Journaux de Corona
Samprati Pani observe un monde en évolution
20 mars : absences
Je m’efforce de ne pas donner de sens au monde, de l’intellectualiser, de voir le côté drôle des choses, de me préparer à la fin du monde, de visionner Netflix de façon boulimique, d’être productive, lente, de méditer, d’hyperventiler, de m’inquiéter, de ne pas m’inquiéter, d’être simplement, de ne pas être.
Ce matin, j’ai lu qu’un homme à Mumbai a été giflé pour avoir éternué sans masque.
Je descends faire mes courses dans mon magasin kirana1 préféré, et le commerçant m’informe qu’il n’a plus d’œufs. Il y avait eu une ruée pour acheter des œufs hier et quelqu’un avait renversé toute sa pile de boîtes. Je rentre avec un paquet de pain, sans œufs, sans beurre et sans paneer2, toutes choses dont je peux me passer, et je passe devant le hangar des safai karamcharis3 municipaux. Un homme étend soigneusement du linge sur la balustrade du parc à côté de l’abri… une paire de chaussettes noires et un masque noir. La famille de chiens qui vit autour de l’abri semble se cacher. Je coupe à travers le parc pour passer par la porte arrière de mon appartement, et je me rends compte que c’est étrangement calme. Deux femmes, faisant partie d’un groupe quotidien de cinq marcheurs agressifs et qui ne cèderont pas le chemin, et l’un de mes voisins marchent sur le sentier. Et le jardinier, qui n’est habituellement jamais là, balaie les feuilles. Personne ne dépose de nourriture pour les pigeons, aucun groupe de pigeons qui se nourrissent et s’envolent, aucun enfant qui observe les pigeons, aucun chat qui attend furtivement pour se jeter sur eux. Il n’y a pas de tourtereaux qui essaient de trouver un coin d’intimité imaginaire, pas de chômeurs qui passent le temps, pas de tantes qui coupent des légumes, discutent ou font un petit somme, pas d’écoliers qui sèchent les cours, pas de fous qui essaient d’engager la conversation avec des inconnus.
Je m’imagine à Berlin, en train de marcher. De nombreux amis qui ont visité Berlin ou y ont vécu m’ont dit que j’allais aimer cette ville parce que c’est un lieu agréable où déambuler. J’ai effectivement beaucoup marché à Berlin, mais j’étais périodiquement effrayée par un son qui m’accompagnait lors de ces promenades, celui de mes pas. Ils n’étaient jamais là de retour à la maison. Tout aussi inquiétants étaient les quelques chiens de compagnie dans les rues qui n’aboyaient jamais, les bébés qui ne pleuraient jamais, les fleurs qui ne sentaient rien, les pâtes qui n’avaient aucun goût et les graffitis excessifs dans les rues que personne ne semblait remarquer.
Et je pense au masque qui sèche sur la rampe.
24 mars : effacements
Le site de protestation de Shaheen Bagh a été évacué par la force après 101 jours. Il a été vidé des manifestants et des structures – créées au cours de la plus longue contestation contre le Citizenship Amendment Act (CAA) et le National Register of Citizens (NRC) – qui ont été impitoyablement démantelées et emportées. Des portions des graffitis sur le mur extérieur de l’université Jamia ont été recouvertes de peinture. Quelles craintes justifient cette urgence d’effacer? Ou est-ce de la simple méchanceté?
Je pense aux nombreuses promenades autour du site de la manifestation, dans les allées du marché, sur la passerelle, du magasin de chaï vers la scène, puis vers la bibliothèque. J’ai pensé à l’époque que cela ne serait certainement pas là pour toujours, mais que ce sera certainement là demain. Je m’éveille d’un songe qui a duré toute ma vie et je suis trop décalée par ce long rêve pour saisir l’hyperréalité du présent. J’ai une envie soudaine d’une odeur. Une odeur très particulière, venue de mon rêve. Provenant d’un coin de rue. De la cuisson d’oignons, de piments verts et d’œufs, mêlée à un faible parfum d’aloo parathas1 en friture, avec la poussière de la ville, la sueur des vendeurs qui travaillent dur devant des poêles brûlantes et celle des hommes qui reviennent de la salle de sport et dévorent des œufs chauds. Et je me sens déjà coupable. Je ne suis pas certaine que de désirer les odeurs de coins de rue bondés ne soit pas un crime dans le monde dans lequel je me suis réveillée.
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aloo paratha : pain plat garni de pommes de terre bouillies épicées ↩
La lecture est ma distraction. Je lis sur l’histoire des mouvements de femmes et des manifestations en Inde, et sur la façon dont le battement sur les thalis1 a été utilisé à différentes époques pour protester contre la hausse des prix, la violence domestique, les viols et les crimes contre les femmes.
Et mon esprit vagabonde à nouveau. Comment manifester pendant un confinement? Comment protester à une époque où il n’y a qu’un seul ennemi, invisible de surcroît? Comment protester à une époque où le symbolisme des thalis battus a changé de camp? Et me permet-on même de réfléchir?
