Les Internets passés
Texte de Evgeny Morozov
En mars 2000, Bill Clinton, parlant de la Chine, a eu cette réflexion célèbre selon laquelle essayer de censurer Internet revenait à tenter de clouer de la Jell-O au mur. Bien entendu, il a été totalement contredit par l’action du gouvernement chinois visant non seulement à restreindre les activités des entreprises technologiques américaines, mais aussi à créer son propre Internet. Ce qui était pour le moins inattendu puisque, au lieu d’accepter l’idée que l’Internet, comme le capitalisme, vient plus ou moins comme un tout, qu’on est libre de rejeter ou d’accepter (logique dominante dans le milieu au cours des années 1990), les Chinois ont suivi une logique vraiment particulière. Non seulement ont-ils rejeté l’idée que le capitalisme ne pouvait pas avoir des caractéristiques chinoises (ou le communisme, selon votre propre perception de la situation actuelle dans ce pays), mais ils ont également balayé du revers de la main toute prétention selon laquelle Internet ne pouvait avoir des particularités propres.
L’idée que vous puissiez, d’une manière ou d’une autre, avoir une perspective différente de celle faisant consensus sur la nature même d’Internet et mettre sur pied votre mini-Internet n’était sans doute pas nouvelle pour quiconque s’est intéressé au fonctionnement des réseaux dans les années 1970, mais elle semblait à beaucoup d’entre nous comme sortie de nulle part dans le contexte des années 2000. On ne s’imagine pas le nombre de gens qui ont écrit, il y a dix ans de cela, éditoriaux et tribunes annonçant que les Chinois, en contrôlant l’Internet, étaient sur le point de se mettre en marge de l’économie mondiale. Bannir Google et autre Facebook revenait forcément à aller à l’encontre de leur propre intérêt. Ils régresseraient dans le temps, quoi.
Aujourd’hui, une décennie plus tard, on voit bien que l’idée derrière l’Internet chinois, qui est si singulier, n’est pas celle d’un non-Internet. On y trouve des moteurs de recherche, des réseaux sociaux, des systèmes de paiement, du clavardage. Tous ces services, bien sûr, sont fournis selon un modèle bien différent de celui duquel la plupart d’entre nous dépendent en Europe occidentale et en Amérique du Nord. Néanmoins, le fait est qu’ils y ont accès, et qu’ils sont le seul pays jusqu’à présent qui possède une industrie Internet nationale qui non seulement concurrence celle des États-Unis, mais rivalise aussi avec elle. Leurs entreprises technologiques (Alibaba, Tencent, Baidu, JD.com) ont à peu près la même taille que leurs homologues Google, Facebook et Microsoft. Avec dix ou quinze ans de recul, on est à même de constater que l’Internet chinois est toujours une réalité, et qu’en plus son concept est sans doute plus solide que celui de l’Internet mondial que tous appelaient la Chine à ne pas rejeter.
La raison pour laquelle je vous donne cet exemple est que si vous vous donnez la peine de creuser un peu dans l’histoire des années 1960 et 1970, vous vous apercevrez que de nombreux pays étaient plutôt préoccupés par la dépendance de plus en plus forte de leur économie aux entreprises et fournisseurs étrangers de technologies. Et ce, parce qu’ils comprenaient que l’informatisation et la numérisation de leur économie signifiaient également, en bout de compte, être tributaires des services d’entreprises qu’ils ne contrôlaient pas et, partant, devenir dépendants d’autres pays. Ceci est devenu une évidence pour nombre de pays du monde en voie de développement, appartenant à ce qu’on appelle le mouvement des non-alignés ou le Groupe des 77, qui essayaient de bâtir ce qu’on qualifiait alors de « Nouvel ordre mondial de l’information et de la communication ». Il s’agissait pour l’essentiel d’une tentative au sein des Nations Unies de résister à l’idée que l’information pourrait circuler librement à travers les frontières sans que ces pays n’aient la possibilité d’empêcher les entreprises étrangères (en grande partie américaines) de s’implanter, d’extraire n’importe quelle donnée produite et de l’envoyer ailleurs, ou encore de proposer leurs services sur place en faisant en sorte de bloquer toute expansion de l’industrie locale.
Le Canada était en fait à l’avant-garde dans ce combat. Le Conseil des sciences a publié rapports après rapports, plaidant en faveur de ce qu’on appelait alors la souveraineté technologique. L’argument était que si vous ne contrôlez pas votre propre industrie technologique, vos réseaux et vos banques de données, vous finiriez par perdre tout pouvoir sur eux et être livrés pieds et poings liés aux sociétés américaines. Cette vision et cette critique ont, comme on le sait, fait long feu, vaincues principalement par les cercles de réflexion néolibéraux.
