Une histoire de références

Notre propos est ici la manière dont l’œuvre de certains architectes, passés et actuels, révèle leur attitude envers l’histoire. On veut certes contempler le passé, mais pour mieux saisir comment la pratique architecturale l’utilise et l’a utilisé. On peut se servir de ce qui est venu avant nous comme référence, le citer, ou encore l’imiter, le plagier ou le rejeter. Il s’agit ici de savoir comment les architectes se positionnent par rapport au passé en vue de produire une œuvre pertinente pour leur temps.

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Quel sens avait l’histoire pour les architectes et leurs mécènes à Bologne, en 1579?

Texte de Guido Beltramini

Rome, 1535. Baldassare Peruzzi conçoit ce qui deviendra l’un des palais les plus fascinants de la Renaissance romaine, le Palazzo Massimo alle Colonne. L’édifice répond à la forme de la ville; sa façade est incurvée plutôt que droite parce qu’elle surmonte et relie les façades de deux maisons déjà construites sur les lieux. Le langage architectural est résolument classique. La dalle massive de la façade repose sur six puissantes colonnes doriques formant un écran dans le portique d’entrée du palais. Cette approche marque le renouveau de la colonne conçue comme élément structural, tandis que pour Leon Battista Alberti, celle-ci n’est qu’un ornement ajouté au mur. Le classicisme sophistiqué de Peruzzi se poursuit dans le portique et la cour intérieure dotée d’une double loge, qu’agrémentent des colonnes doriques au rez-de-chaussée et des colonnes ioniques au premier étage. Ces colonnes ne soutiennent pas d’arches, mais des entablements droits – référence archéologique explicite au classicisme. Vingt ans plus tôt, Baldassarre Peruzzi a conçu la façade de l’église appelée La Sagra in Carpi. Il a ajouté la façade d’un ancien temple à une église chrétienne, créant les longs piliers qui soutiennent le fronton supérieur aligné à la nef centrale, et de plus petits qui soutiennent les parties visibles d’un fronton inférieur aligné aux bas-côtés. Cette expérience est une première pour Palladio, mais elle annonce ses façades ultérieures.

Né à Sienne, Peruzzi est formé à Rome par Bramante et Raphaël. Son étudiant Sebastiano Serlio décrira le langage de l’architecture classique dans une série de publications architecturales qui connaîtra un succès critique considérable. Mais pour la façade de la basilique San Petronio à Bologne, Peruzzi adopte un style gothique. Comment l’étudiant de Raphaël, désigné pour poursuivre les travaux amorcés par Bramante et Raphaël dans la basilique Saint Pierre de Rome, a-t-il pu proposer ce projet?

Mantoue, 1546. L’étudiant préféré de Raphaël, Giulio Romano, déménage de Rome à Mantoue dans les années 1520 et exporte sciemment le langage classique de son maître dans le nord de l’Italie. Il s’agit d’un classicisme créatif et sophistiqué, riche de transgressions, mais qui conserve néanmoins la syntaxe et le vocabulaire classiques. Mais pourquoi, dix ans après Peruzzi, présente-t-il lui aussi un concept de style gothique pour la basilique San Petronio?

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Rome, 1562. Jacopo Barozzi da Vignola publie à Rome Regola delle cinque ordini d’architettura. L’ouvrage compte 32 planches décrivant les caractéristiques et les méthodes utilisées pour concevoir les ordres architecturaux. Ce livre essentiel pour le langage de l’architecture classique a été réédité au fil des siècles. Quelques années plus tôt, en 1556, Vignola a construit l’imposante villa Farnese à Caprarola. En 1559, il conçoit le Palazzo dei Banchi, dans un style classique, sur le côté est de la place en face de la basilique San Petronio. Mais Vignola propose aussi deux variantes d’une façade gothique pour San Petronio.

Vicence, 1572. La voie ouverte à Capri par La Sagra de Peruzzi atteint un remarquable sommet avec la façade que réalise Palladio pour l’église San Francesco della Vigna à Venise, achevée en 1564. Mais huit ans plus tard, Palladio conçoit une créature bizarre et fantastique pour San Petronio : une façade « palladienne » montée sur une base médiévale.

