Charles-François Viel contre l’innovation
Texte de Paul Holmquist
Principes de l’ordonnance et de la construction des batimens (1797-1814), de l’architecte et théoricien français Charles-François Viel (1745-1819), est un traité sur la théorie et la pratique architecturales qui présente la tradition architecturale vitruvienne comme étant un savoir complet, autonome, qui, selon son auteur, pourrait incarner et exprimer la vie publique avec autorité après les transformations engendrées par la Révolution française. Les Principes, qui sont constitués d’une série de textes publiés individuellement à Paris de 1797 à 1814, paraissent à une époque où la théorie et la pratique architecturales traditionnelles sont remises en question par l’application de techniques modernes, d’expérimentations formelles et la rationalisation de nombreux aspects de la conception et la construction de bâtiments.
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Viel développe sa conception de la tradition architecturale dans les Principes à travers une critique soutenue et véhémente de l’innovation dans la pratique contemporaine de la génération des architectes « révolutionnaires » en France, illustrée par Étienne-Louis Boullée (1728-1799) et Claude-Nicolas Ledoux (1736-1806), ainsi que par leur prédécesseur Jacques-Germain Soufflot (1713-1780). Le traité, qui finira par compter cinq volumes, se compose d’essais polémiques et autres écrits de longueurs et formats divers, de rapports à des sociétés académiques et professionnelles, de notices historiques et nécrologiques, de réponses aux commentaires de son public et de descriptions et planches gravées du travail de Viel lui-même, surtout connu comme l’architecte de l’hôpital général de Paris. Si la pratique architecturale est au cœur de la théorie de Viel, les Principes sont destinés principalement aux étudiants et à des clients potentiels, particulièrement les nouveaux administrateurs municipaux chargés de la commande de bâtiments publics après la Révolution. Malgré l’importance de Viel dans les cercles professionnels et académiques, les Principes sont relativement peu connus, mis à part quelques essais controversés, surtout en comparaison avec les écrits de son frère, Jean-Louis Viel de Saint-Maux (né vers 1736), dont les Lettres d’architecture des anciens et celle des modernes (1787) lui seront longtemps attribuées par erreur.
Le traité de Viel n’a jamais été publié comme un tout, et ce sont plutôt des collectionneurs seuls qui assembleront les différentes parties pour arriver à la forme définitive. L’exemplaire du CCA est un rare recueil complet. Il appartenait à l’architecte Antoine-Laurent-Thomas Vaudoyer (1756-1846), ami proche et collègue de Viel, et relié en trois volumes avec d’autres publications du même auteur et de quelques architectes, ainsi que des manuscrits et des lettres de Viel. Bien qu’il soit considéré dans les milieux de l’enseignement traditionnel comme un conservateur, tant sur le plan architectural que politique, Viel joue un rôle, par sa critique de l’innovation, qui est essentiel à la compréhension des profondes mutations qui se produisent au début du XIXe siècle dans la théorie et la pratique architecturales. Il dénonce la fragmentation naissante de la discipline de l’architecture en domaines spécialisés, dont l’esthétique, le fonctionnalisme et la technique appliquée qui façonneront en fin de compte le cours de son développement vers la modernité.
Au début des Principes, on trouve l’éponyme Principes de l’ordonnance et de la construction des bâtimens (1797), dans lequel Viel soutient que l’architecture, dans sa tradition en tant que pratique, contient son propre savoir complet, qui se suffit à lui-même. Cette connaissance comprend tous les aspects de l’architecture, depuis le savoir technique de la construction jusqu’aux règles de la « convenance » — ou pertinence de la composition et de l’expression en fonction d’un client et de la finalité du bâtiment. Selon les « vrais » principes de l’architecture fondés sur la nature qui sont concrètement incarnés par les grands monuments de l’antiquité et de la Renaissance, ce savoir ne peut s’acquérir que par l’expérience et l’exemple. Bien qu’elle soit implicite dans les conventions historiques de l’acte de construire, la tradition architecturale exige néanmoins bon goût et imagination préalablement à toute nouvelle interprétation. Viel estime que ce n’est que grâce à sa tradition que l’architecture peut retrouver la beauté et la portée des chefs-d’œuvre canoniques, ainsi que l’adéquation entre ordres social et naturel dont ces derniers témoignent et qu’ils renforcent.
