Lina Bo Bardi, migrante : de collectionneuse à cohabitante
Ana María León sur modernité, colonialité et identité
En 2016, le musée des beaux-arts de São Paulo (MASP) remontait son exposition inaugurale de 1969, intitulée « La main du peuple brésilien », organisée par l’architecte du musée, Lina Bo Bardi, migrante italienne. Selon les écrits de l’institution, l’exposition était un exemple radical de « décolonisation de la pratique muséale », la repensant sous une perspective ascendante1. Les objets d’art produits anonymement ont été mis de l’avant par Bo Bardi comme forme de création culturelle s’opposant à l’objet d’art immanent, sanctifié, une démarche s’inscrivant dans celle qu’elle avait initiée lors de ses activités à Salvador de Bahia à la fin des années 1950. L’exposition de 2016 a contribué à la reconnaissance largement répandue du rôle joué par Bo Bardi en tant que femme architecte audacieuse et progressiste en avance sur son temps. Loin d’une telle approche hagiographique, l’architecte et conservateur Paulo Tavares propose une lecture plus critique de Bo Bardi. Il s’intéresse notamment à l’appropriation problématique des cultures autochtones pratiquée par Bo Bardi comme rédactrice en chef de la revue Habitat, qu’il trouve paradigmatique de la vision coloniale déployée par le modernisme2. Une telle position, avance-t-il, n’était pas propre à Bo Bardi, mais bien ancrée dans la longue histoire de colonialisme et de modernité du Brésil, de la conquête portugaise à Brasília, de Lúcio Costa3. Analyser les célébrations du MASP sous l’angle de l’évaluation critique de Tavares soulève la question suivante : l’acte de collectionner un art populaire par Bo Bardi relève-t-il de la décolonisation du musée, ou au contraire d’une pérennisation de la complicité du modernisme avec le colonialisme?
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MASP, « A mão do Povo Brasileiro, 1969/2016 », https://masp.org.br/exposicoes/a-mao-do-povo-brasileiro-19692016. ↩
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Paulo Tavares, Des-Habitat, Berlin, Verlag, 2018. ↩
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Plus récemment, Tavares a écrit sur les tropes coloniaux présents dans la conception et la construction de Brasília. Voir Tavares, « Brasília: Colonial Capital », dans e-flux, Settler Colonial Present (14 octobre 2020), https://www.e-flux.com/architecture/the-settler-colonial-present/351834/braslia-colonial-capital/. ↩
On pourra trouver une partie de la réponse à cette question dans les travaux d’Aníbal Quijano, qui ont conduit plusieurs théoriciens latino-américains à formuler des hypothèses à propos de la colonialité du pouvoir en tant que face cachée du modernisme. Pour Quijano, le prétexte libérateur du modernisme occulte la création d’inégalités1. On peut suivre ces dynamiques dans la façon dont Bo Bardi a organisé son travail et sa vie au Brésil. L’exposition d’objets populaires de la « riche culture matérielle du Brésil » dans les caissons vitrés du MASP fait écho à la propre réalisation par Bo Bardi de sa sphère domestique, dans une autre boîte vitrée conçue par elle, la Casa de Vidro (maison de verre), son domicile de Morumbi, banlieue aisée de São Paulo, imaginée en 1950 et où elle vécut avec son mari Pietro Maria Bardi. L’architecture de la maison est révélatrice de nombre des défis auxquels Bo Bardi a dû faire face au Brésil. La cuisine, remplie de gadgets pour économiser temps et espace, fait, au sens littéral, un pont entre le bâtiment d’habitation principal et les logements de la domesticité. Des employés de maison étaient de toute évidence une nécessité pour une professionnelle n’ayant pas toujours le temps de cuisiner et de faire le ménage, mais la présence de ces quartiers au sein de la demeure nous rappelle le statut et l’aisance matérielle du couple et aussi la situation au Brésil, pays divisé par les écarts de revenu, la race et les classes sociales2. Plus tard dans sa vie, Bo Bardi a réalisé d’importants ajouts, dont deux fours extérieurs, un escalier brut avec de la céramique et un petit bureau indépendant en bois avec toit en pente. Les fours, un équipement brésilien traditionnel, contrastent avec la cuisine moderne de style international3. Les finis vernaculaires, sommaires, de ces implantations sur la propriété rompent avec l’unité du style raffiné tout en verre, métal et béton de la maison d’origine. Bo Bardi a aussi, le fait est connu, rempli sa résidence d’objets du quotidien, non signés et artisanaux du Nord-Est brésilien. Ces articles ont par conséquent été déplacés et recontextualisés pour agrémenter son intérieur moderniste.