Tous les architectes seraient-ils devenus gothiques? Que se passe-t-il? Ne nous a-t-on pas enseigné que le classicisme comporte un système de règles strictes? Les architectes de la Renaissance ne sont-ils pas censés détester l’architecture du passé récent? Giorgio Vasari et Palladio n’ont ils pas écrit que le style gothique produit une architecture laide et sans grâce? Si nous croyons que l’histoire de l’architecture est façonnée par les architectes, alors Peruzzi, Giulio Romano, Vignola et Palladio semblent être devenus fous. Au XVIe siècle, comme aujourd’hui, les architectes ne sont pas des concepteurs tout-puissants; ils s’inscrivent dans un jeu complexe aux dimensions politiques, économiques et même astrologiques. Les événements qui ont marqué l’achèvement de la façade de la basilique San Petronio fournissent une explication intéressante de ce jeu.

Andrea Palladio, architecte. Camillo Azzone, dessinateur. Projet d’élévation partielle pour la façade de l’église de San Petronio, à Bologne, 1579. CCA. DR1964:0007

Sur la scène de San Petronio, plusieurs acteurs jouent leur rôle. Bologne, membre des États pontificaux, est gouvernée par un ecclésiastique qui n’a de compte à rendre qu’au pape, dont il est le représentant. Celui-ci nomme aussi un sénateur laïc qui devient presidente perpetuo de la fabbrica, soit le chef à vie du bureau responsable de la construction à Bologne. L’architecte en chef de la fabbrica est toujours bolonais, tout comme les tailleurs de pierre, et il se bat en permanence contre des pressions externes pour adopter des projets novateurs. Le processus demeure toujours le même : chaque projet, d’abord esquissé par l’architecte de la fabbrica, est ensuite évalué par des experts de l’extérieur, invités à soumettre d’autres possibilités. Ainsi par exemple, on compare une maquette réalisée par Arriguzzi vers 1514 au dessin de Peruzzi; en 1543, on compare le dessin de Vignola au projet proposé en 1518 par Domenico Aimo; et le projet d’Il Terribilia est mis en parallèle avec celui de Palladio. Mais il est rare qu’un projet extérieur aboutisse. Palladio a sans doute été une exception.

Pourquoi des architectes célèbres comme Palladio participent-ils à ce jeu? En quoi leur nomination constitue-t-elle un grand honneur? En 1546, Giulio Romano reçoit 100 scudi pour son travail, et en 1578, Palladio reçoit 100 ducats d’or – presque l’équivalent de deux ans de son salaire d’architecte de la basilique de Vicence. Sa nomination lui donne l’occasion de se créer un réseau, d’avoir d’autres commandes – Peruzzi conçoit ensuite un palais, une chapelle et un portique – et même d’avoir une visibilité dans les livres. Ainsi, en 1572, Martino Bassi publie un ouvrage réunissant des opinions de Bertani, Palladio, Vasari et Vignola au sujet de la cathédrale de Milan.

Palladio entre en scène à Bologne en 1572. On fait appel à lui pour évaluer le projet du nouvel architecte de la fabbrica, le Bolonais Francesco Morandi, dit Il Terribilia. Vers 1571, Il Terribilia esquisse un projet dans lequel il tente de concilier la logique décorative de Varignana et la cohérence structurale introduite par Peruzzi. Le presidente perpetuo convoque Palladio, qui doit évaluer ce projet. Après avoir critiqué le travail, Peruzzi propose de collaborer avec Il Terribilia. Mais il commet une erreur stratégique : désireux de faire plaisir à ses clients, il conserve la partie inférieure de la base, qu’il surmonte d’une espèce d’église all’antica dans la partie supérieure. Sur le plan conceptuel, Palladio considère ce qui a déjà été construit comme une base rustiquée sur laquelle ériger une nouvelle façade. Tout d’abord, sa stratégie semble fonctionner, si bien qu’il soumet aussi des modèles pour les détails. On achète même les pierres, mais en novembre 1577, un groupe d’architectes et « d’hommes de dessin » – dont nous ignorons les noms – critiquent le dessin de Palladio. Le presidente perpetuo rapporte exactement leurs propos à Palladio, qui répond de façon analytique dans un mémorial. Sa défense vigoureuse n’est pas tout à fait convaincante : les critiques mettent en lumière les compromis, et Palladio reconnaît sans doute en fin de compte leur validité.

