La colonialité d’un décret-loi
Samia Henni défend les « perspectives d’une altérité » architecturale
Le 4 février 2020, la revue étatsunienne Architectural Record publiait un article intitulé « Will the White House Order New Federal Architecture to be Classical? » [La Maison-Blanche décrètera-t-elle que la nouvelle architecture fédérale doit être classique?] dans lequel on apprenait que l’administration Trump avait proposé un décret-loi nommé « Make Federal Buildings Beautiful Again » [Redonner aux bâtiments fédéraux leur beauté]. Appuyé par la National Civic Art Society1, l’ébauche de sept pages du décret indique que « dans les années 1950, le gouvernement fédéral a largement délaissé les concepts traditionnel et classique au profit du modernisme du milieu du siècle, y compris le brutalisme, pour ses bâtiments2 » et préconise que les « styles architecturaux – en particulier le style architectural classique – qui mettent en valeur l’aspect esthétique, respectent le patrimoine architectural régional et suscitent l’admiration du public soient les styles privilégiés pour les édifices publics fédéraux appropriés3 ». Le texte fait valoir que l’architecture néoclassique symbolise les « idéaux d’autonomie » de George Washington et Thomas Jefferson et rend hommage aux constructions de l’Athènes et de la Rome antiques pour leur « beauté et leur incarnation visuelle des idéaux de l’Amérique4 ». Depuis cette proposition, l’American Institute of Architects, l’American Society of Landscape Architects, la Society of Architectural Historians, le National Trust for Historic Preservation, Docomomo U.S., The Architectural Lobby, ainsi que de nombreux autres organismes, revues, journaux et personnalités, ont fait part de leur préoccupation et de leur opposition au décret. Le présent essai, outre de rappeler les symboles évidents de ce langage architectural, vise à mettre au jour la colonialité violente que porte en lui le texte du décret-loi.
Comme l’ont affirmé certains opposants à ce dernier, la recommandation du style architectural néoclassique comme « style privilégié et par défaut » pour les nouveaux bâtiments publics fédéraux étatsuniens, tant aux É.-U. qu’à l’étranger (ainsi que dans le cadre de rénovations, de réductions ou d’agrandissements), signifie la poursuite de l’impérialisme étatsunien. Le Capitole et la Maison-Blanche, tous deux construits à la fin du XVIIIe siècle et mentionnés dans le décret-loi, y sont présentés comme « symboles d’une autonomie gouvernementale démocratique5 », mais n’en demeurent pas moins des emblèmes omniprésents des anciens empires grec et romain, de la colonisation des Amériques, de la destruction des peuples autochtones et de leur environnement, et de l’esclavage des Africains. Importé par les Occidentaux européens, ce style architectural en lui-même témoigne d’une présence coloniale sur un territoire colonisé. En plus de renforcer le conservatisme et l’eurocentrisme incarnés dans l’étatsunisocentrisme, et de saper la liberté et la contemporanéité conceptuelles, le décret est un panégyrique du massacre des peuples américains indigènes, de la réduction en esclavage des Africains et de l’oppression d’autres communautés pour renforcer la suprématie blanche. Par ailleurs, l’idée d’ériger un bâtiment néoclassique aujourd’hui évoque des images de la Deuxième Guerre mondiale : les moments où Benito Mussolini et son empire colonial en Italie, Adolf Hitler et son Troisième Reich, Joseph Staline et son empire, ainsi que d’autres, ont ordonné l’emploi de l’esthétique classique pour marquer de leur empreinte les territoires qu’ils occupaient, uniformiser l’apparence physique de leur présence et glorifier un pouvoir qui n’était certainement pas fondé sur des valeurs démocratiques.
Ce décret centralisé va à l’encontre non seulement des Guiding Principles for Federal Architecture des É.-U., émis en 1962, qui empêchaient l’imposition d’un style architectural fédéral uniforme, mais également à l’encontre des initiatives menées par de nombreux formateurs en architecture et le National Architectural Accrediting Board (NAAB) – organisme d’accréditation des programmes d’enseignement de l’architecture – pour « s’assurer que les étudiants comprennent les histoires et théories de l’architecture et de l’urbanisme, telles qu’elles s’articulent autour de différentes forces sociales, culturelles, économiques et politiques sur les plans national et international6 ». Cette démarche invite le corps professoral à revisiter les plans de cours et à étudier et aborder les architectes, les bâtiments, les mouvements, les théories et les événements historiques dans une perspective transculturelle, transnationale et transgéographique. Le décret, en fait, s’oppose à ce point de vue. Il s’oppose à la criticité, à l’inclusion et à la diversité. Il encourage le maintien d’une attitude conservatrice souvent intrinsèque aux principes eurocentriques masculins blancs. Ce n’est pas une critique des intellectuels qui s’identifient comme tels et qui, comme tant d’autres, ont contribué à la production de l’histoire et de la théorie architecturales, mais plutôt un postulat selon lequel ces acteurs, en tant que groupe non-homogène, ne représentent et ne peuvent représenter tout le monde.