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Je fais ici référence à la compréhension d’Aníbal Quijano et d’autres théoriciens latino-américains d’une colonialité du pouvoir comme face cachée de la modernité. Quijano, « Coloniality of Power, Eurocentrism, and Latin America », dans Nepantla: Views from South, vol. 1, no 3 (2000), p. 533–580. ↩
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De nombreuses maisons modernistes comprenaient des logements pour employés, notamment la Villa Stein de Le Corbusier, la Tugendhat de Mies van der Rohe et la propre résidence de Luis Barragán. Voir Francisco Quiñones, « Mi casa es mi refugio: At the Service of Mexican Modernism in Casa Barragán », The Avery Review, no 48 (juin 2020), http://averyreview.com/issues/48/mi-casa. Le dessin d’une maison de plantation brésilienne par le sociologue Gilberto Freyre, d’abord publié en 1933, abordait de façon gênante une semblable division architecturale entre maîtres et ouvriers asservis de manière enthousiaste. Voir Freyre, Maîtres et esclaves (Casa-Grande & Senzala) : la formation de la société brésilienne, Paris, Gallimard, 1997, pour l’édition française. ↩
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Les fours sont également une marque de l’histoire coloniale complexe du Brésil, en ce sens où ils servent à cuisiner des aliments non originaires du pays : porc et bœuf étaient étrangers aux Amériques. ↩
À n’en pas douter, les architectes et artistes modernes – en particulier en Europe – ont une longue histoire de fétichisation et d’« altérisation » des cultures par-delà leur propre expérience : André Breton, Le Corbusier, Josep Lluís Sert et bien d’autres possédaient des collections d’objets indigènes dont ils tiraient gloire de façon à la fois douteuse et condescendante. Ces objets font partie intégrante de la vision coloniale, et cette célébration, essentiellement européenne, d’un soi-disant « primitif » s’inscrit dans une histoire plus longue d’appropriations coloniales d’artéfacts et de pièces d’autres cultures. Ce qui différencie Bo Bardi de ces personnalités bien connues est sa relation non figée avec la production populaire brésilienne. Ses écrits ont évolué d’un certain mimétisme de la perception eurocentrique à une appropriation enthousiaste, mais n’allant pas sans problèmes, puis à un plaidoyer passionné en faveur d’une politique du populaire. Alors qu’elle collectionnait dans un contexte d’attitude coloniale plus vaste, caractéristique des architectes modernes au Brésil, Elle maintenait une distance avec ces derniers (des hommes la plupart du temps), ce qui lui permettait de comprendre le fossé la séparant elle-même de ces groupes culturels qu’elle admirait sans pour autant en faire partie.
Collectionner s’ajoutait pour Lina Bo Bardi à un éventail de complications en tant qu’Italienne au Brésil, femme dans une profession dominée par les hommes, défenseuse d’une réalité populaire tout en vivant confortablement dans une banlieue aisée, et progressiste autoproclamée mariée à Pietro Maria Bardi, conservateur de musée au passé fasciste bien documenté1. Elle a aussi publié l’une des premières monographies sur sa propre production architecturale et ainsi contribué à l’aura enthousiaste dans laquelle a baigné l’essentiel de la couverture médiatique de son œuvre2. Si elle a participé à la vision colonialiste, elle l’a également combattue, tout comme elle a relevé les défis de sa propre position compliquée dans ces débats. Elle s’est énergiquement élevée contre l’idée de génie artistique et a pris position pour que la production populaire d’objets soit considérée comme le véritable art des gens. La présence de ces objets dans sa maison n’était pas un accident; cette cohabitation était bienvenue, dans un esprit de partage de l’écrin moderniste.