Palladio décide alors d’interrompre sa collaboration avec Il Terribilia et de dessiner son propre projet. À l’origine, il conserve la base existante, même si cela l’empêche d’utiliser un ordre majeur géant qui serait disproportionné dans ce cadre. Il prévoit trois séries de colonnes et de piliers qui dessinent une charpente bien définie, équilibrant convenablement les parties horizontales et les verticales. Cette solution tient compte du contexte urbain du projet : les niveaux des ordres superposés sont alignés avec ceux de deux autres grands édifices érigés sur cette place – les loges du Palazzo dei Banchi, construit par Vignola vers 1565 1568, et le Palazzo del Podestà, qui date du milieu du XVe siècle.

Il ne fait aucun doute que les architectes de la Renaissance ont rompu abruptement avec l’architecture de leur passé récent, avec ce que Palladio a appelé « une manière de construire archaïque, sans grâce ni beauté quelconque ». Giorgio Vasari considère les bâtiments gothiques comme « monstrueux et barbares ». La nouvelle architecture propose l’ordre là où régnait le désordre, la beauté au lieu de la confusion, les principes plutôt que l’arbitraire, et l’imitation des meilleurs modèles à la place d’inventions délirantes. Dans une planche de son septième traité, Serlio montre comment convertir une façade médiévale en façade moderne, symétrique et bien ordonnée.

Dans un dessin conservé au British Museum, Peruzzi illustre un projet de façade d’une chapelle de la cathédrale de Pise : à gauche, il a dessiné la solution qu’il aime, inspirée par l’arc de Titus; et à droite, il propose une solution « néo-Quattrocento » ne comportant pas d’ordre réel. Sous le dessin de droite, il écrit : « Modernaccia per accomodare le storia » (Absurdités modernes pour convenir à l’histoire), c’est à dire une forme mal faite, qu’il est forcé de produire afin de laisser de la place pour les bas-reliefs. Mais, sans égards aux sentiments de Peruzzi, dans le cas de San Petronio, les clients lui donnent sans doute l’ordre de conserver la base.

Baldassare Peruzzi. Deux concepts pour une chapelle, début du XVe siècle. British Museum. 1848, 1125.12

Mais pourquoi la fabbrica de San Petronio tient-elle tant à la base existante? Certainement à cause des coûts : pourquoi démolir ce qui est déjà construit? Et même en acceptant de démolir la base, on est confronté à des problèmes de structure. Retirer les pierres du revêtement mettrait en péril toute la structure. Palladio est très conscient de ce problème. Les architectes de la Renaissance savent parfaitement que les anciens édifices qu’ils aiment sont le produit de l’histoire, d’événements antérieurs. Peruzzi, par exemple, considère le pronaos du Panthéon comme un ajout ultérieur. Et quand les architectes de la Renaissance déclarent que le Baptistère de Florence est un ancien temple dédié à Mars, ils savent qu’ils voient le résultat de transformations commencées depuis le Moyen Âge. Howard Burns fait remarquer que l’édifice circulaire au centre de la Cité idéale d’Urbino est probablement une reconstruction idéale du Baptistère de Florence inspirée d’une pièce de monnaie, aureus frappé sous le règne d’Auguste qui illustre un temple circulaire dédié à Mars Ultor. Pendant la Renaissance, le concept d’uniformité formelle est plus complexe que nous le supposons.

À ces motifs s’ajoutent des raisons idéologiques. Au XVe et au XVIe siècles, on était fermement convaincu que les origines d’une personne déterminent son destin, et qu’elles contiennent en outre la clé de son existence. Leon Battista Alberti, grand humaniste et architecte, est aussi un astronome et un astrologue de renom. Le manuscrit de son horoscope, écrit de sa main, comprend aussi d’autres horoscopes qu’il a rédigés pour d’illustres personnages, dont Pierre Ier de Médicis, surnommé le Goutteux, père de Laurent le Magnifique.