Désigner et reconnaître les antécédents en matière d’environnements détruits ou bâtis aux É.-U. (deux processus violents), c’est exposer la colonialité de l’écriture de l’histoire et de l’action politique tout en exhortant dans le même temps à une analyse intersectionnelle de l’architecture et du politique. Proposé par le sociologue Aníbal Quijano dans les années 1990, le concept-terme colonialité peut être défini comme un processus de domination et de dépossession qui a commencé avec la dévastation des Amériques en 1492 et se poursuit aujourd’hui. Cette dépossession a été architecturale, territoriale, environnementale, culturelle, linguistique et éducationnelle, et de telles stratégies sont particulièrement réaffirmées aujourd’hui avec la montée des courants nationalistes de droite partout dans le monde. Pour Quijano, l’un des principes fondamentaux de la colonialité du pouvoir « est la classification sociale de la population mondiale en fonction de l’idée de race, une construction mentale qui exprime l’expérience élémentaire de la domination coloniale et imprègne les dimensions plus importantes de puissance mondiale, y compris la rationalité qui la caractérise : l’eurocentrisme7 ». Dans ce contexte, l’eurocentrisme – tel qu’incarné dans l’étatsunisocentrisme – renforce l’autojustification et l’autolégitimation de l’attitude suprémaciste parmi les colons européens, laquelle est ancrée dans les systèmes et notions qu’eux-mêmes ont créés, contrôlés et diffusés. Pour cela, une division et une catégorisation raciales systématiques de l’espace et de l’architecture (forme, style, couleur, matériaux de construction, etc.) ont été, et sont encore, imposées. Cette approche est indéniablement associée à l’exploitation et à l’extermination des environnements, lieux, espaces et populations alors existants.
La colonialité de la nature eurocentrique du décret-loi confirme la multiplicité des discriminations que celui-ci génère sans aucun scrupule. Outre la race, ce sont aussi d’autres dimensions, comme la classe, la religion et le genre, que le décret vient fort à propos ignorer. En fait, il n’a aucune vocation à être intersectionnel. Le mot intersectionnalité a été inventé par la juriste et universitaire Kimberlé W. Crenshaw dans un texte intitulé « Demarginalizing the Intersection of Race and Sex: A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics » [Démarginalisation de l’intersection entre race et sexe : critique féministe noire de la doctrine antidiscriminatoire, de la théorie féministe et de la politique antiraciste], publié en 1989. Crenshaw y analyse les interrelations explicites du racisme et du sexisme sous un angle structurel, politique et représentationnel telles qu’on les observe avec l’exclusion juridique systématique des femmes noires, un groupe particulier souvent oublié des théories féministes, centrées sur les femmes blanches, et des politiques antiracistes, centrées sur les hommes noirs. D’un point de vue intersectionnel, « Make Federal Buildings Beautiful Again » ne va nullement dans le sens d’une représentation des profils et vécus multiples des contribuables étatsuniennes et étatsuniens, lesquels pourraient être enclins à donner la priorité à d’autres impératifs urgents en matière d’architecture. Ils voudraient peut-être par exemple voir leurs impôts servir à promouvoir des normes et des formes soucieuses d’égalité, de diversité et d’inclusion, à aider à combattre les changements climatiques anthropiques, ou encore à soutenir les initiatives en matière d’énergie renouvelable et de matériaux de construction durables.
Une critique de la colonialité de ce décret ouvre la voie à la possibilité d’une décolonialité, à ne pas confondre avec la décolonisation. On peut comprendre la notion de décolonialité, comme l’exposent Walter D. Mignolo et Catherine Walsh dans leur livre On Decoloniality: Concepts, Analytics, Praxis, « comme d’une démarche analytique […] nécessairement liée aux contextes de conflit, conflits avec les structures, les matrices et les manifestations de modernité/colonialité/capitalisme/hétéropatriarcat, entre autres modes de pouvoir structurels, systémiques et systématiques, et offrant les perspectives d’une altérité8 ». À la différence de la décolonisation, associée en grande partie à l’indépendance politique des territoires colonisés, la décolonialité en appelle à une relationnalité, ou condition d’exercice relationnel, qui « [construit] des compréhensions traversant à la fois les situations géopolitiques et les différences coloniales et [remet en cause] les prétentions intégratrices et la violence politique et épistémique de la modernité9 ». Cette relationnalité se veut pluriverselle, creuset d’épistémologies multiples, et « ébranle l’autoritativité singulière du caractère universel10 », alors que le décret-loi propose et défend sans ambiguïté une telle perspective unique. La revendication conservatrice de l’adoption d’un langage architectural universel trouve, sans surprise, sa source dans la colonialité du pouvoir, et ses visées totalisantes doivent être contestées et combattues. « Les perspectives d’une altérité » sont des droits fondamentaux.