Un des rapports du Conseil des sciences, Un réseau transcanadien de téléinformatique, qui recommande en 1971 de créer au Canada quelque chose qui ressemble étrangement à ce qu’est pour nous Internet aujourd’hui, prévient : « Notre passivité permettrait l’envahissement du marché canadien par les services de calcul et d’informatique américains, grâce aux embranchements des réseaux américains de téléinformatique. Cette perspective est tout à fait inacceptable des points de vue économique et social ». Et l’argumentaire se poursuit dans la même veine… Pour résumer, on peut dire qu’il s’agit de voir comment on peut connecter entre elles toutes les parties de la société, tous les domaines de l’économie, d’une manière qui soit équitable, juste, transparente, et sur laquelle la société exerce au moins un minimum de contrôle.
En France, certains de ces efforts ont porté des fruits d’une façon quelque peu étrange, technocratique et toute pyramidale. Le Minitel – en rien comparable avec l’Internet, et qui a fini par disparaître – a été conçu comme un réseau local, national, satisfaisant les besoins des citoyens français, le tout sous le contrôle d’un État des plus technocratiques.
La plupart des visions nées ailleurs qu’en France n’ont rien donné. Néanmoins, si vous analysez des rapports comme celui que je viens de mentionner, vous vous apercevrez qu’il n’y a nulle part trace de noosphère, de cyberespace, de concepts que je qualifierais d’essentiellement idéationnels, ce qui peut sembler passablement tautologique, mais on y retrouve un langage économique et géopolitique qui sous-tend la plupart de ces débats. L’idée de division, dans beaucoup de ces rapports, tant de pays en développement que d’autres comme le Canada, est assez claire. Il se passe quelque chose de structurel au niveau de l’économie, il existe un nouveau type de pouvoir qui prend sa source dans les réseaux et les données technologiques, et nous sommes en train de perdre ce pouvoir. Ce langage disparaît graduellement de notre approche à la technologie, aux réseaux et aux données, de telle sorte qu’au début des années 1990 la perspective qui s’impose et devient hégémonique dans la manière de penser la technologie est celle qui est alimentée par cette image et cet imaginaire, ceux de l’Internet.
Les préoccupations deviennent plutôt pragmatiques, presque formalistes. Même si l’on discute beaucoup de questions ouvertement et explicitement politiques concernant la réforme du droit d’auteur ou la surveillance, le sujet est de plus en plus déconnecté des notions de commerce, d’économie politique et de développement industriel, un vocabulaire pourtant encore utilisé par la plupart des personnes qui s’intéressaient à ce dossier dans les années 1970. Le débat se tourne plutôt vers les normes juridiques, sur la nécessité d’encourager et de promouvoir l’innovation; de plus, il est de plus en plus centré sur les besoins des institutions américaines. C’est pourquoi nous avons passé tellement de temps dans les années 1990 à discuter de liberté d’expression sur l’Internet et des droits constitutionnels liés à celle-ci, et ainsi de suite : en partie parce que cela reflète le statut hégémonique des États-Unis dans le monde.
À l’heure actuelle, on peut constater comment ce discours sur Internet débouche sur une conception très différente de la nature des politiques envisageables et de celles qui devraient encadrer la technologie. Et cela m’amène au cœur de mon propos, qui est que cet imaginaire de l’Internet formate sensiblement les causes en faveur desquelles nous nous engageons. Si vous prenez, par exemple, la bataille autour de la neutralité de la Toile aux États-Unis, vous voyez comment dans ce concept même de « neutralité » celui de l’Internet est déjà intégré. Mais on constate aussi que plusieurs des autres questions que j’ai soulignées à propos de ce débat sur Internet sont également bien là.
D’une certaine façon, l’idée derrière la neutralité du Web est assez évidente et simple, et ne nécessite pas pléthore de justifications. Il s’agit du principe selon lequel les exploitants de réseau ne devraient pas faire de discrimination entre différents types de contenus découlant de différentes activités menées par les utilisateurs de ces plateformes. Que je regarde un film éminemment pédagogique ou que je télécharge de la pornographie, je devrais pouvoir le faire à la même vitesse. Si vous vous intéressez de plus près à ce combat politique et au concept qui le nourrit, vous constaterez qu’il porte en lui-même certains principes bien précis sur le mode de fonctionnement du monde. L’un d’eux, implicite, est que les télécommunications sont par défaut privatisées, donc au départ dans les mains d’entreprises privées qui vont simplement les gérer, et qu’on ne peut remettre en cause l’économie politique de la propriété de nos télécommunications ou de celle des données qu’elles génèrent. Le seul débat qui nous reste est celui sur les déviances par rapport au comportement idéal que nous souhaitons mettre de l’avant. Nous pouvons imposer des règles sur ce que ces entreprises peuvent ou ne peuvent pas faire, mais pas question de discuter de possibles organisations alternatives de la société et des télécommunications. Pas vrai? Voilà quelque chose qui passe clairement sous le radar dans ce concept.
