C’était le futur

Tout dessin de conception architecturale constitue en soi une projection dans l’avenir, mais certaines projections dépassent leur contexte immédiat pour révéler quelque chose de plus vaste – et de particulièrement pertinent pour leur époque. Les courants d’angoisse ou d’optimisme qui traversent les moments présentés dans ce dossier sont certes identifiables, mais il ne faudrait pas se leurrer en pensant qu’ils sont familiers : il s’agit de futurs du passé, auxquels nous ne sommes jamais parvenus. Ils restent ainsi en suspens, révélant à notre esprit des axes possibles de compréhension des problématiques contemporaines.

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2017 : Merci pour la question, Larry

Réponse fictive à une question concrète, par Sean Lally

Sean Lally. Untitled Three, série EOS, 2014

« Si vous aviez 50 millions de dollars, à quoi les dépenseriez-vous? Dites-moi ce que nous devrions en faire. »
– Larry Page1

À quelques occasions, j’ai fait des demandes d’accréditation de presse pour tenter d’assister à ce genre de conférences, sans succès. Et par « ce genre de conférences », j’entends celles qui se définissent autant par le lieu où elles se déroulent (complexes privés, température agréable et prix élevés) que par la liste impressionnante de leurs participants. N’ayant participé à aucune, je ne savais pas s’il était même possible d’y interagir avec l’un ou l’autre de ces orateurs sans doute très bien payés. Après avoir fait jouer quelques connaissances, et avoir finalement gagné accès à l’un de ces événements, je peux vous affirmer qu’y dérober un peu de temps de qualité avec les invités n’est pas un problème.

Pour cette rencontre bien particulière, il n’y a pas de formulaire de demande d’accès presse en ligne. Le Science Foo Camp, ou Sci Foo pour les intimes (à ne pas confondre avec la chaîne de télévision Syfy, le groupe de musique les Foo Fighters, ou un film mis sur la glace intitulé Science Camp qui mettrait en vedette Pauly Shore), est une réunion privée tenue annuellement depuis 2006. Elle est très liée à Google et au Nature Publishing Group. C’est sur invitation seulement, avec une liste d’invités issus principalement du milieu des sciences et de la technologie. Ce qui rend la chose unique, probablement, c’est qu’aucun ordre du jour n’est déterminé avant l’arrivée de tous les participants, et qu’aucun conférencier n’est invité à participer plus d’une fois. Si j’étais un rien cynique, je dirais qu’il s’agit d’un groupe de discussion très bien nanti.

L’événement se veut spontané et informel, avec de nombreuses conversations entre groupes restreints de gens brillants. Et c’est plus ou moins ce à quoi j’assistais dès le début de la journée, dans un hall ouvrant sur une terrasse extérieure donnant elle-même sur une pelouse d’un vert improbable, sur le site du Googleplex à Mountain View, en Californie. On ne saurait dire que ces installations sont véritablement impressionnantes, si on les compare à la beauté de leur environnement. Il s’agit certes d’un lieu d’innovation, où l’on imagine et façonne différents gadgets, mais qui ressemble plus au Best Buy où ces derniers sont généralement vendus.

Comme je m’étais immiscé en tant qu’invité d’un invité, j’avais quelques hésitations à amorcer une conversation avec les personnes autour de moi. Je me suis dit qu’il serait plus judicieux de papillonner un peu, dans l’espoir de surprendre quelque chose d’intéressant.

Quoi qu’il en soit, l’événement était en marche, et j’en étais.

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Même si je m’étais informé sur le nom des participants et le détail de leurs réalisations, j’avais de la difficulté à associer les photographies de tous ces personnages avec les gens en chair et en os autour de moi. Visages vieillis, tailles et poids inattendus, tout cela rendait l’exercice d’identification incertain. Et c’est probablement parce que je ne savais pas trop qui formait le petit cercle à côté de moi que je m’y suis faufilé discrètement.

« Si vous aviez 50 millions de dollars, à quoi les dépenseriez-vous? Dites-moi ce que nous devrions en faire. »

Je venais manifestement d’atterrir au beau milieu d’une conversation, parce que la question semblait être moins spontanée qu’en réaction défensive à un commentaire que j’avais manqué. Je vous fais grâce des rouages mentaux que j’ai mis en branle, mais j’ai fini par identifier le type qui parlait comme étant Larry Page, cofondateur de Google et PDG de sa maison mère, Alphabet.

J’ai aussi rapidement compris que j’avais mal interprété la situation. Il s’agissait simplement de quelqu’un qui s’adressait de façon un peu théâtrale à un ami ou un collègue dans le groupe, pour divertir les quelques autres membres du groupe qui ne se connaissaient pas. Et ça a fonctionné.