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thali : assiette métallique pour servir la nourriture ↩
29 mars : craintes
Le jardin dans mon immeuble ne pourrait être plus joliment lugubre. Les fleurs sont en pleine floraison, plus éclatantes et plus grandes que d’habitude, tout comme les papillons bleus, les philépittes souimangas et les perruches. Le vieux jardinier, comme le personnel des appartements (gardiens, ramasseurs de déchets, électricien et plombier) est présent tous les jours. Il travaille tranquillement toute la journée, masque facial en place, ratissant les feuilles, collectant les graines pour la saison suivante, tondant la pelouse, arrosant les plantes. Et nous lui sommes redevables d’entretenir un jardin que presque personne n’utilise par les temps qui courent. Oui, nous faisons notre petit bout de chemin pour atténuer notre culpabilité en ressentant de la gratitude et en déposant de l’argent dans la boîte à dons pour une prime au personnel qui vient nous servir en ces temps difficiles, mais nous ne nous précipiterons pas dans les décisions d’augmenter le salaire de ce personnel courageux, car il ne doit pas s’habituer à plus. Nous n’intellectualiserons jamais notre manque d’habileté à entretenir un jardin ou à ramasser et trier nos propres déchets et, lorsque nous retournerons à nos vies de rêve, les mêmes employés courageux redeviendront simplement des « gens paresseux et non qualifiés ».
Entre-temps, l’air sent bon et les oiseaux sont plus bruyants. Le son des foreuses, des travaux de construction et du trafic incessant n’est plus la musique de fond d’une journée à la maison et des conversations téléphoniques des deux côtés de l’appareil. Une amie se plaint d’un « nouvel oiseau » dans son quartier, qui la tient réveillée toute la nuit. Elle ne peut décrire le cri de la bête et j’essaie de lui expliquer que c’est peut-être un engoulevent ou une effraie des clochers, qui a toujours été présent, mais qu’elle peut l’entendre maintenant parce qu’elle reste debout plus longtemps. Mais elle insiste, c’est un « nouvel oiseau ». Un autre ami déplore le fait que des étourneaux l’empêchent de travailler pendant la journée.
Je pense à la pie, au merle et au témia que je voyais autour de certains arbres et arbustes dans le parc public derrière mon appartement. Mais je ne m’y attarde pas. Ils me rappellent des promenades qui composaient ma vie et ma routine de rêve, des promenades qui ont eu lieu sans réfléchir, des promenades que je n’aurais jamais imaginées comme un privilège. Je marche maintenant dans le même parc pour aller faire mes courses au marché qui le jouxte. Je marche rapidement, ne m’arrêtant que pour laisser de la nourriture et de l’eau pour les oiseaux, mais pas plus. Je ne vais pas voir si la pie, le merle et le témia sont là. Je ne veux pas rencontrer d’humains. Mon nez et ma gorge commencent à me chatouiller dès que je sors de chez moi, et j’ai peur d’éternuer ou de me racler la gorge, ne trouvant aucune sécurité dans mon masque facial.
5 avril : prévisions
Les nuits sont plus silencieuses que le silence. Jusqu’à ce que je prenne conscience du ronronnement du ventilateur et du bruit de ma respiration, qui me semblent alors anormalement forts. Je n’entends pas passer de trains, de voitures roulant à vive allure ou d’ambulances avec leur sirène. Les gardiens ne soufflent pas dans leur sifflet pendant la nuit… peut-être pensent-ils qu’il n’y a pas de voleurs à effrayer pendant un confinement. Les chiens brisent le silence, hurlant plutôt qu’aboyant, commencent tout à coup et se taisent ensuite soudainement.
J’ai pensé aux pickpockets qui opèrent dans les bazars hebdomadaires et les marchés et rues bondés de Delhi. Je pense à eux depuis que la Ville a annoncé le confinement. Font-ils la queue pour avoir une portion de khichdi1? Ou font-ils le long chemin vers leurs villages? Ont-ils même des villages où ils se sentent comme chez eux? Je me souviens d’une conversation avec un chaiwalla2, qui servait du thé aux personnes en file à des guichets automatiques durant la démonétisation. Il m’a dit qu’il connaissait les voleurs, mais qu’il ne pouvait rien dire de plus. « Woh apna kaam karte hain, jaise main apna kaam karta hoon… hum sab gully ke paanchi hain—ils font leur travail, comme je fais le mien… Nous sommes tous des oiseaux de la rue », a-t-il ajouté. Il a expliqué que les plus grands voleurs sont les riches qui ont de l’argent, mais qui rechignent à partager leur fortune.
Les chiens ont commencé à gémir plus tôt aujourd’hui. Dix minutes avant l’exercice nocturne de dissipation des ténèbres.
Les oiseaux de la rue me manquent.
Ce texte a été publié sur Chiragh Dilli. Il est publié ici dans le cadre de notre dossier De la migration.