Tracer un plan en kreyòl
Irene Brisson raconte le processus de créolisation
(Je trace [des plans], mais je ne dessine pas comme un architecte)
—Bòs Thomas
L’écrivain et critique littéraire Édouard Glissant décrivait la créolisation comme un processus ouvert aux aboutissements non fixés, caractérisée par une dialectique entre discours oraux et écrits1. L’architecture kreyòle, comme celle d’une maison à Leyogàn, résulte d’un processus dialectique2. Dans le récit qui suit, dialogue et images sont véhiculés à travers le plan tracé à la main dans une architecture kreyòle résultant de rencontres transnationales entre personnes, technologie et médias.
Bòs Thomas est un bòsmason (entrepreneur en maçonnerie) qui a conçu la maison que l’on voit ici en construction dans la section Gran Rivyè de Leyogàn, en Ayiti (Haïti)1. À l’occasion d’une entrevue portant sur sa pratique professionnelle réalisée pour ma thèse en 2017, Bòs Thomas expliquait comment sa formation l’a préparé à lire les plans d’étage et à les trase ou les dessiner, mais il faisait une distinction avec la façon dont les architectes conçoivent les plans2. Bien qu’il n’ait pas précisé quelle pouvait bien être cette différence indicible entre un plan d’architecte et le sien, une division entre les formations en design et en métier manuel est implicite. Néanmoins, dans une culture du bâtiment presque entièrement dominée par la construction en blocs de béton, il reste que les bòsmasons jouent à bien des égards le rôle de l’architecte en pratique, si ce n’est en profession. En dehors de quelques bâtiments résidentiels haut de gamme, commerciaux ou institutionnels, la plupart des constructions en Haïti sont réalisées – et conçues – par des ingénieurs, des entrepreneurs ou des propriétaires occupants. En dessinant les plans d’étages, ils ou elles instituent une architecture kreyòle qui tisse ensemble des influences distribuées et diverses.
La maison en question a été commandée par un client de la diaspora vivant aux États-Unis3. Pour Bòs Thomas, il s’agissait d’un projet typique, de taille moyenne, et il communiquait périodiquement avec le client par téléphone, ainsi localement qu’avec une connaissance de ce dernier, qui servait d’intermédiaire pour les paiements et la supervision de l’avancée des travaux. Le programme, tel que défini par le client, comprend quatre chambres, une cuisine et une salle à manger, un garage et un salon. Une suite parentale à l’étage devait être réalisée par Bòs Thomas dans une future phase de construction, à supposer qu’il soit disponible.
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Bòs est un qualificatif honorifique pour un surveillant de la construction ou un ouvrier qualifié et, dans ce cas précis, un bòsmason ou entrepreneur en maçonnerie. ↩
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Trase : créole haïtien, verbe, « tracer, dessiner, esquisser » et, spécifiquement, trase plan, « concevoir, mettre en forme [une architecture] », d’après Valdman et Iskrova, Haitian Creole-English Bilingual Dictionary. [Notre traduction.] ↩
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Le terme diaspora porte en lui de multiples significations tant positives que négatives pour les Haïtiens vivant au pays et à l’étranger. Dans Créer dangereusement (2012 pour l’édition française), Edwidge Danticat cite l’écrivain Gérard Alphonse-Férère, pour qui diaspora est un mot employé en référence à toute dispersion de personnes en sol étranger. Mais dans le contexte haïtien, selon lui, on l’utilise pour distinguer les centaines de milliers d’Haïtiens vivant dans de nombreux pays du monde. [Notre traduction. N’ayant pas accès à l’édition française de l’ouvrage, nous avons supprimé les guillemets de la citation.] Je m’en sers à dessein ici pour illustrer la situation du client, un Haïtien expatrié souhaitant revenir dans la maison en question. ↩
Bòs Thomas a intégré à ses plans pour la maison deux ensembles de paramètres conceptuels. Le premier concerne la disposition du nombre et du type de pièces demandées, alors que le second touche aux directives à suivre pour bâtir une résidence « comme cela », avec « cela » en référence à des illustrations d’un modèle de maison de banlieue venant d’une entreprise de construction domiciliaire basée aux États-Unis. Le client a envoyé deux feuilles avec des versions à un et deux étages, chacune avec trois variantes concernant la façade. Le fait que le modèle proposé permette de multiples configurations laisse penser que le client est relativement flexible dans ses attentes de similitude. La présence de solutions à un et deux niveaux reflète l’idée d’une demeure évolutive, qui sera d’abord de plain-pied avant de s’agrandir par le haut un jour ou l’autre. Si l’entreprise fournissait sur son site Web des plans d’étage schématiques, Bòs Thomas n’a reçu que des illustrations des façades. Le client a exprimé sa vision d’une maison attractive avec ces images, sans porter attention à l’aménagement des espaces intérieurs et extérieurs, pas plus qu’aux différences dans les modes de construction.
C’est à Bòs Thomas qu’a échu la responsabilité d’intégrer l’imaginaire de la maison de banlieue étasunienne au fonctionnement domestique, aux infrastructures et à la culture de construction haïtiens. Il a transposé certains éléments formels des illustrations au plan d’étage, notamment une entrée couverte flanquée de colonnes et une baie dans le salon avec une vaste fenêtre panoramique. Cependant, le modèle à ossature légère en bois a plutôt été rendu en blocs de béton. En traçant le plan, Bòs Thomas a négocié les méthodes de construction, l’estimation des coûts, l’aménagement de l’espace et l’esthétique : il a en fait conçu une maison. Pendant les travaux, des détails implicites ont été résolus par des discussions entre le contremaître et l’équipe du chantier, expression d’une approche ad hoc de la conception et de la construction caractéristique de l’architecture kreyòle. En définissant cette dernière non pas comme un style créole particulier mais un processus de créolisation – « un métissage sans limites, ces éléments diffractés et ses conséquences, imprévisibles »1 [notre traduction]–, les pratiques de brassage d’idées conceptuelles à travers différents moyens de communication, langues et par-delà les frontières nationales, comme le montre l’histoire de Bòs Thomas, prennent tout leur sens.
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Glissant, Poétique de la relation. ↩
Bòs Thomas et son client sont tous deux nés à Leyogàn et ont vécu à l’étranger. Le client qui a commandé la maison vivait aux États-Unis et a transposé l’esthétique des résidences de banlieue de ce pays à sa résidence pour la retraite en Haïti. Bòs Thomas a vécu et travaillé en Guadeloupe, où il a appris son métier auprès d’un ingénieur français avant de revenir en Haïti. Peu de temps après avoir mené ce projet à bien, il est reparti en Guadeloupe pour travailler dans un environnement économique et politique plus stable. Tracer ces trajectoires physiques et conceptuelles à travers la réalisation d’une maison met en relief un mécanisme permanent de créolisation de l’espace domestique. Les ressources techniques, matérielles et esthétiques d’Amérique du Nord et des Antilles se fondent dans l’architecture kreyòle de Bòs Thomas.