En regardant dans le cercle, j’ai vu les sourires de celles et ceux qui, je l’imagine, s’étaient pendant des décennies totalement investis dans leur domaine de recherche et qui, sans l’ombre d’un doute, avaient une réponse à cette question, mais se gardaient bien d’y répondre. Peut-être la question était-elle à ce point directe que personne ne se sentait prêt à s’exprimer. Peut-être pensaient-ils aussi qu’il s’agissait d’une figure de rhétorique. Plus vraisemblablement, sans doute le café n’avait-il pas encore suffisamment infusé les petites cellules grises des uns et des autres.

Mais je crois que la réponse attendue était ce qu’on appelle un argumentaire éclair. Imaginez que vous vous retrouvez dans un ascenseur, par coïncidence ou par manigance, avec quelqu’un à qui vous voulez absolument parler, et que vous disposez de quinze secondes entre deux étages pour convaincre cette personne d’investir en vous et en vos idées. Mais ce n’est pas ce qui s’est passé dans ce cas-ci. Il n’y a eu qu’un silence un peu gênant.

Voilà ce qui m’a traversé l’esprit : Allez, tout le monde, quelle est la réponse? Allons-y! Tout ce dont je rêvais était en train de se produire, et ce, en à peine quinze minutes.

Mais je n’avais pas préparé d’argumentaire éclair. Je connaissais vaguement quelques tendances dans le monde techno en matière de questions d’environnement, comme les changements climatiques et les sources d’énergie alternatives. Tous ces gens étaient des sommités trônant dans les hautes sphères de leurs disciplines respectives. La plupart travaillaient dans les sciences ou le génie, mais pas nécessairement directement avec les nouvelles compagnies, ou « start-ups », généralement associées à la région de la baie de San Francisco. Certains œuvraient dans des laboratoires universitaires, d’autres dans de grandes ou « légèrement moins grandes » sociétés. Certains étaient même des auteurs traitant ou débattant de ces questions dans des revues et des livres.

La question posée par Larry aurait tout à fait pu servir de slogan à la conférence. C’était une question qui semblait vouloir dire simplement : « où Google devrait-elle investir ses milliards de dollars excédentaires pour anticiper la prochaine tendance qui point à l’horizon? » Et si cela était vrai dans un sens, je crois que le message était aussi le suivant : « nous, chez Google, avons les ressources pour nous attaquer aux grands problèmes du monde, et il y en a une pléthore, alors dites-moi ce sur quoi vous travaillez actuellement, et peut-être pourrons-nous peser de tout notre poids en faveur de vos efforts. ».

Il ne faisait aucun doute que toutes les personnes ici avaient une perspective globale, et les échanges cadraient parfaitement avec l’idée de faire une différence pour l’environnement (énergie propre, rayonnement ambiant, géoingénierie) ou d’anticiper les évolutions technologiques inéluctables (intelligence artificielle). Il s’agit d’excellentes réponses, et Larry avait l’air très attentif à ce qu’il entendait. Mais, sans surprise, le succès de chacune des propositions tenait à la résolution d’un problème technique : des moyens plus efficaces d’exploiter l’énergie solaire, une meilleure batterie d’accumulateurs pour stocker cette énergie, etc.

J’ai été piqué au vif. Pour être totalement honnête, mon intérêt à être présent ne résidait pas tant dans un appétit de connaître les solutions imaginées par les chefs de file de l’industrie à n’importe lequel de ces problèmes, que dans une curiosité de voir si la ligne de conduite de ceux-ci se modifiait de quelque façon que ce soit.

Je m’explique. Ce n’est pas d’hier que Google s’intéresse à la question des changements climatiques. En 2007, l’entreprise a créé RE<C, son service de R. et D., dans le but de lutter contre ce même problème. Le RE2 (grâce à l’utilisation de technologies de pointe non encore découvertes), les changements climatiques ne pourraient être totalement endigués. En réalité, l’essentiel du débat tournait autour de mesures incitatives pour que les industries abandonnent au profit de ressources renouvelables des infrastructures fonctionnant aux énergies fossiles dans lesquelles elles avaient investi des milliards. Et pour le moment, on est très loin du compte.

Cette conclusion à laquelle Google en était venue était brutale, et elle semblait traduire le constat que la technologie n’allait pas à elle seule régler tous nos problèmes. En fait, l’exercice montrait que même en unissant technologie, changements de politique et argent, on ne parviendrait pas à infléchir le cours des choses et à éviter des conséquences considérées comme inexorables.