Mais comme en témoigne L’Art d’édifier, Alberti est convaincu que non seulement les êtres, mais aussi les bâtiments et même les villes entières « possèdent chacun sa destinée », déterminée par leur naissance, leur origine. La ville d’Iolas, fondée par un neveu du puissant Hercule, a toujours réussi à soutenir les sièges, tandis que le temple de Delphes, à l’origine incendié par un fils de Mars, a pris feu plusieurs fois dans les siècles qui ont suivi. Pour l’homme de la Renaissance, le retour aux origines garantit en soi le renouveau et la consolidation. Voilà pourquoi on croit qu’il faut poursuivre la construction d’un bâtiment comme elle a commencé, sans y apporter de modifications majeures.

Palladio réalise le dessin final de la façade de San Petronio lorsqu’il perd patience et abandonne toute forme de diplomatie. C’est alors qu’il décide de se servir de l’occasion professionnelle que lui offre Bologne comme prétexte pour ses propres études et façades d’églises. Dans son projet, il envisage d’apposer un énorme fronton all’antica sur la façade de l’église. Le dessin conservé dans la collection du CCA n’est pas de Palladio, mais d’un assistant, qui l’a probablement exécuté à la hâte. Cependant, Palladio y a aussi travaillé, ajoutant quelques mesures de sa propre main. Il réalise cet exemplaire pour l’envoyer à Rome afin que le pape Grégoire XIII, né à Bologne, exprime son opinion au sujet du projet de Palladio. Le pape regarde le dessin et dit « non ». Après ce refus, le travail reprend avec le projet de Varignana en 1579. Mais une fois de plus, il sera interrompu.

L’histoire de la construction de la basilique San Petronio montre qu’on ne peut pas écrire l’histoire de l’architecture comme une histoire de formes, de types et de règles structurales. Si l’on omet le contexte, l’état d’esprit et la situation économique, on s’écarte de la réalité. L’histoire de l’architecture est une discipline humaniste qui s’intéresse non pas au récit d’objets, mais à celui des gens qui ont façonné ces objets.

L’un des grands historiens du XXe siècle, Marc Bloch, a passé les dernières années de sa vie dans la résistance à combattre les nazis en France. Il est condamné à mort et fusillé le 16 juin 1944. Tandis qu’il est au maquis, ne possédant aucun livre, il écrit un magnifique essai, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, paru en 1949. Bloch y pose surtout la question « À quoi sert l’histoire? » La réponse est : à rien. L’histoire qui sert une fin s’en fait le valet. Les architectes voient parfois simplement l’histoire comme un entrepôt ou un catalogue dans lequel choisir des solutions à des exigences décoratives ou structurales. Mais cette relation à l’histoire écarte tous les liens entre formes et temps. Si vous me demandez à quelles fins sert l’histoire des architectes, je vous répondrai que l’histoire ne vise pas à fournir des solutions pour le présent, mais qu’elle éclaire la distance du présent au passé. Je crois que la pratique d’un historien réside dans la mesure constante de la distance. L’histoire ne nous révèle pas qui nous sommes, mais plutôt quelque chose de ce que nous ne sommes pas. Elle nous explique comment une expérience de l’espace correspond à une expérience du monde, à des pratiques sociales, à une métaphysique inconsciente, mais néanmoins essentielle.

Mais affirmer que l’histoire est la mesure de la distance ne signifie pas que l’histoire ne nous apprend rien du présent. L’histoire éclaire les modes et les structures qui ont façonné les sociétés et la vie des individus dans le passé, et elle nous montre que notre expérience du monde n’est qu’une seule des expériences possibles – résultat de pensées, d’intuitions et de préjugés. L’histoire de l’architecture aborde les relations entre espaces, bâtiments, géométries urbaines et pratiques sociales, et donc les formes de vie qui ont pour résultat physique ces espaces, ces bâtiments et ces géométries. Nous devons étudier l’architecture du passé lointain sans la moderniser ni la proposer comme modèle formel pour aujourd’hui. Nous devons explorer le passé en nous servant des outils d’une reconstruction historique précise, conservant un regard attentif au contexte, indispensable pour essayer de comprendre un monde distant et délavé. Cependant, nous pouvons examiner l’histoire pour explorer les origines de thèmes et de concepts présents dans l’architecture actuelle, afin de créer une plateforme culturelle pour l’architecture de demain.

Ce texte est adapté d’une conférence donnée par Guido Beltramini au CCA en 2017, dans le cadre de notre exposition L’histoire, par ailleurs : Go Hasegawa, Kersten Geers, David Van Severen.

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