Dans l’essai Décadence de l’architecture à la fin du XVIIIe siècle (1800), Viel énonce avec force sa critique des novateurs qui affirment « qu’il faut se frayer de nouvelles routes » contre la tradition. Selon lui, la « décadence » de l’architecture dérive de la corruption du vrai goût précipitée par le rejet des ordres classiques et précédents canoniques, ainsi que de la destruction de l’unité intégrale et de l’autorité du savoir architectural obtenue en soumettant celui-ci à l’autorité de disciplines extérieures, notamment les mathématiques appliquées aux problèmes de la construction de bâtiments. Dans un passage célèbre, Viel dénonce un architecte non désigné, « trop célèbre » pour son « imagination vagabonde et déréglée », et un autre, pour « l’étendue de ses entreprises ruineuses », et il les accuse d’avoir, par leur esprit « capricieux », pris un ascendant sur les architectes contemporains et réalisé une « véritable révolution » dans l’ordonnance des bâtiments. Des notes manuscrites dans l’exemplaire du texte du CCA suggèrent qu’il s’agit peut-être de Boullée, ou de Charles de Wailly (1729-1798) et de Ledoux, respectivement. Viel critique également l’application des méthodes et des valeurs de la planification utilitaire telles que prônées par Jean- Nicolas-Louis Durand. Il affirme qu’elles substitueraient l’économie et l’efficacité des bonnes pratiques pour arriver aux fins mêmes de l’architecture, et réduiraient la création architecturale à un « véritable mécanisme ». Viel réserve sa détestation la plus soutenue à l’application de plus en plus grande des mathématiques aux problèmes de construction, ce qu’il considère comme une contradiction directe des leçons de solidité et de durabilité incarnée dans les monuments historiques, notamment dans son essai De l’impuissance des mathématiques pour assurer la solidité des batimens et recherches sur la construction des ponts (1805). Il se sert du défaut structurel de l’église Sainte-Geneviève, de Soufflot, qui deviendra le Panthéon en 1791, comme cas d’espèce dans De la solidité des batimens, puisée dans les proportions des ordres d’architecture (1806) et dans d’autres textes des Principes.
Viel croit que l’unité intégrale du savoir traditionnel de l’architecture est représentée par les trois principaux ordres classiques de l’architecture, qui, comme il l’écrit, ont été inventés par les Grecs et perfectionnés par les Romains. Ces ordres incarnent la « grammaire universelle » de la proportionnalité naturelle qui gouverne l’interrelation essentielle de la beauté et de la solidité exigée pour une « convenance » appropriée. En tant que types inséparables de leurs manifestations concrètes dans des bâtiments particuliers, les ordres régissent la réalisation du bâtiment dans son ensemble, de la composition au plan et de sa masse à son caractère expressif, en fonction de sa finalité prévue. Ce n’est que grâce à la connaissance profonde que l’architecte a des ordres, de leur interprétation et de leur utilisation raffinées et judicieuses, que les monuments publics peuvent incarner avec « justesse » — ou précision appropriée — les institutions fondamentales de la vie publique dans le prolongement de la convention historique et en accord avec la nature. Viel croit par conséquent que les distorsions de la proportionnalité traditionnelle — dues à la « corruption du goût », aux objectifs de la planification utilitaire ou à l’application de proportions dérivées des abstractions de la statique — sont fatales pour l’architecture en tant que pratique complète et faisant autorité.
Malgré sa critique de l’innovation, Viel estime que l’architecture saura récupérer son propre savoir traditionnel grâce à une étude renouvelée de ses grands monuments, et pourra ainsi répondre aux nouveaux programmes et fonctions en réinterprétant son histoire conformément à une conception de la nature qui, si elle n’est plus transcendante, peut toujours constituer une source d’ordre, de beauté et d’émerveillement. Cet optimisme est patent dans Projet d’un monument consacré à l’histoire naturelle (1776), proposition de Viel pour le jardin du Roi et son célèbre cabinet de spécimens animaliers, botaniques et minéraux. Le monument, dédié au naturaliste Buffon, pendant longtemps intendant du jardin, est qualifié par Viel de vaste « temple » de « nature vivante et nature morte » pour l’avancement public de l’art et des sciences naturelles. Conformément à la théorie de Viel de Saint-Maux, frère de Viel et collaborateur probable au projet, la vision de l’architecture comme lieu poétique de notre compréhension du cosmos est présentée dans une coupe-élévation spectaculaire, où la ligne de coupe relie une grotte souterraine menant à une ménagerie et l’amphithéâtre destiné à l’enseignement dans l’aile accueillant les savants résidents. En associant ces lieux emblématiques de la création et de la représentation, Viel réaffirme l’importance de la tradition comme fondement essentiel du savoir et du progrès, ainsi que le rôle de l’architecture dans l’incarnation et l’expression culturelle de cette relation grâce à la connaissance et l’autorité de sa propre tradition.
Paul Holmquist était ici en 2010 dans le cadre du Programme de subventions de recherche.