Je me suis dit : Voyons où tout cela nous mène.

« Connaissez-vous Oliver Morton? Journaliste pour The Economist, il a écrit quelques livres, dont Eating the Sun et The Planet Remade », ai-je lancé.

J’ai eu un ou deux oui de la tête. Peut-être parce que ces gens avaient lu les livres ou, plus vraisemblablement, parce qu’ils me faisaient signe de poursuivre.

« En tout cas, ces livres sont plutôt bons. Ils vont au-delà des explications sommaires à propos de ces situations complexes. Mais ce que j’ai trouvé particulièrement intéressant est la distinction qu’il fait concernant les transitions énergétiques – je crois que c’est Arnulf Grubler qui a le premier formulé cette observation. Les transitions énergétiques prennent des décennies, voire un siècle, à se réaliser pleinement. Encore plus important, Grubler fait une distinction entre “attirer” et “pousser” ces transitions. Ce que je veux dire, c’est que si vous poussez les gens à faire la transition du charbon au pétrole simplement sur la base de considérations morales ou d’efficacité, vous allez vous heurter à une résistance, et la transition prendra plus de temps que si vous les attirez jusqu’à elle, en disant, par exemple : “Nous avons cette chose qui s’appelle une voiture et qui permet aux gens de se déplacer d’une façon qui est impossible avec un attelage et un cheval. Les voitures sont rapides, elles roulent sur les mêmes routes où passaient nos chevaux, et elles sont splendides! Il se trouve aussi qu’elles fonctionnent à l’essence, et qu’il va falloir faire une transition…” En somme : attirer par la demande et non pousser par l’offre. Ce que j’entends ici, à cette réunion, a beaucoup à voir avec l’idée de pousser. Avez-vous réfléchi au moyen de faire entrer les gens dans le XXIe siècle en ce qui a trait à la consommation d’énergie et les changements climatiques? Et pas juste en termes de sources potentielles d’énergie, mais également d’utilisations possibles de cette énergie? »

J’ai réalisé que je n’apportais finalement pas grande réponse. J’ai pris un temps de recul, qui m’a remis en tête que l’esprit de la conversation me commandait de proposer des solutions à ces questions, pas de pleurnicher sur nos problèmes. J’ai donc fait de mon mieux pour tourner mon commentaire en question dans l’espoir d’obtenir une réaction.

« Attirer l’influence… dans la gestion des attentes et des comportements? On dirait que vous voulez mener toute une expérimentation sociale », a répondu Larry. Il était tout sourire, ce que j’ai immédiatement attrapé par contagion. En fait, le sourire était maintenant sur tous les visages, m’invitant à poursuivre.

La situation ne m’était pas totalement étrangère. Combien de fois, en tant qu’architecte, nous arrive-t-il de parler à quelqu’un de périphérique à notre discipline (représentants de municipalités, dirigeants d’organismes sans but lucratif, conservateurs, etc.) pour nous apercevoir que notre raisonnement, en apparence clair, ne passe pas? Même chose ici. Je n’étais pas là pour livrer un « argumentaire ». Il avait posé une question directe, et je devais lui donner une réponse directe.

« Oui, ai-je dit. Mais je ne suis pas sûr que je le définirais de cette façon. »

Je savais, bien sûr, que Larry non plus, probablement; j’ai supposé qu’il voulait juste s’amuser un peu.

« Pour répondre à votre question – ce que je ferais avec 50 millions de dollars –, je crois que la réponse est l’éducation. Pas en termes de scolarité, de façon à ce que les gens en sachent plus sur la science et l’ingénierie influençant leur vie. Je parle plutôt de définir nos perspectives d’avenir, d’insuffler une forme d’inspiration à propos de ce à quoi nos environnements et styles de vie planétaires pourraient ressembler dans vingt-cinq à cinquante ans.

Ce que je dis, c’est que le réchauffement climatique, nos sources d’énergie – toutes ces questions –, doivent être traitées à des niveaux multiples. Les solutions technologiques sont l’un de ces niveaux, mais pas le seul. Se placer uniquement dans une perspective technologique donne l’impression que nous avons un problème qui peut être réglé. Et quand on croit qu’un problème peut être résolu, on présume que la solution va nous donner quelque chose qui ressemblera au monde que nous connaissions avant l’apparition du problème. »

« OK, a dit Larry. Mais vous n’avez toujours pas répondu à ma question. »

