Comment imaginer « la ville Bruce Lee »?
Texte de Geoff Manaugh
L’avenir de la guerre et la ville indirecte
En 1564, l’urbaniste, archéologue, théoricien de la guerre, mathématicien et écrivain toscan Girolamo Maggi publie un ouvrage sur l’urbanisme militaire, Della fortificatione delle città, écrit avec son collègue, Giacomo Fusto Castriotto. Ce livre, qui porte sur la fortification des villes, consacre plusieurs passages à ce qu’il convient d’appeler la fortification indirecte ou légère, cette façon de protéger la population des villes des attaques non par le recours à des murs épais, des citadelles intérieures ou des bastions armés – bien que le livre soit, bien sûr, rempli d’exemples de telles choses –, mais grâce à un enchevêtrement de rues.
On pourrait privilégier les rues indirectes et les voies piétonnières étroites, selon Castriotto et Maggi, comme vecteurs de désorientation, menant un envahisseur partout sauf là où il veut aller. C’est une sorte de judo urbain, ou la ville comme art martial.
La ville elle-même pourrait se faire arme; en d’autres mots, sa disposition se muerait en stratégie militaire : la vitesse à laquelle l’ennemi progresse se transformerait éventuellement en piège, il se perdrait, incapable de revenir sur ses pas, vulnérable et fatalement exposé.
Le CCA a exposé un grand nombre des manuscrits de sa collection portant sur les fortifications urbaines il y a dix-sept ans, sous le titre La géométrie de la fortification : traités et manuels, 1500-1800. Dans le livret d’accompagnement, le commissaire et ex-historiographe du CCA, Michael J. Lewis, décrit la complexification géométrique qu’entreprennent les villes de la Renaissance au nom de l’autoprotection (L’architecture et la crise de la science moderne, d’Alberto Pérez-Gómez, comprend également un très long historique du même matériel et mérite qu’on lui consacre une lecture en profondeur). Un déséquilibre en mutation constante du pouvoir entre les constructeurs de murs et les envahisseurs mène à de nouvelles spatialisations de la métropole. Que la cause en soit l’invention de la poudre à canon, les assauts de masse ou l’avènement de nouvelles techniques de construction, le paysage urbain est sans cesse reformaté en fonction des armes qui peuvent être utilisées contre lui.
Bien sûr cette histoire sera très familière à la plupart des lecteurs, aussi ne la répéterai-je pas ici; j’aimerais toutefois insister sur l’idée du renoncement à la masse – les murs épais – au profit de la complexité au nom de la désorientation stratégique. Il y a des histoires bien connues, par exemple ces villages côtiers d’Angleterre qui, au cours de la Deuxième Guerre mondiale, avaient retiré leurs panneaux routiers et plaques de rues pour nuire à la navigation logique d’envahisseurs allemands, allant jusqu’à ériger de faux panneaux pour amener les parachutistes nazis perdus à emprunter la mauvaise direction.
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Mais si l’on peut comparer les villes de la Renaissance bien fortifiées, à ce titre, à quelque chose qui se rapproche du Hummer de l’urbanisme militaire, qu’en est-il de la ville à la Bruce Lee ? Une ville sans superflu, même physiquement décevante, mais génialement rapide et très souple ? Quelle est cette ville qui n’a pas besoin de murs défensifs du tout ?
Les réponses à cette question sont nombreuses, toutes intéressantes à discuter, mais je suis surtout frappé par la possibilité que le récent phénomène qualifié de ville férale soit, dans un sens, l’anti-forteresse dans ce sens spatial précis.
Dans un article écrit en 2003 pour la Naval War College Review, l’auteur Richard J. Norton décrit la ville férale « comme une grande métropole couvrant des centaines de kilomètres carrés. Naguère composante vitale dans une économie nationale, cet environnement urbain tentaculaire est maintenant une vaste collection de bâtiments en ruine, une immense boîte de Pétri de maladies anciennes et modernes, un territoire où la primauté du droit a depuis longtemps été remplacée par une quasi-anarchie dans laquelle la seule sécurité possible est celle que l’on obtient par la force brute. » Du point de vue d’un planificateur de guerre ou d’un soldat, comme l’explique Norton, la ville férale est spatialement impénétrable; c’est un labyrinthe résistant à la cartographie aérienne et beaucoup trop dangereux pour être exploré à pied. En fait, ses « bâtiments, ses autres structures et ses espaces souterrains offriraient une protection presque parfaite contre les capteurs aériens, qu’il s’agisse de satellites ou de véhicules aériens sans équipage », comme l’écrit Norton, créant, de ce fait, un environnement où les soldats sont aussi susceptibles de mourir de rage, de tétanos et d’attaques de chiens sauvages que dans un combat armé.
Ce qui m’amène à me demander à quoi ressemblerait une documentation sur la défense au XXIe siècle dans la ville férale – de barricades temporaires à des bidonvilles à la cartographie incohérente où se vivent des formes limitées de micro-souveraineté. Si la ville férale est un lieu sans murs extérieurs mais à l’intérieur infini – des suites sans fin d’architecture oblique et de rues indirectes – alors sa capacité à se défendre vient précisément du fait qu’elle laisse entrer les envahisseurs et les désoriente, et non du fait de les garder à l’extérieur.
Alors, si une ville supprime entièrement tout mur défensif, de quelles stratégies spatiales dispose-t-elle pour se protéger ? Une ville peut-elle délibérément choisir de devenir férale dans un but préventif d’auto-défense ? Si oui, quelles sont les étapes architecturales à franchir pour y arriver? Empruntant à Archigram, ou peut-être même à Cisco, on peut qualifier la chose de ville insurgée instantanée avec ses propres pratiques infrastructurelles, concepteurs solitaires et anti-architectes.
Alors, comment codifier la pratique architecturale de « féralisation urbaine », et quelles leçons architecturales pourraient être tirées, le cas échéant?
Michael J. Lewis, dans sa description des traités présentés au CCA il y a près de vingt ans dans le cadre de La géométrie de la fortification, traite de « littérature sur la fortification », incluant les pratiques d’édition particulières à ce champ d’études hautement secret, à l’époque. Manuscrits distribués sous le manteau, réflexions essayistiques partielles, et même bouche-à-oreille ne se sont que graduellement agrégés en des récits aboutis; ce n’est qu’à partir de ce moment qu’ils ont pour vocation de communiquer des connaissances militaires précises, souvent de premières mains, de la ville assiégée à quiconque désireux de les connaître, roi, profane, général ennemi (en réalité, l’essentiel de la littérature sur les fortifications a fini par former le noyau d’un domaine émergent connu sous le nom d’urbanisme).
Existera-t-il, dans 50, 100 ou même 500 ans, une littérature sur la défense de la ville férale, sa description méthodique, les techniques utilisées pour sa protection (ou sa destruction) et sa logique urbaine (ou son absence de logique)? Même sur le simple plan de la forme urbaine, ce serait une étude fascinante que de passer des rues indirectes de Castriotto et Maggi aux villes entières devenues sauvages au nom de la résistance à toute intervention extérieure.
Geoff Manaugh était au CCA en 2010 à titre de chercheur invité.