Le décret confirme que, non seulement, « [il n’y a] pas de modernité sans colonialité11 », mais qu’il n’existe pas non plus de décolonialité sans colonisation. La colonisation existant sous différentes formes, autant dire que la décolonialité est omniprésente. La colonisation existe à travers l’invasion physique et l’occupation des territoires. Elle existe avec les opérations militaires et les mesures civiles. Elle existe avec l’asservissement et l’exploitation matériels et psychologiques de l’être humain et des ressources naturelles. Elle existe dans les transformations environnementales et autres interventions écologiques d’origine humaine. Elle existe dans les mécanismes mondiaux d’accumulation par dépossession. Elle existe à travers les menaces technologiques, les stratégies numériques des entreprises et la surveillance. Elle existe à cause des profondes inégalités socioéconomiques et de genre. Elle existe dans le maintien implicite ou explicite au pouvoir, la domination, la guerre. Elle existe dans l’effacement forcé des traditions, des religions et des cultures. Elle existe dans l’imposition sans discernement d’une langue, d’une littérature et d’une connaissance particulières. Elle existe à travers la main-d’œuvre employée dans la construction, l’extraction de ressources et l’industrie. Elle existe au cœur même des environnements détruits, envisagés et construits. Ces processus sont souvent marqués par la violence et le traumatisme12.
Là où la pensée intersectionnelle déconstruit différentes strates sociales coexistantes, une pratique décoloniale bouscule le colonial, ou l’eurocentrique moderne, ainsi que les ramifications du pouvoir, de l’action politique et de l’écriture de l’histoire. En termes concrets, par exemple, pour historiciser les histoires et théories architecturales du début de la période moderne, force est d’inclure la production, l’usage et la diffusion des discours, de l’architecture et de la planification coloniales à travers les innombrables territoires, départements et protectorats conquis par les empires européens hors de leurs frontières. Au cours de cette longue période, architectes, ingénieurs, urbanistes, fonctionnaires et militaires britanniques, néerlandais, français, allemands, italiens, portugais et espagnols ont participé à l’enrichissement des empires européens, y compris ce que l’on appellera plus tard les É.-U.-A., et au développement des connaissances, des technologies et des techniques architecturales. Le décret-loi ignore à dessein que la formation architecturale est souvent associée aux doctrines et politiques de dépossession, aux guerres, à la violence et à l’accumulation de capital. Cette attitude coloniale est offensante et fait ce pour quoi elle existe : renforcer la domination d’un groupe sur de nombreux autres.
Paradoxalement, le décret rejette le « modernisme du milieu du siècle, y compris le brutalisme13 » qui est aussi une production européenne, arguant que les « idéaux de l’Amérique » ne peuvent s’incarner visuellement que dans l’« architecture classique » de l’Athènes et de la Rome antiques. Cette constellation linguistique et formelle, dans laquelle d’aucuns verront une posture coloniale et d’autres un réflexe suprémaciste, souligne à quel point le décret symbolise une certaine nostalgie aux États-Unis d’Amérique pour un langage architectural qui n’est pas seulement européen, mais profondément impérial. Une fois de plus, la colonialité de ce décret-loi jette une lumière crue sur le visage violent du colonialisme européen et sur sa rhétorique d’autolégitimation à travers sa « mission civilisatrice » et ses projets de modernité, notamment ses tentatives architecturales, infrastructurelles et urbanistiques.
Quoi qu’il en soit, la diversité et la complexité des histoires et théories architecturales se doivent d’être défendues contre les formes de colonisation à l’intérieur même de la discipline et au-delà. Pour éviter les manipulations, les abus, et les effacements, il y a grand besoin de pédagogies de l’architecture qui soient inspirées et nourries par la pensée et la pratique décoloniales et intersectionnelles. Les écoles d’architecture doivent en faire plus pour combattre cette violence et commencer, ou continuer à enseigner, encourager, faciliter, accueillir et exprimer les « perspectives d’une altérité » architecturale présente et à venir.
-
Fondée en 2002, la National Civic Art Society est un organisme privé dont le siège est à Washington et qui fait la promotion de l’art et de l’architecture néoclassiques. ↩
-
Making Federal Buildings Beautiful Again, 1, consulté le 30 avril 2020. ↩
-
Ibid, 3. ↩
-
Ibid. ↩
-
Ibid, 1. ↩
-
National Architectural Accrediting Board, Inc., Conditions of Accreditation, 2020 Edition, consulté le 5 mai 2020. ↩
-
Anibal Quijano, « Coloniality of Power, Eurocentrism, and Latin America », Nepantla: Views from South, vol. 1, no. 3 (septembre 2000): 533–580. ↩
-
Walter Mignolo et Catherine E. Walsh, On Decoloniality: Concepts, Analytics, Praxis (Durham: Duke University Press, 2018), 49–50. ↩
-
Ibid, 1. ↩
-
Ibid, 1–2. ↩
-
Ibid, 4. ↩
-
Samia Henni, « Colonial Ramifications », E-Flux Architecture, History/Theory, gta Institute, ETH Zurich (31 octobre 2018). ↩
-
Making Federal Buildings Beautiful Again, 2, consulté le 20 mai 2020. ↩