« Prenez les 50 millions de dollars et financez cinq cents projets conceptuels qui nous montrent un futur ayant intégré les bouleversements environnementaux et tout ce qui va avec (changement climatique, bio-ingénierie, nouvelles utilisations de l’énergie), puis présentez-les au grand public. Ces concepts pourraient se traduire par des espaces physiques à visiter, des histoires à lire, des films à voir. Je ne parle pas de mises en garde dystopiques ou de culpabilisations sur les leçons que nous aurions dû tirer du passé. Je parle de fournir des images qui vont stimuler les gens et les préparer pour l’avenir. Demain n’aura pas l’air d’aujourd’hui, et aussi longtemps que nous nous entêterons à juger de ses succès et ses attraits en pensant le contraire, nous serons forcément déçus. »

« Donnez-moi un exemple concret, quelque chose qui a été fait dans le passé », a-t-il répliqué.

« Vous devez faire intervenir les architectes, c’est là où j’en viens. Et non pas pour bâtir de nouvelles installations, mais pour travailler avec celles qui existent déjà, ai-je répliqué. Un bon exemple serait celui de l’architecte Cedric Price et du Fun Palace, un projet lancé avec la scénographe Joan Littlewood. C’était, au départ, un projet sans client ni site. Price a imbriqué toute une série de théories et de discours contemporains, notamment la cybernétique, la théorie de l’information, et même le théâtre, dans un espace public interactif. Il a collaboré avec des gens comme Gordon Pask et Norbert Wiener. Et bien que le projet n’ait jamais été construit, il a eu une influence immense sur le travail de nombreux architectes. Aucun doute non plus sur son importance dans les recherches de ses collaborateurs. C’est parce qu’il s’agissait de plus qu’un simple exercice conceptuel mentionné dans quelques publications sur l’architecture: on parle d’un projet qui s’est déroulé sur presque dix ans et qui a mobilisé non seulement une grande équipe multidisciplinaire, mais aussi des responsables politiques, des promoteurs et des financiers. Le Fun Palace a tiré notre profession vers l’avant, et a eu le même effet sur quiconque a pris le temps de comprendre ses finalités sociales.

Le travail de Norman Bel Geddes pour le pavillon General Motors à l’Exposition universelle de 1939 est un autre exemple. Bien sûr, il a eu cet effet dynamisant pour les voitures à essence et les routes asphaltées. Mais il racontait l’avenir, avec ses maquettes complètes de banlieues, d’autoroutes et d’échangeurs en trèfle, et il a profondément marqué les visiteurs de l’exposition.

Notre environnement en mutation et la crise des énergies propres ne sont pas des problématiques que l’on devrait encore présenter comme facilement “réglables”. Cette approche devient de plus en plus hypocrite. » Tout le monde me fixait du regard.

« Que ferions-nous si nous ne tentions pas de régler une situation difficile? Ne pas chercher de solution serait perçu comme de la négligence », a rétorqué Larry.

« Je comprends que, comme entreprise, vous devez faire attention à l’opinion publique et à la perception de ce que vous faites, ai-je poursuivi. Vous êtes probablement confronté à une fausse dichotomie : les gens voient les grandes entreprises comme faisant partie soit de la solution, soit du problème. Mais je pense que vous pourriez voir ma réponse comme un autre de ces niveaux dans un débat complexe qui a besoin de prendre un peu d’air. »

Larry a lentement tendu son café à la personne à sa droite et a joint ses mains. Il m’a regardé, calmement. Avec l’index et le pouce de sa main droite, il s’est pincé la peau entre son pouce et son index gauche, comme s’il serrait délicatement quelque chose à cet endroit précis.

Et en un instant, Larry était parti. Sans éclat, sans bruit : il n’était juste… plus là. Nous avons pu entendre sa voix derrière nous alors qu’il se joignait à la conversation d’un autre groupe à cinquante centimètres. « Si vous aviez 50 millions de dollars, à quoi les dépenseriez-vous? Dites-moi ce que nous devrions en faire. »

Google a de toute évidence quelques trucs dingues en réserve. Ceux qui restaient dans le cercle se regardaient les uns les autres, certains moins surpris que d’autres.

Tout ce que j’ai eu la présence d’esprit de dire, c’est : « À qui dois-je m’adresser au sujet de ces 50 millions de dollars? »


  1. Cette question a été entendue par hasard lors d’un événement Sci Foo par l’auteur David Biello. Citée dans David Biello, The Unnatural World: The Race to Remake Civilization in Earth’s Newest Age, New York, Scribner, 2016, p. 152. 

Établi à Chicago, Sean Lally est architecte et professeur associé à l’école d’architecture à la University of Illinois at Chicago. Il anime la baladodiffusion Night White Skies.

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