L’empreinte de la Fondation Ford
Texte de Tom Avermaete
L’Inde était en train d’élaborer des politiques pour mettre véritablement en application le concept de Gandhi, la philosophie gandhienne en matière d’aménagement des villages et de développement rural. Alors, quand Bowles [l’ambassadeur américain] est arrivé, voyant l’Inde à la lumière du Point IV de Truman, […] il a sauté sur cette idée d’aide américaine liée au développement de communautés, et la réaction dans le pays a été très positive parce qu’il ne s’agissait pas d’un programme imposé par les États-Unis. En effet, les Américains ne faisaient pas miroiter d’énormes sommes d’argent au gouvernement indien pour tenter de l’influencer à changer sa politique, mais appuyait plutôt le pays pour qu’il mène à terme ses propres projets et remplisse ses engagements envers le peuple. […] Cette vaste politique a été lancée le jour de l’anniversaire de naissance de Gandhi, le 2 octobre 1952, dans l’enthousiasme général, et elle s’est poursuivie durant cinq ans. »
— Douglas Ensminger, extrait d’un entretien publié en anglais en 1976
Après la Seconde Guerre mondiale, la Fondation Ford est l’une des fondations américaines privées les plus importantes œuvrant dans le domaine de l’urbanisme, suivie par les fondations Rockefeller et Carnegie. Créée dans les années 1930 par Henry Ford lui-même, la Fondation étend ses activités dans les années 1950[^1] au-delà des frontières des États-Unis, vers les pays en voie de développement. L’essor économique et l’aide aux pays pauvres sont alors vus comme une condition essentielle au maintien de la paix dans le monde, à un moment où les souvenirs du conflit mondial sont encore dans toutes les mémoires et où plane la menace de guerre nucléaire. Les dépenses de la Fondation témoignent d’ailleurs de la vigueur de son engagement international : deux milliards de dollars américains, sur les cinq versés entre 1951 et 1981, sont consacrés à des activités internationales, dont les trois quarts dans des pays pauvres, en vertu d’un programme appelé « développement international ».
Selon l’idéologie propre à l’époque, pour être efficace, l’aide doit être acheminée du sommet vers la base, par l’intermédiaire des gouvernements locaux (nouvellement établis). La planification nationale est alors considérée comme le moyen efficace et prometteur d’assurer le progrès et l’amélioration du bien-être des citoyens d’un pays; et la planification urbaine en fait partie intégrante. Dès ses débuts, la Fondation s’est attachée à nouer et à cultiver de bonnes relations avec les milieux universitaires et d’autres organisations; ce qui lui permet, au moment d’intervenir à l’étranger, de facilement trouver les experts (conseillers économiques et planificateurs) qui seront en mesure d’appuyer les équipes recrutées au sein des populations locales par les pays bénéficiaires de ses investissements.
Le premier mandat international de la Fondation, qui donnera le ton pour ce type de projets, se déroule en 1952 dans une région rurale de l’Inde[^2]. C’est à la suite de l’invitation personnelle de Nehru que la Fondation décide d’intervenir en Inde, par une contribution visant l’amélioration du bien-être des habitants. La Fondation Ford ouvre alors son bureau de New Delhi, le premier établi en dehors des États-Unis. Cette première réalisation est rapidement suivie d’un engagement de la Fondation au Pakistan (à partir de 1954, en commençant par le Greater Karachi Development Program), dans le cadre d’un mandat de planification urbaine, par l’entremise du Harvard Development Advisory Group, et à Calcutta, sur des projets d’aménagement urbain et de rénovation – sous la direction du représentant de la Fondation en Inde, Douglas Ensminger (entre 1952 et 1965).
Sous l’autorité de Douglas Ensminger, la Fondation Ford acquiert une influence importante sur les divers plans de développement du gouvernment indien. Elle prend le contrôle des incontournables écoles de formation des travailleurs de village, les finance et les administre.
[^1] : Pour en savoir plus sur la Fondation Ford et ses débuts, voir Francis X. Sutton, « The Ford Foundation: The Early Years », Daedalus, vol. 116, no 1, 1987, p. 41-91; et Warren Weaver, U.S. Philanthropic Foundations: Their History, Structure, Management and Record, New York, Harper and Row, 1967.
[^2] : Francis X. Sutton établit un lien entre l’inclination de la Fondation Ford envers la ruralité et la compétition liée à la guerre froide dans son article intitulé « The Ford Foundation’s Urban Programs Overseas: Changes and Continuities », conférence, Rockefeller Archive Center, New York, 2000. Farhan Sirajul Karim écrit abondamment à propos d’un épisode important illustrant le rôle de la Fondation Ford dans le débat interne indien à propos de l’influence du capitalisme et du libre marché sur le développement industriel. La Fondation s’est investie pleinement dans le financement de l’exposition du MoMA intitulée Design Today in America and Europe, qui a voyagé dans neuf villes indiennes entre 1959 et 1961. Cette exposition allait provoquer de vives discussions quant à l’incidence de la production en série d’objets de la culture matérielle gandhienne. Farhan Sirajul Karim, « Modernity Transfers: the MoMA and postcolonial India », dans Third World Modernism: Architecture, Development and Identity, sous la direction de Duanfang Lu, Londres et New York, Routledge, 2011, p. 189-210.
Une sélection de prospectus comme celui-ci ont été inclus dans notre exposition Comment les architectes, les experts, les politiciens, les agences internationales et les citoyens négocient l’urbanisme moderne : Casablanca Chandigarh, présentée en 2013 et en 2014, ainsi que dans la publication Casablanca Chandigarh : Bilans d’une modernisation. Ce texte est extrait de cette publication. Tom Avermaete est professeur d’acrhitecture au TU Delft.