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Si beaucoup a été dit sur la condition de femme de Bo Bardi dans une profession essentiellement masculine, moins d’études ont été consacrées à la nature problématique des collaborations de PM Bardi avec Mussolini en Italie et à la relation du couple au Brésil avec le magnat des médias Francisco de Assis Chateaubriand Bandeira de Melo, surnommé Chatô, notamment quant au financement reçu de lui. J’ai présenté une recherche en cours sur ces liens dans le cadre de SAH 2016, EAUH 2016 et CAA 2018. ↩
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Lina Bo Bardi, sous la direction de Marcelo Carvalho Ferraz et Lina Bo Bardi, São Paulo, Instituto Lina Bo e P.M. Bardi, 1993. L’importante biographie écrite par Zeuler Lima a nuancé notre compréhension de Bo Bardi. Voir Zeuler Lima, Lina Bo Bardi, New Haven, Yale University Press, 2013. ↩
Lorsque j’ai visité sa résidence en 2011, beaucoup de ces objets avaient été enlevés, suite à des réclamations de succession – un second déplacement1. Néanmoins, les conservateurs de l’Instituto Lina Bo e P.M. Bardi se sont efforcés de recréer la présentation de Bo Bardi, dans laquelle ces pièces inspirées par la faune occupaient une place prépondérante. Elles ne semblaient pas avoir été mises en scène; elles paraissaient plutôt être assises, debout, ou flâner dans les salles, sur les bibliothèques, les tables et le sol, occupant les espaces à vivre de la maison. Si Bo Bardi considérait le Brésil comme son pays, elle personnifiait des identités multiples : femme, étrangère, migrante, colonisatrice. On remarque une transition graduelle entre ses premières commandes de musées conçus pour la présentation de collections et le SESC Pompéia (1977–1986), une ancienne usine reconvertie en centre local de loisirs avec le souci de proposer des programmes axés sur les publics accueillis. Une transition du même ordre est visible entre ses premières présentations eurocentriques, dans lesquelles elle installait ces objets comme des curiosités fétichisées, et la manière dont de tels objets ont fini par littéralement habiter son univers domestique. Cette évolution laisse penser que Bo Bardi a délaissé son approche initiale de collectionneuse pour une attitude de cohabitation2. Malgré tout, cet aboutissement n’efface pas la complexité des identités qui ont été les siennes et leur influence sur son œuvre. Pour reprendre l’argument de Quijano, la présence de ces objets dans la maison traduit chez Bo Bardi la colonialité présente dans la modernité.
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À la mort de P.M. Bardi en 1999, sept ans après Lina, les héritiers de son premier mariage ont revendiqué une partie de la collection; l’Instituto Lina Bo e P.M. Bardi tente depuis de relever le défi de la présentation de la maison. À l’époque de ma visite, l’accent était mis sur la recréation du décor de Bo Bardi. Plus récemment, le conservateur Renato Anelli a préféré « assumer ce vide ». Elisa Wouk Almino, « Lina Bo Bardi’s Glass House and the Multiple Worlds It Contains », Hyperallergic (21 novembre 2016), https://hyperallergic.com/335348/lina-bo-bardis-glass-house-and-the-multiple-worlds-it-contains/. ↩
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Le 4 août 2021, l’Instituto Bardi a lancé un nouveau site Web avec accès numérique amélioré; on peut le consulter à https://portal.institutobardi.org/en/. Ce lancement a été annoncé par communiqué de presse sur e-flux : https://www.e-flux.com/announcements/408657/new-website-online-archive-and-redesign/. ↩