Quel sens avait l’histoire pour Kazuo Shinohara?
Adapté d’une séance de questions/réponses avec David B. Stewart
- Question
- Durant votre conférence, vous avez fait allusion à certaines choses que Kazuo Shinohara regardait avec attention : les maisons de ville de Tokyo, la zone dense autour de la station Shibuya, les navettes spatiales… Vous avez également mentionné qu’il appréciait Mies. Mais les différentes périodes de sa production suggèrent des références à différents éléments. Pourriez-vous nous parler du genre de choses qu’il étudiait ou regardait?
- DS
- Eh bien, ces références ont en évolué tout au long de sa carrière. Il a dit qu’il ne voulait pas se comparer à Picasso – vous savez, avec la période rose, puis la bleue, etc. Mais sa carrière est définie par une série de styles qui ont pris forme dans le cadre de ses recherches, sans qu’il ne soit vraiment conscient du moment où le changement de style allait se produire.
Ses recherches portaient à l’origine sur l’architecture japonaise vernaculaire et l’aménagement des villages. Dans ses premiers travaux, il semblait ne pas être très intéressé par la ville, mais c’était évidemment bien présent dans son esprit. Plusieurs architectes japonais de l’ancienne génération qui, à la suite des destructions causées par la guerre, s’attendaient à ce que Tokyo soit reconstruite dans l’esprit des Beaux-arts ou quelque chose comme ça. Ce n’est clairement pas cela qui s’est produit.
Après la Guerre, les Japonais ne pouvaient pas voyager facilement, car le contrôle des changes était strict, donc, les gens voyageaient surtout en regardant des photographies. Très peu de Japonais avaient vu en vrai les réalisations de Mies van der Rohe, mais ils les découvraient dans des revues. Une poignée d’entre eux se rendait à l’étranger. L’exemple de Fumihiko Maki est resté célèbre parce qu’il a obtenu une bourse de voyage de la Graham Foundation, et le professeur de Shinohara a pour sa part obtenu d’aller à Cambridge, Massachusetts, pour y travailler pour Gropius durant quelques mois. Mais en général, regarder était très important. À l’époque où je l’ai connu, Shinohara n’achetait toutefois jamais des livres sur l’architecture. C’était toujours des livres qui parlaient de quelque chose d’autre – d’art, ou d’autres choses. Il était complètement fasciné par toutes sortes d’appareils destinés aux modules lunaires et par l’avion de chasse Tomcat de la NASA. Il était très attentif à son environnement, et Tokyo, en pleine reconstruction bien sûr, évoluait constamment à l’époque. Il y avait beaucoup de comparaisons avec l’Occident.
Pour retourner à ses premiers travaux, maintenant, l’intérêt que portait Shinohara à l’architecture vernaculaire japonaise est évident dans la conception de l’Umbrella House, de 1961. Le toit et le plafond apparent de cette maison ne présentent pas un trait typique de l’architecture japonaise vernaculaire, ils sont plutôt une métaphore de l’ombrelle japonaise en papier huilé.
Les plans des premiers travaux de Shinohara sont très compacts et fonctionnels, bien que la forme carrée qui apparait si souvent dans ses bâtiments ne soit pas traditionnelle. Selon Shinohara, les espaces dans les bâtiments japonais traditionnels étaient divisifs et non pas additifs. Cela change un peu vers le milieu du dix-septième siècle, mais à cette époque les espaces additifs sont généralement logés dans des pavillons séparés. Ce n’est clairement pas le cas ici, ou ailleurs dans l’oeuvre de Shinohara. Il essaie en quelque sorte de consolider et de contrebalancer la tradition japonaise.
Quand je suis arrivé au Japon en 1974, le travail de Shinohara commençait à se fonder très largement sur le site ou sur les contraintes de construction, ou sur les deux. La Maison Tanikawa présente une structure en bois relativement simple, qui rappelle presque celle d’une grange, mais elle est située sur une pente présentant un dénivelé de 1,20 mètres sur une distance de 9 mètres. Le client de la Maison Tanikawa était un poète d’avant-garde célèbre au Japon – il est aussi le traducteur de la bande dessinée Snoopy de Charles M. Schulz.
La maison est une résidence d’été située dans une zone fortement boisée du centre du Japon, réputée pour sa fraîcheur en été, mais aussi pour ses importantes chutes de neige en hiver. Il a demandé à Shinohara de concevoir un espace d’été ou de méditation.
Ce qui est inhabituel ici, c’est que la pente de terre naturelle sur laquelle la maison Tanikawa est construite est restée à l’état brut, sans revêtement. Il ne s’agit pas de la terre battue vernaculaire mélangée à de la chaux qui est utilisée dans les maisons japonaises de l’époque pré-moderne c’est juste une pente dénudée, qui se garnit en été de quelques herbes. Le paysage qui l’entoure est transformé en un espace architectural, à l’instar, par exemple de la House in the Forest de Go Hasegawa.
Les références à la technologie qui l’intéressaient – les avions de chasse, les navettes spatiales – sont présentes dans la dernière phase de ses travaux. Shinohara était profondément impressionné par l’avion de chasse supersonique bimoteur F-14 Tomcat développé par Grumman en 1974, par exemple – qu’il admirait pour son efficacité maladroite et son manque de finesse. On voit cette influence dans le Centennial Hall de Tokyo Tech, dessiné au milieu des années 1980 par Shinohara. Centennial Hall était l’un des premiers projets ni résidentiel, ni public de Shinohara, et il s’agit d’une version contrôlée ou domestiquée du chaos urbain de Tokyo. L’accent est mis sur la structure et la forme plutôt que l’espace, avec son quatrième niveau à angle oblique qui évoque – littéralement – un volume cylindrique flottant au-dessus des arbres.
Mais même si cette phase de son travail s’engage directement dans la technologie et la ville, Shinohara était un anti-Métaboliste féroce. Il voyait le Métabolisme comme un produit purement économique, comme une transposition du rétablissement des conditions économiques en style de vie. Ce mouvement portait une attention soutenue à la ville linéaire et aux mégastructures, etc. Pourtant il n’a pas résolu grand-chose, à mon avis. Shinohara opérait à une petite échelle. Il sentait – et cela est particulièrement visible dans les deux premières phases de son travail – que les gens avaient droit à leur propre espace émotionnel là où ils vivaient, et que celui-ci avait tendance à s’effacer de la culture japonaise. Il accueillait avec intérêt toutes sortes d’images susceptibles à ses yeux d’améliorer la situation ou de faire regagner une partie du territoire qu’il estimait menacé.
Shinohara aimait emprunter des mots ou lancer des slogans comme « Zero Degree Machine » (degré zéro de la machine), ou « anarchie progressive », qui avaient vraiment du sens, étant donné le contexte à l’époque. Même si cela peut sembler conceptuel, c’était une réaction à ce qui se passait autour de lui, et il est curieusement devenu très optimiste au sujet des nouvelles technologies. Kenzō Tange l’avait été aussi, ayant très tôt marqué son intérêt pour la cybernétique. Les Métabolistes d’intéressaient aussi à la techno-imagerie, mais je ne pense pas qu’ils réalisaient vraiment ce que cela impliquait. C’est du moins mon humble avis.