Une conversation autour de l’avant-garde
Philip Johnson répond à Jeff Kipnis
- PJ
- Je tiens à remercier Phyllis Lambert pour son introduction, et la féliciter pour le texte remarquable qu’elle a écrit sur un épisode majeur des débuts de l’avant-garde aux États-Unis. Évidemment, les sources que Phyllis considère comme des matériaux de recherche – tous ces noms, ces dates et ces lieux – sont pour moi des souvenirs. En écoutant ses remarques, j’avais l’impression d’être devant un épisode particulièrement émouvant de This is Your Life, alors que pour la majorité du public tout cela devait semblait plutôt obscur et érudit.
Quoi qu’il en soit, nous allons parler ce soir de l’avant-garde. Je ne suis ni universitaire, ni historien, ni expert de l’avant-garde comme le sont beaucoup de spectateurs ici. Contrairement à ces gens, j’ai simplement eu la chance d’être là quand tout s’est passé – ou en tout cas quand le mouvement est arrivé aux États-Unis. Et ce petit avantage me donne droit à un statut auquel j’ai toujours aspiré mais qui, jusqu’à présent, m’avait toujours échappé. Parce que j’étais présent à l’époque, je peux parler de choses dont les experts n’ont pas la moindre idée. Et ils n’osent pas me contredire, que j’aie tort ou raison!
Phyllis a évoqué à un moment Lincoln Kirstein, le fondateur du New York City Ballet, qui était un grand ami à moi. Lincoln a dit un jour qu’il pensait que la plus grande catastrophe de la culture du vingtième siècle avait été Alfred Barr : d’après lui, Barr avait tué l’esprit authentique de la culture et en avait fait un emblème d’argent et de statut social. Mais Barr, Jere Abbott, Chick Austin, moi-même et quelques autres nous considérions comme des enthousiastes ardents, comme des défenseurs de l’avant-garde. Nous étions fiers d’être avant-gardistes. Nous portions notre enthousiasme comme une médaille d’honneur, qui nous distinguait comme culturellement supérieurs aux personnes autour de nous.
Mais en fait, nous n’avions pas la moindre idée de ce qu’était l’avant-garde. Personne ne nous avait dit qu’il s’agissait d’un mouvement artistique dédié à la révolution. Ce n’est que l’autre soir que j’ai appris que ce mouvement avait démarré avec Baudelaire. Au Museum of Modern Art de New York, nous ne connaissions pas la dimension politique de l’art. Pour nous, l’art était révolutionnaire, mais seulement sur le plan esthétique. Notre mission, pour nous, c’était de promouvoir, de vendre ces innovations culturelles aux riches et puissants, aux Rockfellers de ce monde. Je dois dire que même s’il était naïf, notre enthousiasme pour l’avant-garde était bien réel : nous aimions l’avant-garde et nous ne nous considérions jamais comme étant au service du marché – le système même contre lequel s’inscrivaient ces œuvres. Seulement, bien sûr, nous faisions partie de ce système.
- JK
- Aujourd’hui, en préparant cette conférence et notre conversation, je me suis rendu compte que notre point commun dans ce contexte, c’est le fait que nous sommes tous les deux des profiteurs de l’avant-garde. Nos amis et collègues font un travail expérimental, ils s’arrachent les cheveux et ils vendent leur âme pour ce travail, alors que vous et moi, nous formatons leur travail pour le vendre. Vous à vos clients du monde des affaires, et moi à mes étudiants et à mes lecteurs. Aujourd’hui, vous semblez dire que c’était aussi le cas d’Alfred Barr, qu’avec ses amis de Harvard il est venu à New York commercialiser l’avant-garde.
- PJ
- Oui, c’est ce que je veux dire. Nous avons tué l’avant-garde quand nous en avons fait une « garde ». L’avant-garde ne peut pas exister si elle est une garde. Elle ne peut pas exister en dehors des comiques, des charlatans et des poètes. Elle ne peut pas subsister si elle n’est qu’un passetemps pour la bourgeoisie.