en 1989, année où le Réseau DEW tout entier fut officiellement déclassé et restitué au ministère de la Défense nationale du Canada. Il fut ensuite remplacé par le Système d’alerte du Nord, majoritairement automatisé, qui constitue une autre entreprise conjointe des armées respectives des États-Unis et du Canada. Construit sur des sites du Réseau DEW et opérationnel depuis 1993, celui-ci est toujours en service.
À la fermeture des bases canadiennes, le personnel militaire, les scientifiques et les ingénieurs examinèrent ce que les Américains avaient laissé derrière. Greg Johnson, un ingénieur qui sera plus tard directeur d’une entreprise d’assainissement environnemental de propriété inuite, se rappelle avoir visité à la fin des années 1980 la base de l’île Resolution, fermée en 1973 : « C’était irréel. Il y avait encore des plateaux avec des assiettes et de la nourriture dedans dans la cafétéria, des draps sur les lits et des objets personnels partout, dit-il. C’est comme s’ils n’avaient eu que cinq minutes pour monter dans l’avion et partir1. »
Et ils ne laissèrent pas que leurs effets personnels. Formant un grand arc de cercle à travers l’Arctique canadien, des convois d’équipement de construction avaient été abandonnés sur la glace de mer pour être engloutis par l’océan au moment du dégel de printemps. Bâtiments, installations radar, génératrices et fûts de carburant rouillés avaient été abandonnés par milliers et abreuvaient le sol d’hydrocarbures, de plomb, de mercure, d’amiante, d’antigel, ainsi que de biphényle polychloré (BPC)2.
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Toutes les citations proviennent d’entrevues ou d’autres communications avec l’auteur. ↩
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Le biphényle polychloré était employé dans les équipements électriques, les encres, les produits ignifuges et les peintures, jusqu’à ce que son usage soit interrompu, dans les années 1970, quand les risques qu’il présente pour la santé furent connus. Cette substance cause des dommages au foie et des problèmes du système reproducteur, et elle est cancérigène. ↩
Plusieurs photographies de cet ensemble, reçu en don en 2016, paraissent dans l’exposition Le temps presse. Ce texte est extrait d’un essai publié dans le livre du même titre, qui présente des études de cas soulignant la relation complexe entre le Canada et son environnement. L’essai de Pfeiff, en plus d’expliquer davantage le projet pour réhabiliter les zones polluées par le réseau DEW, inclut des photographies des sites concernés prises par l’auteur.