Le second problème est que pour bien des gens qui se rangent eux-mêmes au nombre des forces progressistes, la neutralité d’internet devient un cri de ralliement. Ils la soutiennent, l’appuient et la cautionnent, mais ce n’est plus parce qu’ils veulent créer une société juste, fondée sur la solidarité, sur le respect. C’est plutôt parce qu’ils sont convaincus que cette neutralité est le meilleur moyen de favoriser l’innovation, et c’est ce qui nous permettra de créer encore plus d’applis encore plus performantes, et c’est comme ça que nous allons restreindre les pouvoirs des prétendus fournisseurs de services de télécommunications ayant pignon sur rue.
Mais le problème est que vous ne voulez pas nécessairement garantir la neutralité de vos plateformes si vous souhaitez corriger certaines défaillances dans la manière dont la société est structurée. Nous n’avons pas de régime fiscal neutre, n’est-ce pas? Nous avons plutôt des mécanismes modulés et non neutres en vertu desquels le pouvoir est régulé et s’exerce. Pour être honnête, je ne vois rien de mal à ce que Goldman Sachs ait une connexion Internet plus lente qu’un orphelinat ou une université. Pas plus que je ne vois de problème à ce que la connexion soit moins performante sur un terminal de Bloomberg que sur celui d’une bibliothèque.
Le postulat voulant que la neutralité de la Toile soit un impératif parce que c’est un gage d’innovation revient d’une certaine façon à accepter tacitement la fin de la politique au sens large. Nous ne faisons même plus mine d’envisager comment certains idéaux peuvent être atteints; nous tentons juste plus ou moins d’améliorer le fonctionnement du capitalisme. Et comment y parvient-on? En créant des environnements et des conditions propices à l’accélération et à la croissance de l’innovation. On voit bien comment cette idée de l’Internet et de la nécessité de préserver sa neutralité accentue plusieurs tendances potentiellement dangereuses dans la société.
Et l’on s’aperçoit que notre lecture de l’histoire d’Internet nous amène à un programme normatif pour l’avenir; selon ce que sera la version de cette histoire mise de l’avant, elle déterminera de quoi seront faits le futur et les combats que nous y mènerons.
Une alternative, un moyen d’avancer autrement selon moi, ne nous condamne pas à devoir fouiller dans les archives à la recherche du premier usage répertorié des termes « Internet » ou « cyberespace » afin de pouvoir raconter une histoire encore plus véridique, une représentation plus fidèle de ce qu’est ou a été l’Internet, de ce qu’il est censé être et de quoi son avenir sera fait. Il nous faudrait plutôt, probablement, revenir à une forme antérieure de discours sur la technologie qui, comme je l’ai abordé, a existé ici au Canada, en partie grâce à des rapports comme Un réseau transcanadien de téléinformatique. Cela signifierait ramener les questions de commerce (le commerce mondial, en particulier) sur le devant de la scène. Et également les questions d’économie politique. Et il nous faudrait nous mettre à penser un peu plus activement au rôle des entreprises dans le jeu politique; pas aux entreprises technologiques comme des équivalents numériques de Human Rights Watch et Amnistie Internationale, mais comme de puissants acteurs commerciaux ayant leurs propres priorités, leurs propres lobbyistes, leurs propres besoins.
Pour ce faire, il nous faudra nous éloigner radicalement d’une perception du monde vue sous l’angle d’Internet, pour pouvoir toucher du doigt certains des facteurs principaux qui ont contribué à son développement. Il nous faudra percevoir le monde selon un autre point de vue, celui par exemple des intérêts des citoyens, des travailleurs, d’autrui, selon le point de vue que vous voulez choisir. Il y a de nombreuses problématiques auxquelles nous devons absolument nous attaquer, ce qui sera impossible si nous persistons à fonctionner dans le type de cadre de pensée qui a donné des concepts comme la neutralité de la Toile. Parce que le seul paradigme émergeant de ce cadre relève du toujours plus d’algorithmes éthiques, de protection des données, de règles à suivre pour des entreprises censées être éternelles et qu’on ne peut remettre en cause. Il n’y a pas de remise en question de l’économie politique des algorithmes, de l’intelligence artificielle ou toute autre chose du genre. Le seul questionnement concerne les règles éthiques susceptibles de les chapeauter.
