1939 : Le futur à Flushing Meadows
Texte de Nancy Levinson. Photographies de Frank Navara
L’existence de nombreux enregistrements photographiques de l’Exposition universelle de New York de 1939 témoigne de l’ascension de la ville comme capitale mondiale et mesure de la portée culturelle d’une exposition qui, comme le signale un projet d’études américaines de l’Université de Virginie, met en avant « l’un des derniers grands métarécits de l’ère mécanique : la croyance absolue que la science et la technologie conduisent à la prospérité et à la liberté individuelle ».
Et quel métarécit ce fut! L’exposition a eu pour thème « bâtir le monde de demain ». Pour mettre ce monde en scène, la Société de l’Exposition universelle de New York a réaménagé à Queens un terrain de 1 216 acres, transformant la fosse aux cendres de Corona (immortalisée par F. Scott Fitzgerald dans Gatsby le Magnifique comme une « vallée des cendres », région désolée située entre la ville et les « palais blancs » d’East Egg) pour qu’elle devienne le parc Flushing Meadows-Corona, qui accueillera 25 ans plus tard une autre exposition universelle. Sur les terrains réhabilités, on a construit les pavillons de 60 pays et ceux de centaines d’importantes sociétés, créés par de célèbres architectes et designers. Des chefs-d’œuvre de l’art occidental y ont été exposés (Michel-Ange, Rembrandt, etc.). On a pu aussi voir des œuvres d’artistes contemporains, dont Salvador Dalí; un exemplaire de la Magna Carta (l’un des quatre documents originaux qui ont survécu) prêté par la cathédrale de Lincoln; et des démonstrations de technologies grand public émergeantes, telles que l’éclairage fluorescent, le nylon, la climatisation, le lave-vaisselle automatique, la calculatrice électrique, l’infographie et la télévision. Au centre de l’exposition s’élevaient le célèbre Trylon (obélisque à trois faces) et la Perisphere, un bâtiment en forme de globe de plus de 60 mètres. Dans cette structure de béton et d’acier conçue par les architectes Wallace Harrison et J. André Fouilhoux, les visiteurs ont pu voir un diorama intitulé Démocratie, créé par Henry Dreyfuss. Le jour de l’ouverture, en avril 1939, Franklin Roosevelt et Albert Einstein ont présenté des discours. L’exposition a attiré 45 millions de visiteurs. Westinghouse a commandité la pose d’une capsule témoin contenant un microfilm où ont été enregistrées des pièces d’art, de littérature et d’histoire ainsi que divers artefacts, dont un exemplaire du Life Magazine et un paquet de Camel. La capsule témoin, faite d’un alliage résistant à la corrosion, est toujours enfouie dans le sous-sol de Flushing Meadows. On prévoit qu’elle sera ouverte en l’an 6939, soit 5 000 ans après la tenue de l’exposition.
L’Exposition universelle du futur, nous le savons maintenant, équivalait plus ou moins à notre actuelle banlieue. Voici ce qu’en dit E.B. White décrivant sa visite au pavillon le plus populaire, le Futurama. Parrainé par General Motors et conçu par Albert Kahn et Norman Bel Geddes, ce bâtiment restitue la vision qu’on avait en 1960 de l’utopie urbaine – où tout le monde possède une automobile et où les routes sont larges et séduisantes :
La campagne se déploie devant vous avec un micro-charme qui a coûté 5 millions de dollars, conçu en mouvement et réalisé par Norman Bel Geddes. Le ton traduit un respect extrême, une foi religieuse totale dans les bienfaits éternels du voyage rapide. La route déroule son ruban de perfection dans toute l’Amérique fertile et rajeunie de 1960 – une vision du futur, le virage à gauche non obstrué, le passage à niveau disparu, la ville qui attire mais n’entrave rien, le millénaire du mouvement sans passion. Quand tombe la nuit sur l’exposition de General Motors, qu’on peut se détendre dans un confortable fauteuil (soi-même en mouvement et le monde immobile) et entendre (des profondeurs du fauteuil) la douce assurance électrique d’une vie meilleure – la vie reposant sur les roues – un doux et puissant poison pénètre le sang. Je ne souhaitais pas me réveiller.
Au moment où ferma l’exposition, en octobre 1940, tout le monde s’était réveillé. Plus tôt cet automne-là, la bataille d’Angleterre avait commencé, et les Londoniens s’abritaient sous terre. La Magna Carta est demeurée à Fort Knox, aux États-Unis, jusqu’en 1947, car on savait trop risqué de la retourner en Angleterre. Trois quarts de siècle plus tard, il est difficile de se projeter dans l’univers de l’Exposition universelle. Notre époque n’est pas très ouverte aux métarécits technocratiques qui promettent des progrès technologiques illimités, et lorsque nous regardons aujourd’hui des images – celles-ci sont du photographe new yorkais Frank Navara (1898-1986) – nous savons que ce qui a suivi, ce n’est pas le monde du futur, mais celui de la guerre.
Mais s’il est facile de rejeter l’Exposition universelle de 1939 car elle a été une fantaisie – par son imagerie et ses thèmes, le paternalisme des entreprises et la rhétorique nationaliste –, nous pouvons cependant nous demander comment les générations futures jugeront nos propres efforts en ce sens. Car il est difficile de résister au charme d’une vision grandiose et d’une interprétation spectaculaire. À preuve les récentes compétitions et expositions qui font appel à d’audacieuses idées sur la cité du futur et la prochaine génération d’infrastructure et sur la banlieue. Compte tenu de la méfiance politique répandue envers les travaux publics et les mégaprojets – et d’une privatisation devenue l’un des métarécits de notre époque – il est peu probable que le monde de demain, comme on le perçoit aujourd’hui, se réalisera dans un proche avenir. Mais au moins, ces métarécits constitueront d’extraordinaires archives de la façon dont notre époque percevait le futur.
Nancy Levinson était chercheuse en résidence ici en 2012.