Et c’est là que je crois que l’Internet – on pourrait peut-être aussi dire le capitalisme, le néolibéralisme – a réussi son plus grand coup : faire croire à la plupart d’entre nous qu’aller à l’encontre d’Internet, c’est être antimoderne et technophobe. Si vous ouvrez n’importe quel journal ou écoutez n’importe quel programme télé populaire, voilà le discours ambiant quand quelqu’un semble aller à l’encontre d’Internet. Mais avec cette alternative, une conception post-Internet que j’ai essayé de décrire ici, être anti-Internet n’a pas du tout cette signification.
Le rapport Un réseau transcanadien de téléinformatique ne semble pas être contre la modernité. En fait, il est hypermoderne. On y parle de bâtir des réseaux, de tout interconnecter. Il n’est pas non plus hostile à la technologie. Or, j’objecterais qu’il n’est aussi pas vraiment pro-Internet. C’est un schéma de pensée qui fait que le terme anti-Internet, tel qu’il est utilisé aujourd’hui, signifie complètement autre chose. Les rapports comme celui-ci peuvent sans doute être qualifiés d’anti-impérialisme, anti-capitalisme, anti-néolibéralisme, ou d’autre chose encore. Mais ça n’a pas grand-chose à voir avec la modernité ou la technologie, et c’est là que je pense que, d’une certaine façon, le concept et l’idée de l’Internet travaillent beaucoup gratuitement, notamment en publicité et lobbying, pour de nombreuses entreprises de la Silicon Valley et d’ailleurs. Car ils nous privent d’un cadre conceptuel pour voir ces entreprises pour ce qu’elles sont vraiment, et non pas comme des bâtisseuses généreuses de cette infrastructure la plus remarquable de l’humanité qui va mener à la création d’un village mondial.
C’est en refusant de nous laisser déposséder de tout mécanisme conceptuel que nous pouvons, à mon avis, élaborer une politique alternative. Le véritable but, ici, selon moi, devrait être de mettre de côté cette idée qu’être anti-Internet, c’est forcément être anti-modernité et anti-technologie. Nous devrions nous placer sur un autre terrain où en fait nous oublierions l’idée d’Internet, parce que je doute que nous pourrons gagner ce combat et réimposer une approche plus politique qui aurait du mordant pour se battre contre cette grosse industrie techno en la prenant pour ce qu’elle est : un ensemble d’acteurs politiques puissants avec une armée de lobbyistes, le bras long et de nombreux intérêts qui peuvent certes produire à court terme quelques bienfaits pour nombre d’entre nous, mais dont les coûts à long terme seront exorbitants.
Je crois qu’il nous faut mettre en œuvre un raisonnement plus robuste, ce qui ne peut que s’avérer très compliqué si nous nous en tenons à l’idée, à la notion et au vocabulaire conceptuel d’Internet. L’aspect positif est que les changements intervenus sur les plans technologique et structurel dans la dernière décennie me laissent entrevoir que le concept d’Internet est moins dominant qu’il l’a déjà été. Avec nos villes, nos maisons et jusqu’à nos matelas qui deviennent « intelligents », le discours ambiant ne tourne plus autour de l’existence du cyberespace ou d’Internet. En fait, alors que tout dans nos vies devient numérique, ce discours sur le quotidien finit par couvrir celui sur l’Internet, tout en marquant d’une très profonde empreinte le cadre conceptuel dont nous nous servons pour organiser notre réplique.
Ainsi, il ne faut pas prendre la disparition du terme Internet de notre vocabulaire conceptuel pour une victoire. Dans les faits, il ne suffit pas d’oublier l’Internet. Nous devons aussi oublier toutes les stratégies et batailles qu’il a introduites dans notre vocabulaire politique. Et c’est là, il me semble, qu’un peu d’histoire ne nuirait pas. Si écrire une histoire d’Internet ne serait pas d’une grande utilité selon moi, écrire une histoire de notre manière de parler de l’Internet serait probablement plus constructif. Cela ne signifie pas que nous ne devrions pas écrire des histoires présentant des initiatives en faveur de voies alternatives finalement jamais empruntées et de langages alternatifs dont on s’est servis. Tout cela a aussi sa pertinence, bien sûr, mais il est primordial de bien prendre la mesure du résidu conceptuel laissé dans nos combats politiques par ce mot, « Internet ».
Evgeny Morozov est un théoricien et un critique de la technologie. Cet article est adapté d’un discours qu’il a prononcé au CCA en décembre 2017 dans le cadre de Venez oublier, une série d’effacements historiques spéculatifs. Vous pouvez regarder toute la conférence sur notre chaîne YouTube.